Lendemain de 11 novembre, un ciel limpide et une température toujours exceptionnellement douce. Depuis mon vélo, j’observe les marguerites qui offrent leur cœur jaune au soleil. J’aimerais mettre pied à terre, en cueillir une et en détacher les pétales en disant : « je t’aime un peu, passionnément, à la folie, pas du tout… », mais le temps m’est compté. Un patient va arriver. Dans les arbres, les feuilles ne résistent plus sous la poussée de l’automne que l’hiver, déjà, talonne. La nature est fatiguée. On la sent, maintenant, heureuse à l’idée de ce grand lâcher-prise, de ce long sommeil à venir.
Hier, en France, on avait des bleuets sur les revers de nos vestes. Dans les pays du Commonwealth, on portait des coquelicots. Un grand nombre de pays commémorait la fin de la Grande guerre. En Allemagne, on attendra encore le premier dimanche de l’Avent pour se rappeler toutes les victimes tombées entre 1914 et 1918. Hier, pour la deuxième fois, deux de nos enfants, Victoire et Louis, étaient venus chanter la Marseillaise avec d’autres camarades sur la place du village, entre église et école, devant le monument aux morts. L’humidité nous gagnait. Le ciel était gris. Les enfants attendaient sagement qu’un ancien combattant et monsieur le Maire aient tous deux prononcé leur discours. A l’écoute du premier texte, j’apprenais que le 11 novembre était devenu, depuis la loi du 28 février 2012, le jour de commémoration de TOUS les morts pour la France. Il honore désormais tous ceux, qui, militaires ou civils, ont donné leur vie pour leur pays. Les enfants ne bougeaient pas. J’observais notre petit garçon. Comme il était sérieux ! L’an dernier, la fanfare avait accompagné les enfants mais elle jouait sur un rythme plus rapide que celui auquel les écoliers s’étaient habitués et cela les avait beaucoup troublé. Cette année, ils chanteront seuls. Deux des élèves de CM2 s’exclamaient « mort pour la France » à chaque fois qu’était cité le nom d’un soldat tombé pendant la guerre de 1870, la première et la seconde guerre mondiale, l’Indochine et l’Algérie. La sonnerie aux morts a retenti et, comme toujours, le silence qui l’accompagnait est venu conférer à ces instants une gravité toute particulière. La « plouf » entre Léa et Victoire avait désigné Victoire pour ponctuer d’un « mort pour la France » la liste des soldats du village tombés au combat. Intimidée par la solennité de l’événement, Victoire avait laissé Léa le faire et Léa, droite comme un « I » s’était acquittée de sa mission, sous l’œil ému de son papa, avec beaucoup de sérénité.
Pendant la minute de silence, chacun plongeait en lui-même, remontait les branches de son chêne familial pour y retrouver ceux qui sont morts au champ d’honneur. Bien sûr, je songeais à un arrière grand-oncle, mort aux Dardanelles, à notre grand-père maternel, mort à Mauthausen, pour s’être échappé, à plusieurs reprises, des camps de prisonniers dans lesquels il était retenu et, à notre père. A dix-huit ans, ce dernier crachait sur la grande muette, mangeait des violettes, la nuit, sur les tombes du Père Lachaise et militait pour l’Algérie indépendante. Quelques années plus tard, il recevait des militaires et était chargé de garantir, avec les forces de l’ordre, la sécurité des civils dans son département. Je l’ai toujours entendu dire que certaines formes d’extrémismes étaient seulement tolérables à l’âge de vingt ans. Après, elles devenaient pathétiques, voire pathologiques !
J’étais là, debout, dans un long manteau bleu marine ayant appartenu à ma mère quand elle n’avait pas trente ans, au milieu des autres parents. Je regardais les élus déposer des gerbes de fleurs au pied du monument aux morts. Je revoyais notre père dans son uniforme du corps préfectoral. Il le portait dans toutes les manifestations officielles. Ces jours-là, très clairement, il n’était plus notre père. Il ne nous appartenait plus. D’ailleurs, il ne s’appartenait plus lui-même. Il était tout à sa fonction de représentant de l’Etat.
