Hier, 11 novembre, un brouillard épais avale les contours du plateau. Les toiles d’araignées couvertes de perles de rosée sont si nombreuses qu’on dirait qu’une nappe en dentelle a été déployée sur les champs. Trois chevreuils s’éloignent à notre approche. Du sarrasin et du tournesol, il ne reste plus que des tiges carmin et noires. Dans l’après-midi, le soleil fera sourire le paysage. Ce matin du 11 novembre, j’aurais aimé dormir longtemps mais je n’y arrive pas. Des souvenirs reviennent. Lorsque le trio était encore à l’école primaire, à l’invitation du maire, nous nous retrouvions devant le monument aux morts dressé dos à la rivière, au lavoir et à l’église. Souvent, les enfants entonnaient la Marseillaise ou égrainaient les noms de tous les malheureux morts aux champs d’honneur. D’anciens combattants circulaient entre les rangs pour récolter un peu d’argent. Ils collaient sur le revers de nos manteaux un beau bleuet. La cérémonie terminée, tous frigorifiés, nous nous retrouvions dans la salle des fêtes de la mairie autour d’un café, d’un verre de vin blanc et d’un morceau de brioche. Il me semblait, un peu, mettre mes pas dans ceux de notre père qui, tous les 11 novembre, revêtait son uniforme et, au nom de l’Etat, allait déposer une gerbe au pied du monument aux morts. Cette Grande guerre semblait à des années lumière du quotidien de nos enfants. Plus tard, au collège, je leur avais raconté la triste histoire d’Auguste, enfant du Rhône, du Ventoux et du mistral, embarqué sur un bateau depuis Marseille et tombé aux Dardanelles si loin des siens et de sa terre, si loin de ses frères et du chant des cigales.
Toujours dans le lit, je me rappelle que l’an dernier, à cette date, je quittais Paris de très bonne heure. Une nuit bleue rendait encore plus blanc le dôme du Sacré-Coeur. En m’habillant, je regardais les fenêtres déjà éclairées dans les appartements de l’autre côté de la rue. Je posais la clé que ma soeur m’avait prêtée sur la table de la salle à manger. Comme toujours, j’étais triste de repartir. Comme toujours, une petite voix que je tentais d’étouffer me faisait le reproche d’avoir quitté Paris en me mariant. J’avais été si heureuse d’aller chercher et de conduire Charlotte à la crèche, d’admirer, avec ma soeur, l’exposition consacrée à Degas et l’opéra. Dans le train qui me ramenait chez moi, j’avais commencé la lecture du très fort « Frère d’âme » de David Diop auquel les lycéens avaient remis leur prix Goncourt.
Samedi soir, avec les enfants, serrés sur le canapé de la mezzanine, emmitouflés dans une couverture en polaire rose, nous regardons « La Boum ». Hier, en fin de journée, les filles verront « La Boum 2 ». On se sait vieillir en voyant ses enfants grandir. On prend la mesure du temps qui passe devant certains films. Quand le film est sorti en 1980, j’avais 11 ans et, avec ma famille, nous habitions un petit village, à quelques kilomètres du Mans, Saint-Pavace. Notre père travaillait à Paris. Il revenait les week-ends. Pour « La Boum 2 », j’avais 13 ans. Nous vivions à Rochefort-sur-mer. La Corderie royale n’avait pas encore été restaurée. Le projet de reconstruire l’Hermione à l’identique ne devait même pas exister. La maison de Pierre Loti était ouverte au public. Je ne me rappelle pas de cette ville pour ses célèbres jumelles et son écrivain-voyageur mais pour son collège où je peinais à trouver ma place et de ce corps sur lequel je décidais d’intervenir pour qu’il retourne dans l’enfance.
Claude Pinoteau, en 1980 et en 1982, faisait le choix de raconter la vie d’adolescents scolarisés à Henri IV ou à Montaigne. Les parents vivent entre sixième et cinquième, entre Panthéon et Luxembourg. On va s’amuser au Nain Jaune. On organise des soirées dans de grands appartements. On passe des vacances à Cabourg ou à Chamonix. Si cette jeunesse connaît des peines de coeur universelles, elle évolue dans un grand confort matériel dont, certainement, elle n’a pas encore conscience. A chaque fois que je revois l’un ou l’autre de ces deux films, je les revis tant avec une âme d’adolescente qu’avec celle d’une adulte déjà bien avancée dans sa vie. A chaque fois, je me demande comment il est possible que tant d’années soient passées aussi vite.
Même si je suis autorisée à travailler, ce second confinement est difficile à traverser. Nous avons été nombreux à mettre beaucoup d’énergie et de force dans le premier. Maintenant remobiliser des ressources est plus compliqué. Moralement et physiquement, nous sommes fatigués. Par ailleurs, ce second confinement intervient à un moment de l’année où, traditionnellement, nous sommes portés par des projets heureux de retrouvailles en famille autour de Noël. Nous savons déjà où et comment nous nous réunirons. Nous avons une petite idée de ce qui pourrait faire plaisir à nos proches. Or, tout est en suspens. C’est un peu comme si nous vivions en apnée. Nous attendons de pouvoir reprendre notre respiration. Nous ne pouvons pas faire comme si le virus n’existait pas, comme si la France n’était pas en passe de franchir la barre des dix millions de pauvres et que tous nos soignants ne luttaient pas sans relâche tous les jours pour remplir leur mission dans des conditions extrêmement difficiles. Nous ne pouvons pas vivre dans une bulle mais, en revanche, nous ne sommes pas obligés d’écouter en boucle les informations et nous pouvons nous régénérer dans la contemplation de la nature en automne, en écoutant un morceau de musique, en nous plongeant dans la lecture d’un poème, d’une nouvelle ou d’un roman, en regardant un film, en échangeant avec des proches, en tricotant, en cherchant les pièces d’un puzzle, en cuisinant ou en suivant une série captivante.
Avec Stéphane, nous nous sommes passionnés pour une série diffusée sur Netflix et intitulée « Le jeu de la dame ». La série a été adaptée d’un roman écrit par l’américain Walter Tevis. « Le jeu de la dame » raconte le destin hors normes d’une joueuse d’échecs. Après avoir perdu sa mère, Beth est confiée à une institution chrétienne. Elle noue une relation très forte avec le gardien qui lui transmettra tout ce qu’il sait des échecs. Après que Beth ait été adoptée, c’est ce monsieur qui lui enverra les dix dollars indispensables à son inscription au tournoi d’échecs du Kentucky. Tous les acteurs sont très justes. C’est fascinant de voir réussir une si jeune femme dans un milieu exclusivement masculin. J’ai voulu savoir s’il existait des femmes aussi douées que ce personnage de fiction et j’ai découvert l’existence de la Hongroise, Judit Polgar qui en 1992 à l’âge de quinze ans et cinq mois s’est vu attribuer le titre de grand maître international par la Fédération internationale des échecs. Judit Polgar est considérée comme la meilleure joueuses d’échecs de tous les temps.
Dimanche, j’ai fait des crêpes. Cela ne m’était pas arrivé depuis longtemps. Elles étaient fines et légères. Victoire et Louis se sont régalés. Cela m’a fait plaisir. Pour le déjeuner, j’ai préparé après une commande de Stéphane une salade de lentilles corail avec des petits bouts de pomme, des lardons et quelques lamelles d’échalotes. Je suis allée chercher Louis au collège et ai pu, ainsi, bavarder avec Marie-Christine qui s’occupe de l’accueil et est vraiment l’âme de cette maison. Anticipant un confinement prolongé, elle avait coupé ses cheveux très courts. J’avais mis de côté quelques crêpes pour Muguette. Avec Fantôme, nous avons marché jusqu’à sa maison mais une voiture noire stationnait devant. Nous n’avons pas voulu les déranger son visiteur et elle.
Le petit oranger aura bientôt perdu tous ses délicats pétales blancs. Dans la grande boite glissée sous l’armoire bretonne, les petits santons commencent à se réveiller. Ils savent que le 29 novembre, premier dimanche de l’Avent, les enfants seront autorisés à aller les chercher. Chacun sera sorti de son morceau de papier absorbant et viendra trouver sa place dans la crèche. Cette année, il faudra faire en sorte que notre chaton, Cookie, ne s’amuse pas avec les petits sujets en terre cuite dont certains ont le même âge que moi. Il me reste encore un peu de temps pour trouver le meilleur endroit.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
J’ai beaucoup aimé cette série netflix ! Effectivement le jeu des acteurs était juste.
Cette nostalgie que tu décris je ne l’éprouve pas par contre je souffre de savoir mon fils amèrement déçu du discours du 1er ministre il espérait tant un arrêt des cours au campus qui le bloque toute la semaine dans son 9 m2 pour quelques heures de TP et contrôles à l’INSA. Je le sens démotivé et en souffrance…