Enfin, le soleil s’impose sur le plateau. Ce matin, avec Fantôme, quand nous en avons fait le tour un brouillard épais l’enveloppait. Nous avons tout de même vu fuir à notre approche un groupe de cinq chevreuils. Je me demande toujours comment ils font pour arriver à courir dans la terre lourde et détrempée des champs sans blesser leurs si fines pattes.
Ce matin, à 7h00, Nawo, Victoire et moi attendions le car sur la place de l’ancienne gare. Quelques mètres sur notre droite, Léa avec son papa. J’avais mis la voiture à chauffer avant le départ et je m’étais une nouvelle fois rappelée notre hiver sarthois dans ce château que notre père avait loué tandis qu’il acceptait un poste à Paris et que nous restions là pour éviter un énième déménagement qui, dans tous les cas, arriverait toujours bien assez vite. A cette époque, le TGV ne reliait pas Paris en une heure et notre maman s’était retrouvée coincée sur l’autoroute enneigée alors qu’elle devait rejoindre son mari qui avait invité des amis à dîner. Il faisait très froid dans cette maison. Les courants d’air traversaient les pièces où la température devait difficilement atteindre les 17° alors que notre père dépensait une fortune en fioul. Notre mère mettait nos vêtements à chauffer sur le radiateur et nous les glissait sous les draps. Il gelait très fort dans la Sarthe l’hiver 1980. Ignorant qu’elle aurait pu faire sauter son pare-brise, notre mère jetait de l’eau bouillante pour faire fondre la glace. Nous avions une 4L. Je ne sais pas si c’est celle qui nous a accompagnés pendant nos quatre années martiniquaises et sur les ailes de laquelle j’avais collé des autocollants de la BNP. Notre mère était furieuse car il n’a jamais été possible de les enlever! Etait-ce cette 4L-la ou notre mère en avait-elle racheté une autre? Il faudrait que je lui pose la question.
Elle nous emmitouflait ma soeur et moi dans un vieux manteau de fourrure qui devait encore sentir « Shalimar » ou « Heure bleue ». Elle enfilait sur sa chemise de nuit un manteau et nous partions flanquées de Réo, la chienne que nos parents avaient recueillie à la Martinique et qui suivait notre mère partout. C’était un chien de garde redoutable. Quand nous arrivions au Mans devant l’école primaire de ma soeur ou les grilles de mon lycée, nous nous étions rendormies. Comme il était difficile alors de soulever les paupières, de s’extraire du manteau parfumé, d’ouvrir la portière et de sentir happée par la fin de nuit froide!
Ce matin, après avoir fait le tour du plateau avec Fantôme et les courses en vue du week-end « 14 ans de Louis et confirmation de Victoire », nous allons voir Muguette. Une odeur forte d’eau de javel flotte dans l’air. Je dépose mes crêpes sur la table de la cuisine. Nous nous installons dans la salle à manger et passons en revue le menu du déjeuner dominical. La semaine dernière, Muguette m’a prêté un grand plat pour y faire le gratin dauphinois. En souriant, elle m’a dit que si ce plat savait parler il pourrait en raconter des grandes tablées joyeuses à partager des tomates farcies ou des lasagnes. Muguette a raison: un crumble sera mieux pour le dessert que des petits fours. J’achèterai aussi des clémentines. Dans la semaine, j’airai chercher des pommes avec Muguette dans le verger. Muguette s’étonne que Jean-Marie ne soit pas venu « chabler » les pommiers (faire tomber les pommes). Il attendait la nouvelle lune mais cette dernière est maintenant passée. A la fête de la pomme, un monsieur charmant, bénévole au verger conservatoire, m’avait expliqué qu’on ne pressait pas les pommes avant le 18 novembre. Muguette se demande qui m’aidera à éplucher et à couper en lamelles fines les 5 kilos de pommes de terre.
Vendredi, notre maman arrivera dans l’après-midi. En fin de journée, c’est Céleste qui reviendra de Paris par le train. Le lendemain, pour le déjeuner, nous verrons arriver la mamie des enfants, la maman de Stéphane. Il faudra déjeuner de bonne heure car Victoire a une répétition de sa messe de confirmation à 13h00. Le soir, nous fêterons les 14 ans de Louis avec 9 jours d’avance. Le week-end suivant, Louis aura la joie de retrouver sa marraine et ses deux enfants qui ne sont pas venus nous voir depuis deux ans! Fichu virus! Je pourrai enfin lui rendre la serviette de toilette qu’elle avait oubliée.
Samedi soir, tandis que Victoire était à l’anniversaire de la maman de son Louis et que Stéphane et notre Louis suivaient le match de rugby France/Argentine, je me replongeais dans un petit livre « Eloge de la marche » du sociologue David Le Breton que j’avais acheté en 2000 avant que nous n’entreprenions notre tour du monde qui n’en fut pas vraiment un puisque nous n’avons pas pu découvrir le continent africain. Avec six mois de plus, nous nous serions offert une traversée africaine au départ de l’Ethiopie et à destination du Maroc. Je rêvais de découvrir les églises enterrées, la terre de la reine de Saba, le Mali et le Sahara. Tous les pays africains qui m’attiraient le plus sont tristement en guerre, grignoté par les forces djihadistes ou menacés de famine. Ce matin, sur France Inter, j’entendais qu’au Somaliland, la sécheresse est terrible. La population ne prend guère plus qu’un repas par jour et les familles n’ont plus les moyens de scolariser les filles qui les aident dans les champs ou font des kilomètres pour trouver de l’eau potable. Je repense à cet abruti qui lançait à son copain accroché à son caddie qu’il devrait « faire migrant car cela rapportait ».
J’avais lu ce livre de 168 pages publié aux éditions Métailié avec un vrai bonheur et alors que j’ignorais encore tout de la marche dans la durée et de la vie au grand air. Bien sûr, j’avais fait des randonnées d’une semaine dans les Alpes du nord ou dans les Pyrénées basques avec des amis mais nous dormions toujours dans des refuges. Nous ne transportions pas notre maison dans ses sacoches quand nous étions à vélo ou dans notre sac à dos quand nous marchions et étions identifiés comme des backpackers en anglais ou des randonneurs en français. Tout est juste dans l’essai de David Le Breton que j’ai découvert lors de mes recherches en thèse de droit privé car en explorant le corps il a été amené à étudier le don d’éléments et de produits du corps humain. Dans ses cours chapitres, il fait souvent référence à Stevenson, Thoreau ou encore Rimbaud ou Leigh Fermor. Je ne savais pas que Rimbaud attribuait le cancer qui rongeait ses genoux aux marches épuisantes dans le Harar.
Depuis que je tiens ce blog, j’ai consacré de nombreuses chroniques à ma passion pour la marche et à toutes celles que nous avons entreprises que ce soit pendant notre grand voyage ou en France. Sans nos parents, il est possible que je n’aurais jamais eu envie de marcher sur les traces de Stevenson. Nos parents avaient une véritable affection pour Stevenson et pour son ânesse Modestine. L’écrivain écossais et son ânesse s’invitaient à notre table quand nous étions dans le Gard, à Pont-Saint-Esprit. Notre père était un grand marcheur mais un marcheur nocturne et solitaire. Après ma naissance, notre mère a toujours eu le dos fragile si bien qu’elle n’entreprenait pas de grandes marches. J’ai souvent écrit que j’aurais aimé avoir des parents amoureux de la montagne, des parents qui auraient pu nous initier aussi à l’alpinisme et à l’ambiance des refuges. Je dis cela du haut de mes 52 ans mais, peut-être, qu’enfant, j’aurais détesté qu’on me fasse marcher tous les étés en montagne!
Nos enfants conservent de nos marches dans la durée de merveilleux souvenirs. Je pense pouvoir écrire que s’ils ont des enfants plus tard ils les feront marcher et camper. Rien n’est plus merveilleux qu’un plat de pâtes ou des tranches de saucisson après plusieurs heures de marche. Rien ne délasse plus qu’un bain improvisé dans le cours d’une rivière alors que le soleil décline. Rien n’est plus délicieux que de se glisser dans son sac de couchage après avoir regardé les étoiles dans le ciel. Rien n’est plus agréable que de retirer ses chaussures de marche et de laisser ses pieds respirer. La marche dans la durée permet de renouer avec les plaisirs les plus essentiels et de s’épurer.
Dés que je le pourrai, je partirai marcher plusieurs semaines et j’écrirai. Idéalement, je voudrais, comme les pèlerins du Moyen-Age, partir de la maison avec mon sac à dos et mon bâton. Je termine cette chronique avec un extrait d’un chapitre du livre de David Le Breton qui s’intitule « Ecrire le voyage ». « Tout voyage est discours, récit antérieur dans l’imaginaire du parcours et récit ultérieur aux amis ou aux rencontres de passage plus tard, de retour chez soi ou encore en chemin. L’écriture est la mémoire des évènements innombrables cueillis au fil du chemin, les émotions, les impressions ressenties. Une manière pour le voyageur d’échapper au temps en le transformant en pages de cahiers pour y revenir plus tard avec nostalgie et le revivre grâce aux mille repères jonchant le texte. La mémoire étant ce qu’elle est, la somme oubliée de nos marches est vertigineuse au regard de celles dont il nous reste des bribes ou rien du tout. Celles au cours desquelles nous avons tenu un journal demeurent vives à cause de l’effort qu’il a fallu fournir pour en noter régulièrement les péripéties et les lectures entreprises de temps en temps pour se baigner de souvenirs ou de nostalgie ou se remémorer les anciens épisodes d’un parcours avant de renouer avec lui. »
Quand nous étions à Calcutta, aux 3/4 de notre voyage, on nous a volé deux petits sacs à dos lesquels contenaient l’appareil-photos de Stéphane, toute notre pharmacie et le carnet que j’avais commencé à écrire à notre arrivée en Asie. J’y avais tout consigné dont notre plus belle marche au Népal de trois semaines dans le Rolwaling. Même épuisée, tous les soirs, je racontais notre journée. Les détails se perdent si vite. Quand nous sommes rentrés en France à la fin de l’année 2001 et que j’ai voulu faire le récit de nos aventures mon carnet sur l’Inde et le Népal m’a beaucoup manqué et je sais que ce que j’ai écrit en me fiant à ma mémoire était moins bien que ce que j’avais consigné jour après jour quand nous étions sur place.
La maison est calme. Cookie dort étendu de tout son long sur mon canapé. Fantôme est dans l’entrée. Depuis huit heures, Stéphane fait passer des entretiens en visio. Je ne me sépare plus des sabots dorés que ma soeur m’a offert. Le vent fait chalouper les branches du sapin. Une patiente va arriver. Cookie aura chauffé la place!
Passez une agréable semaine coupée par le 11 novembre.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner