Samedi 29 novembre, veille du premier dimanche de l’Avent. Je me lève à six heures pour me remettre en tête ce que je vais faire avec les enfants ce matin lors de la première réunion d’éveil à la foi. L’an passé, j’avais servi d’assistante à une amie, maman de trois également, et nous avions travaillé à partir des cinq sens. Cette année, le diocèse d’Orléans propose d’aborder cet éveil par le biais de la prière avec les enfants du monde. Lors de la réunion de rentrée, il n’y avait personne pour prendre la suite de cette amie, alors je me suis proposée. J’ai demandé à notre aînée de m’aider tandis que Victoire, elle, sera à la piscine. Agé de sept ans depuis peu, Louis est encore concerné par cet éveil. Je le sentais assez peu disposé à venir.
Ar-Men est dans la nuit. Cela devient un peu difficile de s’extraire du lit chaud. Je me dirige à tâtons vers la salle de bains. J’enfile ma tenue de cycliste hivernale et monte dans mon bureau pour relire ce que j’ai préparé. Ensuite, je charge dans la voiture tout ce qui va servir à animer cette mâtinée : un globe terrestre qui s’éclaire, une grande carte envoyée par médecins sans frontières, une Bible illustrée par des enfants que j’ai reçue en cadeau quand j’étais une petite fille, de grands coussins, des bougeoirs, un vase avec des fleurs que j’irai cueillir tout à l’heure avec Fantôme, des écorces d’arbre, de la laine bleue avec des fils dorés pour symboliser l’Europe, des coquillages, des coloriages, des feuilles, des tampons encreurs, un composteur, et tout un assortiment de crayons de couleur, feutres, ciseaux et colles. Je n’oublie pas les clémentines corses que j’offrirai aux enfants à la fin de la réunion en leur rappelant, qu’à une autre époque, les enfants étaient tout heureux d’avoir une orange à Noël.
La voiture est pleine. Je monte sur mon vélo dont la scelle Brooks en cuir, datant de notre tour de l’île du Sud de la Nouvelle-Zélande, assure un confort à toute épreuve. Je referme derrière moi le portillon en bois vert. Fantôme s’élance vers le chemin. Je veille à ne pas glisser dans les descentes boueuses. Cela m’est déjà arrivé ! J’avais été tellement surprise de me retrouver par terre dans la gadoue et les orties, que je ne m’étais pas rendue compte que je m’étais pas mal amochée l’épaule. Quand Fantôme passe à ma hauteur et me double, ses pattes arrières projettent des éclats de boue sur mon visage ! Les chemins que nous empruntons sont tapissés de feuilles d’automne. Cela sent l’humus. Quelques champignons poussent leur chapeau humide en direction du ciel. Fantôme et moi voyons passer les croupes blanches des cervidés. Les gouttes de pluie font scintiller les arbustes. La nature n’a pas besoin d’artifice. Par essence, elle est belle !
Ce samedi, le lever de soleil est splendide. Le ciel passe du mauve au rose et les silhouettes des arbres se découpent en ombres chinoises. J’aime ces moments. Je ne m’en lasse pas même si les températures commencent enfin à chuter et que le vent frais rosit le nez, les joues et le bout des doigts. Souvent, j’écoute le second mouvement du concerto numéro 21 de Mozart interprété par Murray Perahia ou Hélène Grimaud. Je ressens une sorte de béatitude profonde.
Fantôme et moi rentrons à la maison. J’ai ramassé quelques branches d’un arbuste qui fait de jolies clochettes roses au cœur orangé. Vite, une douche, d’autres vêtements. Le programme a changé. Céleste va à la piscine pour les jeux qui marquent la fin du premier trimestre et c’est Victoire qui sera mon assistante. Quant à Louis, il se refuse à venir. Même si je suis un peu triste je ne l’y oblige pas. Ce n’est pas ma vision de la foi. Il n’a que sept ans. Il viendra une prochaine fois. Avec Victoire, nous passons au presbytère chercher les clés de la salle paroissiale. Le père est là, toujours souriant et chaleureux. Le soleil inonde les deux pièces de la salle paroissiale. Il fait très bon. Victoire pousse les tables. Nous déroulons de grands bouts de moquette élimée, installons les coussins, dressons une sorte de petit autel couvert d’une nappe antillaise. Nous y disposons la Bible ouverte sur un dessin montrant le baptême de Jésus. Nous posons le vase et les bougeoires entourés de coquillages ramassés sur la grande plage de l’île-Tudy à la Toussaint.
Victoire accroche la carte du monde sur un mur. Je mets le globe par terre de manière à ce que les enfants puissent le manipuler. Dans l’autre salle, nous installons sur les tables les coloriages et tout le matériel qui servira à « customiser » le sac de voyage et à décorer son titre de transport. Les enfants arrivent. Ils sont une petite douzaine. Je reconnais des parents et des enfants. Ils sont heureux de venir et fiers de monter le sac que des mamans, des tantes ou des grands-mères ont eu le temps de leur coudre.
Les enfants s’installent en rond et quatre parents restent. C’est un moment de partage en famille. Je leur explique que cette année nous allons entreprendre un grand voyage tout autour de la terre et que nous allons prier avec les enfants qui vivent aux quatre coins du globe et qui sont, eux aussi, des enfants du Seigneur. Nous commençons par l’Europe avant de nous recentrer sur la France et nos petits villages. Je demande aux enfants où on peut prier, à quoi sert la prière, ce qu’on ressent à l’intérieur de soi quand on prie. Leurs réponses sont spontanées et pleines de fraîcheur. La plupart des enfants sont en grande section de maternelle avec quelques CP et CE1. Victoire, assise à ma gauche, écoute avec attention et, parfois, souffle les réponses. On fait le signe de croix et on se demande qui peut être cet Esprit-Saint. Ce n’est pas facile d’expliquer à un enfant ce qu’est l’Esprit-Saint souvent représentée sous la forme d’une colombe tenant un rameau d’olivier dans son bec. Nous disons ensemble le Notre-Père mais nous prenons le temps d’en expliquer les paroles. Je fais rire les parents en leur confiant que, jusqu’à hier soir, j’avais dit et redit cette prière des milliers de fois sans jamais penser à ce que siginfiait cette phrase : « donne nous notre pain de ce jour ». Les enfants ont bien compris que le pain, ce n’était pas un steak avec des frites et du ketchup mais autre chose qui nourrit non pas le corps mais le cœur et l’esprit. Ils sont encore trop jeunes pour que je leur explique que le pain, c’est l’hostie qu’ils mangeront quand ils auront fait leur communion. Je ne préfère pas m’engager sur ce terrain facilement glissant sachant que, par ailleurs, ma vision de l’hostie n’est pas forcément très orthodoxe, plus protestante que catholique.
Maintenant, les enfants se dirigent vers l’autre salle et s’installent autour des tables pour décorer leur sac de voyage et réaliser leur titre de transport. Les écorces que j’avais ramassées dans un arboretum rencontrent un vif succès auprès des enfants. J’avais pensé, après les avoir vernies, en faire des mobiles pour le marché de Noël de l’école et, finalement, je les avais gardées dans mon bureau. Certains enfants les collent sur les coloriages, d’autres les accrochent avec un morceau de laine à la poignée de leur sac ou en font un collier. Une maman a dessiné des églises stylisées sur les sacs en toile écrue de ses deux petites filles. Les enfants sont heureux, appliqués. Quand ils ont fini leur coloriage ils vont le suspendre à une sorte d’arbre métallique dont les branches se terminent par de petites pinces, le cadeau d’une amie pour nos quarante ans. D’habitude, il est en bonne place sur la commode de notre chambre à coucher et au bout de chaque branche est accrochée une photo. J’ai récupéré les billets pour voyager ensemble cette année et j’écris à la main : « voyage en Europe ». Les enfants rangent le matériel sur les tables et reviennent s’asseoir sur les coussins. Je leur demande ce qu’ils ont retenu de notre mâtinée. Nous parlons de l’Avent, de cette période qui nous permet de nous préparer à la naissance de Jésus et je la compare aux neuf mois de la grossesse pendant lesquels leurs parents les ont attendus, se sont préparés à les accueillir, à devenir une maman et un papa. Nous parlons de la crèche. Je leur propose s’ils le souhaitent de dire une prière le soir devant la crèche quand elle sera installée. Le plateau avec les clémentines passe de main en main. Une délicieuse odeur monte dans la salle. Avant que les enfants ne partent, on refait le signe de la croix et je leur composte les titres de transport. Tout à l’heure, tandis que les enfants décoraient leur sac, Victoire m’a prise par la main et m’a montré ce qu’elle avait fait au catéchisme un mercredi après-midi. Les dames qui encadrent les enfants préparant leur communion les ont fait réfléchir sur le thème de la solidarité et chaque enfant a colorié, découpé et accroché sur un fil une silhouette le représentant avec son prénom et celui d’une personne incarnant à ses yeux la solidarité. Sur le petit personnage de Victoire était écrit mon prénom. Cela m’a profondément touchée et je me suis tournée vers Victoire en lui disant : « et toi, ce matin, par ta présence et ton aide, tu es très solidaire ! ».
Il était midi trente quand une maman que j’apprécie beaucoup, venue avec ses trois filles, et restée pour nous aider à ranger, a finalement réussi à venir à bout des serrures capricieuses des deux portes de la salle paroissiale. Avec Victoire, nous sommes retournées au presbytère et avons glissé les clés dans la boîte aux lettres. Dans la voiture, sur le chemin du retour, nous étions heureuses d’avoir passé un si agréable moment de partage. Je n’ai jamais été une grande adepte de la messe et je me sens infiniment plus utile et plus proche de Jésus en animant l’éveil à la foi qu’en assistant à la messe. Lors des prochaines réunions, nous aborderons l’Afrique et l’Asie. J’espère que le Père Didier, originaire du Congo, pourra venir nous parler de son pays. Pour l’Asie, je demanderai à une ancienne institutrice de Céleste de venir nous parler du Cambodge où, tous les étés, elle s’occupe d’enfants.
Après le déjeuner, les enfants ont installé la crèche sur un tapis de feuilles ayant séché, comme tous les ans, entre les pages d’un vieux Larousse illustré par Christian Lacroix. Ils ont disposé les santons provençaux signés par Carbonel dans une forêt de petites pommes de pin, après les avoir libérés de leur feuille de sopalin. Et, les voyant reparaître les uns après les autres, les paroles de la chanson du Noël provençal interprétée par Tino Rossi et Fernandel se sont invitées sur le bout de ma langue et j’ai murmuré : « dans une boîte en carton sommeillent les petits santons, le berger, le rémouleur et l’enfant-Jésus rédempteur, le Ravi qui le vit est toujours ravi. Les moutons en coton sont serrés au fond. » Comme à chaque fois, les enfants ont commenté chaque santon riant de certains noms comme avec le couple de vieux « Grasset et Grassette ». Il a fallu que je leur redise que la plupart des santons ont mon âge car ils m’ont été offerts à ma naissance et que d’autres l’ont été par leur grand-mère qui va à une foire aux santons qui se tient à Sceaux du 6 au 15 décembre. L’ange que Victoire avait voulu faire tenir en équilibre sur le dessus de l’étable est tombé et elle a fondu en larmes le croyant brisé et sachant mon attachement à « mes » santons. Mais, un miracle s’est produit : quand Céleste a ramené l’ange de derrière le radiateur il était intact.
La crèche achevée, on est passé à la pâte pour les petits gâteaux traditionnels des Noëls alsaciens : les « Butterbreddle ». A tour de rôle, les enfants ont pétri le mélange sableux de farine, de sucre et de beurre avant que ne soient rajoutés les huit jaunes d’œuf. On a attendu le premier dimanche de l’Avent pour découper avec des emporte-pièces la pâte abaissée très finement. Céleste était restée dormir chez une amie et Victoire et Louis ont mangé autant de pâte crue que de gâteaux cuits. Un feu crépitait dans la cheminée. Je me suis étendue dans le canapé rouge qui est devenu celui de Fantôme et, dans un mélange d’odeur de gâteaux, de feu et de chien mouillé, je me suis endormie. Dans mon sommeil, j’ai retrouvé les petits santons de mes Noëls provençaux. Ils étaient désormais tous sortis de leur boîte en carton et « le berger comme autrefois montre le chemin aux trois rois et ces rois ont pour suivants des chameaux chargés de présents. Leurs manteaux sont très beaux, dorés aux pinceaux et ils ont le menton noirci de charbon. De grand matin j’ai vu passer leur train Ils traînaient leurs pauvres pieds sur les gros rochers de papier. »
Le soir, quand, dans la salle de cinéma d’art et d’essai qui, depuis qu’elle a été refaite à neuf, n’évoque plus la magie de « cinema paradiso » et l’ambiance de « la dernière séance » la lumière est revenue après la projection du « sel de la terre », un documentaire sur la vie et du photographe Sebastio Salgado réalisé par Wim Wenders et le fils aîné du photographe brésilien, j’avais les paupières gonflées et la gorge nouée. Même si, par moments, j’avais souri, notamment, à la vue de ce magnifique ours polaire faisant le guet devant la cabane où s’abritaient Salgado et son équipe venus immortaliser un troupeau de morses, j’ai pensé à nos enfants qui ont la chance de ne pas connaître la guerre, le chemin de l’exil, les deuils, la faim, les camps de réfugiés. Et, le soir, dans mon lit, mes yeux se sont fermés sur la photo de ce petit bonhomme de huit ou neuf ans, de dos, fier dans sa posture, tenant dans sa main son maigre bagage constitué essentiellement d’un instrument de musique, accompagné de son chien et atteignant, sans famille, un campement dans le Sahel. L’espoir pour lui mais, si souvent, la mort pour ceux qui étaient allés au bout de leurs forces.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner