Dans un souci d’éviter à la fois, une attente pénible à la cale de mise à l’eau, des difficultés de stationnement et un excès de soleil pour les enfants, on avait quitté, en milieu d’après-midi, la jolie maison perdue au milieu des champs de figuiers. Une petite heure plus loin, Exocet trempait sa coque rigide dans les eaux toujours si peu engageantes du port d’Hyères. Comme à chaque fois, les enfants étaient ravis et, déjà, se disputaient la place du roi, la place tant convoitée, celle pour laquelle ils étaient prêts à tout : se piétiner, faire des caprices, ne plus se parler pendant au moins une demi-heure, se pincer et ruser tels des Sioux. Bien sûr, vous l’avez reconnue. Cette place se situe à l’avant du bateau. Elle consiste en un triangle couvert de bois clair. À cette place, les fesses qui n’ont pas la chance d’être assez rebondies souffrent un véritable calvaire quand, dans les creux, la coque retombe sèchement à la surface de la mer.
Sur le zodiac, on comptait un couple et son trio, un papa et son duo, consistant en une fille de huit ans et un garçon de six ans. La maman les rejoindrait dans quelques jours, à bord d’un TGV qui n’aurait à déplorer que deux heures de retard. Pour le moment, elle continuait à blanchir devant son ordinateur. Elle soumettait à rude épreuve ses neurones de fin juriste pour imaginer des moyens de limiter les contrefaçons de médicaments. Tandis qu’elle était concentrée sur son travail, son esprit ne pouvait plus penser à leur futur déménagement, à leur nouveau lieu de vie qui ne serait que temporaire, à la nouvelle école des enfants et à la santé fragile d’une grand-mère. Tout le monde lui répétait, à l’envi, que si elle vivait ce grand bouleversement sereinement, ses enfants ne le vivraient pas autrement. Alors, jour après jour, elle s’efforçait à la sérénité.
Donc, dans son bureau, une maman travaillait et, sur Exocet, la vie s’organisait. Numéro un s’installait à l’avant. Le papa, plus habitué à naviguer au Suroît et au Noroît de l’Atlantique qu’au moteur et aux coups de Mistral de la Méditerranée, prenait sa fille à ses côtés. Deux numéros deux se partageaient le coussin de la glacière faisant office de banquette. Le papa du trio était à la barre. À sa gauche, une maman et numéro trois. Avant de partir, on avait tartiné les enfants de crème indice cinquante et on leur avait enfilé les gilets de sauvetage. Comme toujours, seuls numéro un et numéro trois qui, par ailleurs, n’avaient pas encore intégré la nécessité d’être attachés en voiture, s’étaient exécutés de très mauvaise grâce et s’étaient ingéniés à trouver un moyen de contourner une règle de sécurité fondamentale. Les non rebelles à l’autorité trouvaient, eux, amusants de faire chanter les sifflets accrochés aux gilets de sauvetage. De leur côté, les parents, qui, décidément, n’entendaient rien à la musique ultra-contemporaine et, forcément, passaient à côté des talents de musiciens de leur progéniture, leur avaient intimé l’ordre de laisser ces sifflets en paix !
Après avoir quitté le port et au moment de sortir de la zone des trois cents mètres de la côte où les cinq nœuds ne pouvaient pas être dépassés, on avait rangé les chapeaux et vérifié que rien ne risquait de s’envoler. Enfin, le bateau, pour le plus grand bonheur des enfants, s’était élancé, à une vitesse soutenue, en direction des îles. Collé contre sa maman, numéro trois se retournait régulièrement pour voir le gros moteur laisser derrière lui une écume bouillonnante. Quand il revenait à sa position initiale s’était pour crier : « plus vite, encore plus vite, papa ! ». Tous les enfants affichaient de larges sourires. Par-dessus tout, ils aimaient quand le zodiac croisait la route des navettes. Dans leur sillage, elles promenaient les promesses de creux superbes et de grands fous rires. Le vent et la houle étaient modérés. Dans le ciel, les espaces bleus cédaient un terrain, désormais convoité par de gros nuages gris sentant bon la pluie, les vagues et un retour humide au port. On avait projeté un pique-nique avant que la nuit tombe.
Avec un peu de chance, cette fois-ci, on ne serait pas agressé par un trentenaire célibataire hormonalement mal disposé à l’égard des femmes et des enfants, agacé de voir débarquer, depuis la mer, une grande famille cherchant à partager, avec lui, un pan de l’ombre du pin parasol. On ne serait pas davantage pris en chasse par une horde de taons décidés à s’offrir des cocktails de sang tout chaud ou bien encore attaqué par une mouette qu’une blessure à la patte contraindrait à recourir aux facilités d’une nourriture offerte.
À moins de vingt mètres d’une ravissante crique, on avait décidé de jeter l’ancre. Armés de leurs masques et de leurs tubas, les enfants avaient sauté à l’eau, y compris numéro trois, le plus jeune, qui avait été à deux doigts de les y rejoindre sans ses brassards. Les parents avaient fait passer, du bateau au rivage, les sacs et la glacière. Seuls quelques taons les y avaient précédés. La plage étant à eux, les trois parents n’auraient pas à s’assurer que les enfants, relativement distraits, ne s’installent, en toute bonne foi, sur les serviettes des voisins partis se baigner, marchent sur leurs affaires, passent au-dessus de leurs têtes quand ils seraient sortis de l’eau et que numéro trois ne trouve plaisant de jeter du sable aux quatre points cardinaux ou d’arroser les dames d’un certain âge, prêtes, cependant, à succomber aux sourires d’un ange habité par des pensées de diablotin.
Les papas avaient nagé avec les enfants, auxquels ils apprenaient à identifier les différentes espèces de poissons et à repérer les oursins. La maman avait joué avec son fils. Le petit garçon s’amusait à lui sauter dessus et à lui mettre la tête sous l’eau. Quand elle refaisait sur
face, il éclatait de rire et ce rire entraînait le sien. Ces rires complices avaient le pouvoir magique de lui faire oublier combien était violente cette première crise d’adolescence miniaturisée, celle qui frappait son petit garçon de plein fouet, pouvait durer une bonne année et appelait, en réponse, des limites fortes, posées, en toutes circonstances, dans un calme nécessitant, le plus souvent, une remarquable maîtrise de soi, quand, en réalité, elle était à deux doigts de prendre son enfant par la peau du cou, de l’expédier dans sa chambre en hurlant et, si possible, après avoir fait claquer toutes les portes de la maison !
Après ce bain prolongé, le capitaine s’était soucié de savoir s’il aurait assez de carburant pour faire la route en sens inverse. Il ne restait pas grand-chose dans le réservoir. La sécurité et le bon sens commandaient de faire le plein. Alors, les deux papas étaient partis au port de Porquerolles pour remplir le réservoir. La maman et les cinq enfants les avaient vus s’éloigner, puis disparaître. Le groupe resté sur l’île avait longuement profité des bienfaits de l’eau cristalline avant de se sécher et de recevoir, en cadeau, les derniers rayons du soleil. Les serviettes avaient été suspendues aux branches de bois flotté, couleur argentée. Les enfants jouaient les équilibristes le long des troncs abandonnés sur la plage. La maman faisait passer, de vie à trépas, les taons qui osaient s’attaquer à la chaire tendre des enfants. Les filles exécutaient des roues. Les garçons avaient trouvé refuge dans une sorte de tipi. Bientôt, le soleil aurait tourné, emportant avec lui la douce chaleur de ses rayons dorés. Elle regrettait de ne pas avoir un appareil photos car la lumière qui venait éclairer les visages des enfants, jeter des tâches fauves ou or dans leurs cheveux était magnifique. Alors, ses yeux et sa mémoire remplaçaient l’appareil qui lui faisait défaut.
Elle commençait à trouver le temps long. Elle se refroidissait. Bien que deux voiliers aient été au mouillage non loin de là, qu’elle ait vu passer un groupe de plongeurs et qu’elle sache l’île extrêmement fréquentée au mois d’août, son esprit s’était remémoré les premiers épisodes de la série « lost, les disparus ». Dans cette série, les rescapés d’un accident aérien apprennent à vivre et à survivre sur une île assez inhospitalière et moins déserte qu’ils auraient pu, dans les premiers temps, se l’imaginer. Ensuite, elle s’était rappelé les aventures de Robinson, rejoint par Vendredi. Au moment, où sa mémoire allait faire ressurgir des passages du terrible roman de William Golding « lord of the flies » porté à l’écran par Peter Brook , les enfants, tous en chœur, s’étaient écriés : « les voilà ! les voilà ! ». En effet, Exocet et les deux papas étaient en vue.
Le ciel s’assombrissait de plus en plus. Le vent se renforçait. Il était déjà sept heures et demie passées. Il valait mieux rentrer avant que les conditions météorologiques rendent la navigation vraiment difficile et qu’ils ne soient trempés jusqu’aux os. Par ailleurs, et ce détail était de taille : le papa-capitaine n’avait pas de lumière à bord. Il n’était donc pas autorisé à prendre la mer de nuit. Le dîner pique-nique serait pour une prochaine fois. On avait habillé les enfants chaudement et l’on était reparti en sens inverse. La mer était bien formée. On sentait le bateau surfer sur la crête des vagues. Numéro trois se serrait encore un peu plus contre sa maman. Il avait cesser de réclamer que cela aille plus vite. À l’avant, deux numéros un se partageaient le bout de triangle en bois clair. Les deux filles étaient assises sur les genoux. Dans les creux, elles décollaient avant de retomber sur plusieurs épaisseurs de serviettes de plage. Sur la banquette, les deux numéros deux éclataient de rire à chaque fois que le bateau s’écrasait à la surface de la mer.
Quand, enfin, l’équipage avait atteint l’entrée du port, le soleil était sur le point de faire la grande bascule de l’autre côté de la ligne d’horizon. Ce soir, la cale était à eux. Pas besoin d’attendre qu’une place se libère. Une fois débarqués et tandis que les parents déchargeaient le contenu du bateau, les enfants, prenant un peu d’avance sur la coupe du monde de rugby 2011, avaient initié une mêlée. Manque de chance, le môle s’était écroulé et tous les joueurs de rugby en herbe s’étaient retrouvés sur le dos ou à plat ventre, dans les flaques d’eau de mer. En se relevant, leurs vêtements étaient couverts de taches d’huile de moteur. Une vraie publicité pour une marque de lessive ou un très bon savon de Marseille. Ce dernier viendrait à bout des taches noires, très tests de Roschbach!
Quand on avait rejoint la jolie maison perdue au milieu des champs de figuiers, la nuit était totalement tombée. On avait improvisé un pique-nique sur la terrasse. C’était l’heure à laquelle le couple de lézards ocellés se promenait sur les murs. Comme tous les soirs et malgré des journées très remplies, les enfants avaient eu du mal à se coucher et, plus encore, à s’endormir. Excédé, un papa avait expédié son numéro un sur le canapé en cuir du salon. La maman avait trouvé la punition un peu sévère et, en même temps, s’était bien gardée d’intervenir. Dans son lit, elle avait eu du mal à fermer les yeux sur cette grande journée. Une pensée la préoccupait : elle craignait que, sans prise, son aînée soit dévorée par les moustiques. Finalement, elle avait partagé son inquiétude légitime avec son mari. De toute évidence, il avait déjà parcouru plus de la moitié du chemin conduisant à Morphée. Il lui avait rétorqué que si leur aînée se faisait piquer, cela lui servirait doublement de leçon! La maman n’avait plus rien dit. Elle s’était étendue sur le côté droit et avait envié la distance que son mari pouvait placer entre lui et leurs trois enfants. Elle devrait, peut-être, passer sous silence ce qui va suivre mais elle a décidé de jouer carte sur table. Plus tard, dans la nuit, elle s’était relevée, avait farfouillé dans les tiroirs à la recherche d’une prise, qu’elle avait trouvée et branchée dans le salon.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner