Au troisième jour du deuil national

Je commence ce cahier aujourd’hui, au troisième jour du deuil national, alors que certaines des victimes des attentats n’ont pas encore pu être identifiées et que tant d’autres luttent pour vivre. C’est un cahier blanc avec de gros pois noirs, une tranche jaune et seulement des lignes horizontales. J’écris en violet, car c’est, dit-on, la couleur de la spiritualité.

Dans un monde idéal, il n’y aurait aucune place pour la barbarie. Croyant ou pas, l’homme s’efforcerait chaque jour de se montrer digne de cette grâce qui lui est faite : vivre, être vivant, se tenir debout.

Je partage le point de vue du plus philosophe de nos gardes des Sceaux, Robert Badinter : Dahesh veut nous voir basculer dans la guerre civile, que nous nous dressions les uns contre les autres, que les chrétiens, de moins en moins pratiquants dont certains pleurent la désacralisation des églises fermées, vendues ou rasées, sans jamais y entrer, se heurtent aux musulmans de France qui, eux, pratiquent et vivent leur foi et dont les mosquées sont de plus en plus nombreuses sur notre sol.

Il est essentiel de ne pas céder à la peur, au repli sur soi.

Samedi matin, c’est par des photos postées sur Instagram par ma nièce et son père vivant à Miami que j’ai compris que quelque chose d’épouvantable s’était produit à Paris. Je n’ai pas allumé mon poste de télévision. Je rejette la violence des images, la surenchère entre les chaînes, la course au témoignage le plus bouleversant. J’ai ouvert mon ordinateur et j’ai été voir les titres du Monde en ligne. A partir de ce moment-là, et bien que retranchée dans ma petite campagne au milieu d’un océan céréalier, j’ai été en état de choc. Comme des millions de Français, alors, je me suis focalisée sur le drame que vivait mon pays, ma capitale, des amis d’amis et mon esprit et mon cœur se sont momentanément fermés à l’horreur de la guerre en Syrie, à l’attentat si meurtrier à Beyrouth, aux crimes perpétrés au Congo et aux migrants continuant, tous les jours, toutes les nuits, de mourir en mer.

Depuis les attentats, je suis malheureuse de ne pas être à Paris, de ne pas pouvoir faire corps et âme, avec des groupes silencieux, de ne pas aller, ce soir, boire un verre dans un café, dîner dans un restaurant pour montrer que je n’ai pas peur. La peur, quand nous avions une vingtaine d’années, nous l’avons connue à Paris avec la vague d’attentats commis par le GIA. Encore aujourd’hui, dans le RER B, devant la FNAC de la rue de Rennes, il m’arrive d’y songer. Paris est, à jamais, ma ville. Un bout de moi est inscrit dans les pavés des rues, les rondeurs des places, aux comptoirs des troquets, dans la lumière des vitraux des églises, les salles des musées, les damiers noirs et blancs des passages, la majesté des monuments, les fauteuils des cinémas, les balcons des théâtres, les pistes des boîtes de nuit, les allées des parcs, les couloirs des métros, la poésie des ponts, les quais des gares et les berges de la Seine.

Le Panthéon a été mon université. Le onzième a été mon quartier pendant de nombreuses années, rue de la Roquette, d’abord, en face de l’ancienne prison des femmes, rue Victor Gelez, ensuite, à la hauteur du métro Ménilmontant. Sur le mur de leur page Facebook, beaucoup d’amis ont changé la photo de leur profil. On voit désormais leur visage se détacher sur un drapeau tricolore. J’ai choisi un profil d’une Marianne sur un timbre-poste. C’est une Marianne qui date mais Marianne est intemporelle.

Notre fils, Louis, qui aura huit ans le 23 novembre, joue beaucoup à la guerre et, pourtant, il ne comprend pas pourquoi un homme décide d’ôter la vie à un autre. Cela le dépasse. On lui explique qu’aucun homme ne devrait prendre la vie d’un autre et que s’agissant des attentats, les hommes qui ont fait ça agissaient comme des robots. Ils avaient été programmés par d’autres hommes pour tuer et se tuer à leur tour. En arts plastiques, le professeur du collège a laissé les enfants représenter librement ce qu’ils voulaient après les attentats. Le dessin est un outil remarquable s’agissant de sortir de soi des émotions quand on ne trouverait pas forcément les mots.

Il fait gris aujourd’hui. Une petite pluie fine tombe. Le vent souffle fort. J’ai cueilli la dernière rose rouge du jardin. Son parfum monte jusqu’à moi tandis que j’écris entre deux patients. Céleste est au collège. Victoire et Louis sont à l’école. Mon mari est à Paris. Il avait un rendez-vous au « train bleu », le restaurant de la gare de Lyon. J’en ai passé des heures à attendre mes trains, parce que je suis toujours en avance, assise à la terrasse d’un café et à écrire en imaginant la vie des voyageurs. La maison est calme. Le silence est seulement troublé par le bruit des deux pendules de la cuisine dont l’une marque l’heure française et la seconde l’heure de Miami. Si ma sœur avait été à Paris, je l’aurais rejointe et, toutes deux, nous serions allées nous recueillir devant le Bataclan ou à la Sorbonne. Le lendemain des attentats, nous nous sommes écrits des messages via Whatsapp. J’avais ce besoin impérieux de lui dire ce que je ne lui avais pas dit depuis longtemps : « Tu me manques. Je t’aime. »

Le mercredi 11 novembre, alors que les enfants de notre petite école chantait a cappella la « Marseillaise » après qu’ait retenti la sonnerie aux morts, un sentiment étrange m’a parcourue comme un frisson de fièvre. Je regardais notre petit Louis et je n’étais plus si certaine que nos enfants ne soient pas confrontés directement à la guerre. C’est avec la guerre en ex-Yougoslavie et les guerres du Golfe que j’ai vraiment ressenti ce que pouvait être la guerre. Toujours, cette impression si détestable que les hommes ne sont souvent rien d’autre que les jouets remplaçables entre les mains des grandes nations avides de pouvoir, de pétrole et de contrats juteux.

Notre mère qui est née en août 1940 me parlait de ces « gueules cassées » qu’on n’avait pas le droit de dévisager dans la rue, le métro ou l’autobus et qui lui faisaient si peur quand elle était enfant. Je n’ai jamais oublié ce jeune homme rencontré chez une de mes amies. Il avait une vingtaine d’années et avait vécu les longues années de guerre au Liban caché avec sa famille dans une cave. Presque toutes les nuits, les bombardements revenaient hanter son sommeil.

Je souhaite que tous les proches des victimes des attentats trouvent en eux assez de force pour ne pas se laisser envahir par la haine. Notre grand-mère haïssait les Allemands qui avaient remis son mari à la Gestapo, l’avaient envoyé dans un camp de concentration et n’avaient jamais rendu son corps. Cette haine était comme un poison qui l’emprisonnait. Notre mère qui a grandi sans père n’a jamais éprouvé la haine. J’ai entendu le père de l’une des victimes du Bataclan, Lola, une jeune femme de vingt-neuf ans qui éditait des albums pour la jeunesse. Cet homme, malgré sa douleur de père, sa détresse, offrait le visage même de la paix.

Les lumières de la France ont été projetées de part le monde sur des monuments publics en signe de soutien à des valeurs universelles. La Marseillaise a été chantée de Sidney à Montréal en passant par Madrid et Rome. Ce soir, Français et Anglais, main dans la main, portés par le même élan de liberté et la même volonté de voir Dahesh réduit à néant, la chanteront à nouveau. Le bleu, le blanc et le rouge font briller la grande dame de fer dès que la nuit tombe. Ce soir, je ne serai pas physiquement présente à Paris mais, par la pensée, j’irai boire un verre dans un de ces petits cafés du XIème que j’affectionnais tant, sans doute rue de la Roquette.

Avant de conclure, je vous donne à lire un texte que j’avais écrit et dont l’action se déroule justement dans le XIème arrondissement, un quartier que j’ai profondément aimé et dans lequel juifs, musulmans et chrétiens arrivaient à vivre ensemble.

A l’heure des braves

 

A l’heure des braves, les cafés qui avaient tiré le rideau se remettent en branle. Dans un bruit de vieille micheline à vapeur, les machines crachent des litres de café chaud. Les croissants et les pains au chocolat débordent des panières en faux métal argenté. Au comptoir, on lit L’équipe, Le Parisien, Libération, rarement Le Monde. On gratte son astro-flash. On fait sa grille de loto. On joue au PMU. On dort debout devant sa tasse de café. On baille à s’en décrocher la mâchoire. On jette un regard oblique à ceux qui poussent la porte. On est, le plus souvent, entre hommes et ON aime ça ! Sous les pieds, le tremblement des premières rames du métropolitain qui s’ébranle. Dans les étages des immeubles dédiés au monde tertiaire, les lumières ne se sont jamais éteintes. La nuit, une armée d’ordinateurs, imprimantes, photocopieuses, fax, téléphones et machines à café joue les vers luisants. Certains des salariés sont encore là, l’œil vide et cerné, le cheveu en bataille, la barbe naissante, la cravate dénouée. Au moment où d’autres regagnaient leurs pénates, leur famille, eux, attendaient, fébriles, le lever du soleil sur les places boursières américaine ou asiatique.