Ce matin du 11 novembre, je pensais aussi à Josette et à André Minet, à ces deux professeurs remarquables que j’ai eus la chance d’avoir quand j’étais lycéenne à la Borde-Basse, à Castres, dans le Tarn, terre de Jean Jaurès. André Minet enseignait l’histoire et la géographie. Josette, sa femme, enseignait la philosophie. J’ai eu André Minet en seconde et en terminale et sa femme en terminale, à raison de huit heures par semaine. Bientôt trente ans plus loin, ces deux professeurs me marquent encore de leurs empruntes. Josette et moi sommes toujours reliées l’une à l’autre par la magie de la correspondance. On ne dira jamais assez le plaisir qui saisit un être à la découverte d’une lettre. Déjà, la joie de la reconnaissance de l’écriture qu’avec les années on a appris à déchiffrer, qui, à elle seule, devient l’incarnation de toute une personnalité. Dans les courbes et les arrêtes, les contractions et les étirements se lit la pensée de celui qui écrit. Une manière de ponctuer un texte peut résumer toute une philosophie. Ainsi en va-t-il du choix d’un temps. Quand on découvre la lettre, après l’avoir tirée de l’enveloppe, qu’on en parcourt les lignes, qu’on en tourne les pages, on est tout entier habité par la présence de l’autre. Cette présence est si forte qu’on croit le sentir, pouvoir le toucher. On l’imagine dans ce temps qu’il a suspendu pour nous écrire, ce temps où il pensait à nous. Une lettre, c’est un univers !
Quand j’ouvre une lettre de Josette, je suis saisie par une émotion profonde qui me renvoie à mes dix-sept ans, à cette année merveilleuse de philosophie, à ses annotations écrites en noir dans nos devoirs. Je lis Josette et je l’entends. Je suis emportée dans sa philosophie de la vie, sa sagesse s’agissant des enfants et des petits-enfants, des plaisirs minuscules chers à Philippe Delerm, de la perception si sensorielle, autant dire nietzschéenne, du monde qui l’environne. L’écriture de Josette m’évoque celle de Christian Bobin que j’ai eu le bonheur de découvrir quand j’avais vingt-trois ans. C’est une de mes amies, Constance, qui m’avait fait lire « le Très-Bas ». Josette perd la vue. Elle s’y prépare avec une conscience des choses qui force le respect. Elle travaille à développer son ouïe mais la vue reste le sens qui donne du sens pour une personne qui a tant lu et regardé. André et Josette s’étaient rencontrés en hypokhâgne, à Louis-le-Grand, à Paris. En sortant de Normale Sup, Josette avait suivi André en Afrique où il effectuait sa coopération. C’est pendant ce séjour que Josette avait contracté une maladie tropicale qui reviendrait toujours malmener son foie. André portait une belle barbe poivre et sel toujours bien taillée. Josette avait un visage très fin, des pommettes hautes, à la hongroise, et des cheveux toujours rassemblés en un chignon avec deux peignes sur les côtés. Il me semble que Josette était assez conservatrice, quand André était plus libéral. Tous deux, surtout lui, prônaient l’indépendance de la femme. Leur fille unique, après ses études de médecine, était devenue chirurgien, à une époque où encore peu de femmes avaient droit de cité dans le froid aseptisé des blocs opératoires.
Si, quand l’heure sera venue, je réussis à partir dans la sérénité, c’est à Josette que je le devrai, elle qui nous a expliqué que philosopher, c’était apprendre à mourir. André avait publié un livre intitulé « la plume au fusil ». Son travail avait été couronné par un prix décerné par l’Académie française. Bien avant que la Grande guerre ne devienne un sujet à la mode tant en histoire qu’en littérature ou au cinéma, il s’était passionné pour ces lettres que les hommes, depuis le front, envoyaient à leur famille. J’aurais aimé pouvoir me replonger dans ce livre pour vous en parler de façon plus précise mais il n’est pas là, mais quelque part, sur une des nombreuses étagères de l’une des bibliothèques de la maison de famille gardoise. C’est dans cette maison gardoise que nos parents ont souhaité conserver à la mort de notre arrière-grand-mère qu’était né et avait grandi Auguste, l’un des trois fils de nos arrière-arrière-grands-parents. C’est Auguste qui aurait dû reprendre la confiserie familiale mais il a disparu aux Dardanelles. Auguste ne devait pas mourir. Une fragilité de la main avait conduit un médecin militaire à le réformer. Mais, voyant des hommes de son âge prêts à tout pour ne pas être enrôlés, il avait réussi à tromper la vigilance d’un autre médecin militaire. Il avait embarqué à Marseille pour les Dardanelles et n’en était jamais revenu. Une belle photo de lui attend tout visiteur qui pénètre dans l’entrée de la maison de Pont.
Le livre d’André, paru en 1986, permet de saisir le quotidien des poilus du Midi, des soldats dont on ne semblait pas vanter la bravoure. Certains s’exprimaient en occitan, d’autres en catalan. De lettre en lettre, les recherches d’André Minet offrent de pénétrer l’intimité de ces hommes : leurs angoisses, leurs joies, leurs désirs, leurs rêves d’un retour à une vie normale. Ce 11 novembre, je pensais à ces millions de vies brisées : toute une génération d’hommes arrachée à l’existence, ces femmes restées seules et qui apprirent à cultiver les terres et à faire tourner les usines, à toutes ces pupilles de la Nation. Quand on a lu « la dernière classe », nouvelle écrite par Alphonse Daudet, on comprend mieux qu’à un moment ou à un autre, la France trouverait un prétexte pour reprendre aux Allemands l’Alsace et la Lorraine. J’ai du sang lorrain. Une partie de la famille de notre mère a fui la Lorraine occupée après la défaite de 1870 pour que les enfants ne soient pas coupés de leurs racines. Pour autant, notre arrière-grand-mère parlait un allemand parfait et, à Postdam, où elle avait été répétitrice pour des enfants dans une famille juive, avant que n’éclate la première guerre mondiale, elle avait fait la connaissance d’un officier allemand. Cet homme aurait bien épousé cette jeune femme dont la chevelure rousse s’alliait si parfaitement à son tempérament flamboyant, mais elle avait préféré notre arrière-grand-père provençal qui, lui, était assistant à l’université.
Comme dans mes veines coulent du sang lorrain, breton et gardois, je pensais aussi à tous ces malheureux Bretons envoyés au front et qui étaient si fort moqués par les autres car non seulement ils ne parlaient pas le français mais qu’en plus, comme les ennemis de l’autre côté des tranchées et des barbelés, ils disaient « ja » pour dire « oui ». Même leur langue les isolait entre eux car le Breton du Finistère ne comprenait pas le Breton du Morbihan. Si les Bretons étaient ridiculisés par les autres Français car ils ne savaient pas la langue de Racine et de Molière, les chefs, eux, avaient vite perçu leurs qualités exceptionnelles de guerrier. C’est ainsi que Yann Queffélec dans son dictionnaire amoureux de la Bretagne à l’entrée « Kenavo » rapporte les propos du général de Castelnau, l’adjoint du Maréchal Joffre : « à la bataille, on ne peut admirer plus de stoïcisme dans la souffrance, plus de résolution devant la mort que celle du Breton. » Sur le million cinq cent mille Français tombé pendant la Grande guerre, cent vingt mille sont des Bretons. La Bretagne est la région de France qui paiera le plus lourd tribu à la première guerre mondiale. Après la démobilisation, ce sont trois cent quarante mille blessés, gazés, mutilés et infirmes à vie qui regagnent l’Armor. Dès lors, on peut comprendre où s’enracine l’alcoolisme breton…
Dans son discours du 11 novembre, le monsieur qui représentait les anciens combattants rappelait que l’année 1915 avait été l’année la plus meurtrière de la Grande guerre. Cette année-là, les Zeppelins commençaient à terroriser les populations civiles en France et au Royaume-Uni. Les Russes lançaient une offensive dans les Carpates. Les Turcs étaient passés à l’attaque au Caucase. L’armée allemande utilisait pour la première fois des gaz asphyxiants contre les Belges et les Anglais. L’Italie entrait en guerre contre les Empires centraux. Le 24 avril 2015, près de six cents intellectuels arméniens étaient arrêtés et déportés par les Jeunes-Turcs. On se battait au Togo. Lawrence d’Arabie organisait le soulèvement des tribus arabes pour déstabiliser les Turcs. Le chef de l’Amirauté britannique, Winston Churchill décidait le débarquement à Gallipoli de troupes constituées d’Australiens et de Néo-Zélandais. Les Allemands occupaient la Pologne, la Lituanie et une partie de la Lettonie. Un sous-marin allemand torpillait le Lusitania, un paquebot transportant des civils. Dans les tranchées, on voyait apparaître à côté des militaires européens, des tirailleurs sénégalais, des Indiens, des Spahis d’Afrique du Nord et quelques quatre-cent aborigènes.
Après la minute de silence, a cappella, les enfants de l’école ont entonné la Marseillaise. C’était troublant d’entendre des enfants âgés de sept à dix ans chanter avec autant de sérieux notre hymne martial. Valentin et Louis, les deux petits cousins de la famille, interrogent souvent leur grand-mère sur son père. Comme Louis n’a connu ni son grand-père maternel ni son arrière-grand-père maternel, il les mélange. Très nettement, des deux, celui qui l’impressionne le plus, c’est notre grand-père que la légende familiale, à son corps défendant, a transformé en héros. S’il devenait un héros, sa mort pouvait s’expliquer et, peut-être, apaiser la famille. Dans la maison gardoise, les cousins aiment sortir des fourreaux les épées et porter le bicorne de l’X ou le képi du 61ème régiment d’infanterie de Fontainebleau, le régiment à fourragère rouge. Quand leur grand-mère, qui rêvait tant d’avoir des fils en réparation du père volé par la guerre, les voit marcher avec le bicorne sur la tête, je la sais qui les imagine défilant le long de l’avenue des Champs-Elysées, le jour du 14 juillet, parmi les rangées de polytechniciens.
Quand j’étais en classe de seconde, deux amis et moi avons fait un exposé sur le patriotisme. Pour savoir ce que les lycéens pensaient de cette notion, nous avions réalisé un sondage qui avait été distribué dans les classes. Nous ne nous doutions pas que ce sondage allait déclencher un tôlé général au lycée. Nous ne pensions pas que derrière nos questions des plus innocentes, on croirait voir la main du Front national. Je me rappelle que notre père, en personne, se déplaça au lycée pour rencontrer le Proviseur, des professeurs et des parents d’élèves. Nous avons finalement fait notre exposé devant nos camarades et donné les résultats du sondage qui montrait qu’en 1984 la plupart des jeunes iraient défendre leur pays en cas de nécessité. J’étais drapée dans un grand tissu blanc et portait un drapeau tricolore. J’incarnais Marianne ! Nous avions conclu notre exposé par la lecture de la nouvelle d’Alphonse Daudet, « la dernière classe ». Il ne m’est pas possible de la lire sans avoir les larmes aux yeux tant elle me bouleverse. La voici, dans son intégralité. Les tombes des soldats morts pendant la première guerre mondiale se couvrent de mousse. N’oublions pas que la paix est toujours le fruit d’une volonté.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
Ce matin-là j’étais très en retard pour aller à l’école, et j’avais grand-peur d’être grondé, d’autant que M. Hamel nous avait dit qu’il nous interrogerait sur les participes, et je n’en savais pas le premier mot. Un moment l’idée me vint de manquer la classe et de prendre ma course à travers champs.
Le temps était si chaud, si clair.
On entendait les merles siffler à la lisière du bois, et dans le pré Rippert derrière la scierie, les Prussiens qui faisaient l’exercice. Tout cela me tentait bien plus que la règle des participes; mais j’eus la force de résister, et je courus bien vite vers l’école.
En passant devant la mairie, je vis qu’il y avait du monde arrêté près du petit grillage aux affiches. Depuis deux ans, c’est de là que nous sont venues toutes les mauvaises nouvelles, les batailles perdues, les réquisitions, les ordres de commandature; et je pensai sans m’arrêter:
«Qu’est-ce qu’il y a encore?»
Alors, comme je traversais la place en courant, le forgeron Wachter, qui était là avec son apprenti en train de lire l’affiche, me cria:
–«Ne te dépêche pas tant, petit; tu y arriveras toujours assez tôt à ton école!»
Je crus qu’il se moquait de moi, et j’entrai tout essoufflé dans la petite cour de M. Hamel.
D’ordinaire, au commencement de la classe, il se faisait un grand tapage qu’on entendait jusque dans la rue, les pupitres ouverts, fermés, les leçons qu’on répétait très haut tous ensemble en se bouchant les oreilles pour mieux apprendre, et la grosse règle du maître qui tapait sur les tables:
«Un peu de silence!»
Je comptais sur tout ce train pour gagner mon banc sans être vu; mais justement ce jour-là tout était tranquille, comme un matin de dimanche. Par la fenêtre ouverte, je voyais mes camarades déjà rangés à leurs places, et M. Hamel, qui passait et repassait avec la terrible règle en fer sous le bras. Il fallut ouvrir la porte et entrer au milieu de ce grand calme. Vous pensez, si j’étais rouge et si j’avais peur!
Eh bien, non. M. Hamel me regarda sans colère et me dit très doucement:
«Va vite à ta place, mon petit Frantz; nous allions commencer sans toi.»
J’enjambai le banc et je m’assis tout de suite à mon pupitre. Alors seulement, un peu remis de ma frayeur, je remarquai que notre maître avait sa belle redingote verte, son jabot plissé fin et la calotte de soie noire brodée qu’il ne mettait que les jours d’inspection ou de distribution de prix. Du reste, toute la classe avait quelque chose d’extraordinaire et de solennel. Mais ce qui me surprit le plus, ce fut de voir au fond de la salle, sur les bancs qui restaient vides d’habitude, des gens du village assis et silencieux comme nous, le vieux Hauser avec son tricorne, l’ancien maire, l’ancien facteur, et puis d’autres personnes encore. Tout ce monde-là paraissait triste; et Hauser avait apporté un vieil abécédaire mangé aux bords qu’il tenait grand ouvert sur ses genoux, avec ses grosses lunettes posées en travers des pages.
Pendant que je m’étonnais de tout cela, M. Hamel était monté dans sa chaire, et de la même voix douce et grave dont il m’avait reçu, il nous dit:
«Mes enfants, c’est la dernière fois que je vous fais la classe. L’ordre est venu de Berlin de ne plus enseigner que l’allemand dans les écoles de l’Alsace et de la Lorraine… Le nouveau maître arrive demain. Aujourd’hui c’est votre dernière leçon de français. Je vous prie d’être bien attentifs.»
Ces quelques paroles me bouleversèrent. Ah! les misérables,voilà ce qu’ils avaient affiché à la mairie.
Ma dernière leçon de français!…
Et moi qui savais à peine écrire! Je n’apprendrais donc jamais! Il faudrait donc en rester là!… Comme je m’en voulais maintenant du temps perdu, des classes manquées à courir les nids ou à faire des glissades sur la Saar! Mes livres que tout à l’heure encore je trouvais si ennuyeux, si lourds à porter, ma grammaire, mon histoire sainte me semblaient à présent de vieux amis qui me feraient beaucoup de peine à quitter. C’est comme M. Hamel. L’idée qu’il allait partir, que je ne le verrais plus me faisait oublier les punitions et les coups de règle.
Pauvre homme!
C’est en l’honneur de cette dernière classe qu’il avait mis ses beaux habits du dimanche, et maintenant je comprenais pourquoi ces vieux du village étaient venus s’asseoir au bout de la salle. Cela semblait dire qu’ils regrettaient de ne pas y être venus plus souvent, à cette école. C’était aussi comme une façon de remercier notre maître de ses quarante ans de bons services, et de rendre leurs devoirs à la patrie qui s’en allait…
J’en étais là de mes réflexions, quand j’entendis appeler mon nom. C’était mon tour de réciter. Que n’aurais-je pas donné pour pouvoir dire tout au long cette fameuse règle des participes, bien haut, bien clair, sans une faute; mais je m’embrouillai aux premiers mots, et je restai debout à me balancer dans mon banc, le coeur gros, sans oser lever la tête. J’entendais M. Hamel qui me parlait:
«Je ne te gronderai pas, mon petit Frantz, tu dois être assez puni… voilà ce que c’est. Tous les jours on se dit: Bah! j’ai bien le temps. J’apprendrai demain. Et puis tu vois ce qui arrive… Ah! ç’a été le grand malheur de notre Alsace de toujours remettre son instruction à demain. Maintenant ces gens-là sont en droit de nous dire: Comment! Vous prétendiez être Français, et vous ne savez ni parler ni écrire votre langue!… Dans tout ça, mon pauvre Frantz, ce n’est pas encore toi le plus coupable. Nous avons tous notre bonne part de reproches à nous faire.
«Vos parents n’ont pas assez tenu à vous voir instruits. Ils aimaient mieux vous envoyer travailler à la terre ou aux filatures pour avoir quelques sous de plus. Moi-même n’ai-je rien à me reprocher? Est-ce que je ne vous ai pas souvent fait arroser mon jardin au lieu de travailler? Et quand je voulais aller pêcher des truites, est-ce que je me gênais pour vous donner congé?…»
Alors d’une chose à l’autre, M. Hamel se mit à nous parler de la langue française, disant que c’était la plus belle langue du monde, la plus claire, la plus solide: qu’il fallait la garder entre nous et ne jamais l’oublier, parce que, quand un peuple tombe esclave, tant qu’il tient sa langue, c’est comme s’il tenait la clef de sa prison… Puis il prit une grammaire et nous lut notre leçon. J’étais étonné de voir comme je comprenais. Tout ce qu’il disait me semblait facile, facile. Je crois aussi que je n’avais jamais si bien écouté, et que lui non plus n’avait jamais mis autant de patience à ses explications. On aurait dit qu’avant de s’en aller le pauvre homme voulait nous donner tout son savoir, nous le faire entrer dans la tête d’un seul coup.
La leçon finie, on passa à l’écriture. Pour ce jour-là, M. Hamel nous avait préparé des exemples tout neufs, sur lesquels était écrit en belle ronde: France, Alsace, France, Alsace. Cela faisait comme des petits drapeaux qui flottaient tout autour de la classe pendu à la tringle de nos pupitres. Il fallait voir comme chacun s’appliquait, et quel silence! on n’entendait rien que le grincement des plumes sur le papier. Un moment des hannetons entrèrent; mais personne n’y fit attention, pas même les tout petits qui s’appliquaient à tracer leurs bâtons, avec un coeur, une conscience, comme si cela encore était du français… Sur la toiture de l’école, des pigeons roucoulaient bas, et je me disais en les écoutant:
«Est-ce qu’on ne va pas les obliger à chanter en allemand, eux aussi?»
De temps en temps, quand je levais les yeux de dessus ma page, je voyais M. Hamel immobile dans sa chaire et fixant les objets autour de lui comme s’il avait voulu emporter dans son regard toute sa petite maison d’école… Pensez! depuis quarante ans, il était là à la même place, avec sa cour en face de lui et sa classe toute pareille. Seulement les bancs, les pupitres s’étaient polis, frottés par l’usage; les noyers de la cour avaient grandi, et le houblon qu’il avait planté lui-même enguirlandait maintenant les fenêtres jusqu’au toit. Quel crêve-coeur ça devait être pour ce pauvre homme de quitter toutes ces choses, et d’entendre sa soeur qui allait, venait, dans la chambre au-dessus, en train de fermer leurs malles! car ils devaient partir le lendemain, s’en aller du pays pour toujours.
Tout de même il eut le courage de nous faire la classe jusqu’au bout. Après l’écriture, nous eûmes la leçon d’histoire; ensuite les petits chantèrent tous ensemble le BA BE BI BO BU. Là-bas au fond de la salle, le vieux Hauser avait mis ses lunettes, et, tenant son abécédaire à deux mains, il épelait les lettres avec eux. On voyait qu’il s’appliquait lui aussi; sa voix tremblait d’émotion, et c’était si drôle de l’entendre, que nous avions tous envie de rire et de pleurer. Ah! je m’en souviendrai de cette dernière classe…
Tout à coup l’horloge de l’église sonna midi, puis l’Angelus. Au même moment, les trompettes des Prussiens qui revenaient de l’exercice éclatèrent sous nos fenêtres… M. Hamel se leva, tout pâle, dans sa chaire. Jamais il ne m’avait paru si grand.
«Mes amis, dit-il, mes amis, je… je… »
Mais quelque chose l’étouffait. Il ne pouvait pas achever sa phrase.
Alors il se tourna vers le tableau, prit un morceau de craie, et, en appuyant de toutes ses forces, il écrivit aussi gros qu’il put:
«VIVE LA FRANCE!»
Puis il resta là, la tête appuyée au mur, et, sans parler, avec sa main il nous faisait signe:
«C’est fini…allez-vous-en.»
à propos de Josette, mon professeur également, qui fut le Verbe et l’Eveil, et tellement plus encore, qu’elle le reste aujourd’hui.
Avec retard, je réponds à votre message que j’étais heureuse de découvrir. Si vous habitez encore le Tarn, voyez-vous toujours Josette? Je l’ai quitté pour Paris et les études supérieures. Je n’ai encore jamais pu y revenir. Ce serait amusant de créer une sorte de « club » réunissant les anciens élèves de Josette.
bonjour
Or je suis loin, très loin et exilée sans doute de la mémoire de Jo. Non, ces retrouvailles-là ne sont pas pour nous, je le crains. Merci de votre discrétion… Et de vos écrits…