A l’heure des très braves, les « agents de surface » prennent possession des lieux. Ils aspirent, époussettent, astiquent, vident les poubelles, rafraîchissent les sanitaires. A quoi songent-ils, eux, les prisonniers somnambules de ces kilomètres carrés d’espace gris et froid, de ces tonnes d’ordinateurs et imprimantes, de cette débauche de papier jeté, de ces centaines de gobelets en plastique ? Sans doute, à rien, tant leurs gestes, précis et rapides, sont devenus mécaniques.

Boulevard Ménilmontant. Aux premières heures d’un jour bleuté, il émerge, bravement, du ventre du métro. Le bar-tabac où il achetait ses cigarettes blondes quand le café des Bleuets  était fermé, angle gauche Ménilmontant/Oberkampf, a été remplacé par une sorte de temple dédié à la malbouffe. Il longe le trottoir de droite. Les maraîchers sont en place et attendent, le bout du nez et les extrémités des doigts rougis par le froid mordant de ce premier jour de ce mois de Noël, leurs fidèles habitués. Il pense à ses enfants qui dorment encore au chaud de leur lit et qui, à leur réveil, demanderont à leur maman d’ouvrir la première fenêtre de leur calendrier de l’Avent. Ca s’apostrophe d’un étal à un autre. Ca blague. Ca tient le choc comme ça peut mais surtout à grands coups de joie de vivre et d’optimisme parfois un peu forcé. Grâce à l’humour, le poissonnier oublie les crevasses qui entaillent ses mains, le fleuriste les piqûres des roses hollandaises, le fromager la gifle du Saint Nectaire, le boucher l’aspect peu engageant de ses andouilles de Guémené.

La librairie coranique est toujours là. On y trouve le Livre mais aussi un large choix d’ouvrage en arabe non traduits, de théières, de petits verts de toutes les couleurs et de bâtonnets d’encens. Les jeunes épiciers, nés en France de parents Algériens, ont pris quelques rides au front mais pas la peur de l’ennui. Il presse le pas. Il fait vraiment froid. Il tourne à droite dans la rue des Bleuets. Cent mètres plus bas, il pousse la porte des « Bleuets », de « son » café pendant deux années, de l’annexe de son studio de la rue Victor Gelez.

Nommé en province, il profite d’un déplacement à Paris pour revenir sur les lieux qu’il a aimés. Malheureusement, il doit se rendre à l’évidence. Il n’est pas toujours bon de vouloir emprunter les routes du passé. Les propriétaires, ses amis, Sahir, moitié Somalien moitié Djiboutien et Christian, un Auvergnat pur jus au verbe presque aussi rare que de l’aligot du côté de la Corne de l’Afrique, réussissant le pari toujours risqué de la vie à deux, se sont retirés des affaires. Il essaie de les imaginer dans leur pavillon, à la campagne, mais il a du mal.

La Chine grignote l’Auvergne. Les patrons sont deux chinoises. Toute la disposition du café a changé. Il ne retrouve pas ses marques. Alors, il n’a plus qu’une envie : fuir au plus vite ce lieu devenu triste, où les hommes s’ennuient, les animaux sont interdits de cité, le café est imbuvable et les oreilles sont agressées de bon matin par la langue de Mao. Un des anciens habitués lui glisse que tout fout le camp et, qu’ici, il faut supporter la « jactance ». Sûr ! Ces voix haut perchées et ce débit aussi mécanique qu’un concerto de Bach, au saut du lit, ça agace. En buvant son mauvais café, il songe à ces centaines d’heures passées ici, le soir, après qu’on ait tiré le lourd rideau de fer, à cette ambiance digne d’une chanson d’Aznavour. Après deux ou trois tournées, on le sommait de chanter l’un ou l’autre des grands titres du répertoire français. Alors, dans un silence qui se voulait religieux, il se lançait dans une « vie en rose », une « bohême », des « amours démodés ». Il lui arrivait même d’évoluer sur « les remparts de Varsovie », d’emporter l’un ou l’autre des habitués dans une « valse à mille temps » ou de tirer la larme avec « les vieux amants ». Enfin, « Isabelle » les rappelait à Morphée. Alors, on s’embrassait et on rentrait chez soi. Certains titubaient légèrement, d’autres auraient bien continué comme ces deux anciens légionnaires, en poste à Beyrouth, aux heures les plus chaudes.

Comment oublier cette soirée passée dans un cabaret à écouter des travestis réinterpréter Piaf, Barbara ou Gréco. Sahir était superbe. Pour l’occasion, il avait sorti toute sa quincaillerie. Il brillait comme le sapin des Galeries Lafayette. Il portait un magnifique manteau de fourrure si long qu’il dissimulait presque ses chevilles. Christian avait l’élégance sobre. Quand il avait fermé, pour toujours, les volets de son petit studio, un rez-de-chaussée sans lumière, les fidèles des Bleuts, lui avaient offert un très joli livre de vieilles chansons françaises magnifiquement illustrées que les filles aiment beaucoup ainsi qu’une chaîne en argent au bout de laquelle pendait un triskèle. Clin d’œil d’un Breton du Nord à un Breton du Sud.

Il règle le café, lance, à la cantonade, un « bonne journée » assez fort pour couvrir la « jactance » chinoise et disparaît presque en courant. Comme pour se nettoyer, il pousse la porte de la librairie du quartier qui offre aussi la presse du jour. Le vieux libraire est mort. Le nouveau est un Marocain du Rif, arrivé en France à l’âge de 10 ans. Il est très sympathique. Ils parlent de l’ancien temps, de ce temps qui, s’il est mort, continue de vivre dans leur mémoire commune. Il a gardé la petite cloche qui tintinnabule dés qu’un client pousse la porte en bois clair, un bois fruitier, un bois qui rappelle les artisans d’Essaouira travaillant, à l’ombre des remparts, le citronnier. Sa librairie est un temple dédié à l’entente entre les peuples. Un papa, portant sa kippa noire, pousse la porte de la librairie. Il tient par la main son fils âgé de huit ou neuf ans. Il a besoin du chef d’œuvre de Maurice Druon « Tistou les pouces verts ». A l’école juive orthodoxe, située un peu plus haut, sur le trottoir d’en face, les enfants commencent à l’étudier ce matin. La cloche retentit à nouveau. Une maman d’origine nord africaine entre à son tour, tenant, elle aussi par la main, un petit garçon à peine plus âgé que le précédent. Son fils, aux yeux mordorés, lui rappelle les regards incroyables des peuples des « Stan ». L’enfant a besoin d’un stylo plume. Le libraire sort tout ce qu’il a. Le petit garçon choisit un stylo vert. Le couple mère fils est à peine sorti que la cloche fait entendre un son cristallin. Un monsieur retraité, un ancien droguiste, portant une manteau bleu marine passablement élimé, vient acheter Le Parisien. Avec son visage très doux, ses grands yeux bruns et ses larges rides sur une peau mâte, il pourrait être Arménien. Le Parisien d’adoption, renvoyé à une vie provinciale, se sent bien avec ce libraire et ses clients. Il aimerait pouvoir encore l’écouter évoquer son Rif natal et ce quartier auquel sont associés tant de bons souvenirs, mais il a rendez-vous à Nation.

A la huitième heure d’un jour grisé, il remonte le boulevard Ménilmontant en direction de la place de la Nation. A cette heure de grande affluence, il imagine, sous terre, les rames de métro commençant, lentement, à se remplir de salariés du tertiaire, de collégiens, de lycéens. Il se sent mieux à l’air libre, seul, au milieu d’un concert de klaxons, à respirer, presque avidement, sa dose de monoxyde de carbone. Parfois, il croise un fumeur et, une fraction de seconde, ses narines se dilatent. Elles se rappellent, avec une sorte de nostalgie, la cigarette matinale et cette odeur si spéciale que dégage la première bouffée de fumée qui, suspendue dans l’air, forme ces fameuses volutes bleues si chères à l’homme aux feuilles de choux. Il a arrêté de fumer le jour où son père est mort. Il se sentait dans l’obligation de vivre pour deux. Il passe devant les grandes vitrines des boutiques de pompes funèbres. Elles sont en face des hauts murs du Père Lachaise. Dans la poche intérieure de son manteau, il sent ses billets de TGV. Il pense à sa femme, à ses filles. Ce soir, il arrivera assez tôt pour les embrasser avant qu’elles ne s’endorment. Il presse le pas. Il est impatient de rentrer chez lui.

Anne-Lorraine Guillou-Brunner