Les jours s’étirent de plus en plus. Les oiseaux chantent joyeusement. Le prunus et le mirabellier sont en fleur. Le soleil est très présent mais une bise glaciale gifle le plateau et ses rares habitants. Je guette l’arrivée des tulipes. A l’automne dernier, Stéphane m’avait offert des oignons. Les jacinthes de Noël que je replante tous les ans ont commencé à se déplier. La rose de Noël que l’une de mes patientes m’avait offerte n’a donné qu’un fleur dont j’admire la délicatesse. La glycine et le lilas ont bourgeonné. Je regarde les oiseaux qui piquent dans les boules de graisse. La guerre semble si loin…Ce matin, en me réveillant, j’ai écouté la chanson que Sting a réenregistrée pour appeler à la fin du conflit en Ukraine « Russians ». C’est l’un de mes amis qui partage depuis plus de vingt ans sa vie entre l’Asie et le Moyen Orient qui me l’a envoyée. Sortie en 1985, je l’avais étudiée en anglais au lycée. Elle tourne en boucle dans ma tête depuis ce matin.
https://www.youtube.com/watch?v=r5qhS9Ic96A
Muguette va mieux. Nous nous sommes tous fait du souci pour elle. Le départ des moutons avait été compliqué. Sa vue baisse et elle a peur de tomber quand elle se déplace. Ce matin, elle m’a dit que si son mari était toujours là la maison serait pleine de boutures de géraniums et de semis de salade, de tomates et de courgettes. Je ne sais pas ce que Muguette a fait des magnifiques géraniums qui trônent habituellement dans l’entrée côté portail. Maintenant que son fils cadet a racheté une maison, il récupère les objets qu’il avait entreposés chez sa maman. Après avoir un peu râlé de se sentir envahie, Muguette s’était habituée à l’énorme boule-dogue français que des amis avaient offert à son fils après qu’il ait perdu le sien. Il y avait aussi un bouddha-fontaine et une réplique de l’un des soldats en terre retrouvés dans le mausolée de l’empereur Qin en Chine. Restent encore des lanternes, des bacs contenant du lierre, une vasque, un poisson et un couple de pigeons que Muguette soigne tous les matins avant Coco et ses dames. Muguette trouve maintenant que sa cour est vide et triste. J’ai dit à son fils que sa maman aimait beaucoup le poisson et il va le lui laisser. Ce sera notre petit secret.
Muguette est bien triste que Julien Cohen, l’un des présentateurs de son émission préférée « Affaire conclue » soit partie. Il se consacre désormais à ses maisons des brocantes. Il en a une dans la Somme et va en ouvrir une autre dans la Nièvre. Muguette a vraiment une passion pour les vieux objets. Ce matin, elle me racontait comment son mari avait sauvé une grande pelle de boulanger dont le bout portait des traces de brûlures et des corbeilles pour une baguette et un pain. Ils sont accrochés dans la cuisine. Muguette connait l’histoire de chaque objet. Elle a une très belle collection d’assiettes.
Ce matin, en marchant avec Fantôme, je repensais à des souvenirs de mon enfance: les bassines en fer dans lesquelles nous jouions l’été quand il n’y avait pas de piscine, le Nesquik que j’aimais manger à la cuillère au risque de m’étouffer, les pignons que nous ramassions dans le midi et qui nous noircissaient les mains, les courses en hiver dans des tas de feuilles mortes. Je me rappelais aussi ces trajets en voiture interminable pour aller, par exemple, de la Sarthe au Gard ou du Gard à la Charente-Maritime. Notre mère conduisait. Elle aimait rouler d’une traite. Notre père était préposé au pique-nique. Il nous préparait toujours des sandwichs dignes de grands chefs. Il faisait des revues de presse. Pas de téléphone portable. Pas de tablette. Nous avions nos walk-man ou des game boy. Sur celle de ma soeur, un gorille se déplaçant sur un échafaudage et sur la mienne un cuisiner essayant de rattraper des crêpes dans sa poêle. Nous écoutions des K7. C’est dans la voiture que j’ai mémorisé les paroles des chansons de Brel. Notre mère, elle, aimait beaucoup Marie-Paule Bell. « Les petits dieux de la maison » me font toujours pleurer. C’est incroyable comme la sensibilité à certaines choses peut se transmettre des parents aux enfants.
Récemment, j’ai découvert les chansons pour adultes d’Anne Sylvestre. Je ne connaissais que celles qu’elles avaient écrites et composées pour les enfants. C’est à sa mort le 30 novembre 2020 que j’ai appris qui était cette femme que je ne connaissais qu’au travers de son registre jeune public. J’ai découvert une femme libre, « désengagée » selon ses termes, qui a beaucoup milité pour l’émancipation des femmes. Elle a été l’une des premières femmes à écrire ses textes, des textes profonds, poétiques et pleins d’humour. Elle avait eu deux filles. L’une d’elles a perdu son fils, musicien de 24 ans, dans l’attentat du Bataclan. Ce matin, Le Monde avait fait une liste non exhaustive de films, de livres ou de chansons ayant trait à la condition des femmes. J’y ai découvert une chanson qui m’a beaucoup amusée « Clémence en vacances ». Elle y raconte comment Clémence, devenue une vieille dame, décide de ne plus rien faire dans la maison. Le voisinage la croit malade ou folle mais elle estime qu’elle a assez travaillé tout au long de sa vie. Elle laisse désormais Honoré, son mari, la remplacer dans les taches ménagères.
https://www.youtube.com/watch?v=0y2CpkZRGZQ
8 mars, c’était la journée internationale des droits des femmes. Si la journée internationale des droits des femmes tire son origine d’une manifestation pour le droit de vote des femmes organisée par Comité national de la femme du Parti socialiste américain et qui a eu lieu le dernier dimanche du mois de février 1909, c’est Lénine qui, en 1921, consacre la date du 8 mars journée des femmes en souvenir d’une manifestation des femmes en 1917 pour réclamer du pain et le retour de leur mari de la guerre. En 1977, l’ONU l’officialise au niveau mondial. Dans une trentaine de pays, ce jour est férié. C’est le cas dans certaines anciennes républiques de l’URSS comme l’Ukraine, la Moldavie ou la Biélorussie. Aujourd’hui, je pense à toutes les femmes de part le monde qui n’ont pas d’autre choix que celui de se montrer courageuses et de lutter pour leur vie et celle de leurs enfants. Les guerres sont des machines à broyer les êtres humains et servent de terreau aux haines futures. Je pense à nos deux grands-mères, modèles d’amour et de courage. Je pense à notre maman faisant toujours front à la barre du navire pris dans le gros temps. Je pense à ma soeur qui avance coute que coute. Je pense à nos filles, à mes nièces et à mes filleules. Je leur souhaite de s’épanouir autant que possible dans tous les domaines de leur vie sans avoir à faire des choix qui les amèneraient à s’éloigner d’elles-mêmes. On ne revient plus de certains chemins.
Samedi, anniversaire de notre grand-mère. Dimanche, fête des grands-mères. Voici que je postais sur Instagram : » Comme nous étions heureuses ma soeur et moi d’aller apporter des fleurs à notre grand-mère le jour de la fête des grands-mères. Elle était la reine du lapin cuisiné de mille et une manières et des cakes. Elle faisait tout en un tour de main sans recette, au talent comme disent nos enfants aujourd’hui. Notre grand-mère était née hier. Je parle souvent d’elle car elle a été et reste un exemple pour ma soeur et moi. Née sur les ruines fumantes de la première guerre mondiale en 1918 avec cette intuition troublante des natifs du poisson, elle avait l’oreille absolue et était premier prix de chant lyrique du conservatoire de Paris. Elle avait une voix de soprano. Au mariage de sa soeur (ou de l’un de ses deux frères?) elle avait chanté l’Ave Maria de Gounod. Ayant perdu très jeune son mari assassiné en avril 44 à Mauthausen et maman d’une petite fille née en 40, elle s’était installée chez ses parents et avait fait toute sa carrière à l’Opéra Garnier, sa seconde maison à moins qu’elle n’ait été la première. Elle était libre, artiste, sensible, drôle mais aussi possessive et autoritaire. Ma soeur a conservé l’une des tasses dans laquelle elle buvait son thé, souvent du Lapsang souchong (aujourd’hui introuvable). Quand je vois cette tasse, il me semble que notre grand-mère se réincarne dans les effluves du thé et l’odeur des brioches. Une très belle fête à toutes les grands-mères si précieuses pour leurs petits-enfants quand elles savent prendre le temps et ont corrigé les erreurs commises avec leurs enfants ».
« Hier, dans la matinée, Stéphane m’accompagne chez Muguette. Nous les trouvons Eugène et elle en grande conversation dans la cuisine devant une tasse de café. Si Eugène n’était pas si grand, avec son bonnet rouge, il pourrait ressembler à l’un des sept nains de Blanche Neige. J’ai cueilli dans un petit bois des jacinthes sauvages que je tends à Muguette pour la fête des grands-mères. Elle ne savait pas que c’était aujourd’hui. Elle taquine Stéphane au sujet du poulet qu’il va préparer. Notre maman arrive dans l’après-midi. J’ai sorti des tasses bleues et blanches venant du Japon que notre grand-mère m’avait donnée, préparé un gâteau poires/chocolat et sorti du thé du tigre acheté à Lille au palais des thés. Il vient de Taiwan et ressemble beaucoup à du Lapsang Souchong. Notre maman est bouleversée par ce qui se joue en Ukraine. Cela la rend malade. Comment ne pas l’être quand on a vu le jour l’été 1940, qu’on n’a jamais connu son papa, été traumatisée par des bombardements en Eure-et-Loir et vécu les années d’Occupation à Paris. La perle de la mer noire va être à son tour frappée par l’armée russe et nous sommes là au balcon de l’Europe tellement impuissants… »
Vous le savez: j’ai plaisir, parfois, à relire l’une de mes nombreuses chroniques. Je remonte le temps. Les images reviennent. Les émotions aussi. Je partage avec vous cette chronique écrit un peu avant que Victoire ne fête ses sept ans, en avril 2012. Je pense beaucoup aux enfants en ce moment, à tous les enfants qui ne devraient jamais voir leur vie bouleversée par la guerre, être séparés de ceux qu’ils aiment, quitter leur univers familier, entendre tomber des bombes et siffler des balles, monter dans des trains bondés ou marcher sur des routes dangereuses pour gagner des frontières. Les enfants devraient s’endormir paisiblement dans un lit bien bordé en serrant un doudou, retrouver leur maitresse et leurs camarades tous les matins, jouer à la marelle, toucher les nuages depuis une balançoire, rêver devant l’oiseau qui prend son envol et, surtout, se sentir en sécurité.
Dans les champs qui ne sont pas encore semés, les tracteurs ont repris leur ronde méthodique et poussiéreuse. A la faveur de ces rotations quotidiennes, les vitres de la voiture de la maman de trois se couvrent de poussière rouge. C’est à croire que, toutes les nuits, quand la maison dort, elle s’offre une virée dans le désert marocain. Le colza dresse fièrement ses têtes jaunes. Il regarde de haut les pousses de maïs encore si tendre. La terre est sèche. L’or jaune a soif. D’immenses gerbes d’eau retombent en gouttes fines. Dans le ciel, on aimerait surprendre la silhouette du planeur de Thomas Crown, à la condition de ne pas se voir infliger « Les moulins de mon cœur » interprété par Noël Harrisson. Le manque d’investissement du chanteur est à la hauteur de la rapidité à laquelle il exécute, en 1968, ce morceau magnifique.
La pluie a succédé aux bourrasques de vent. Les branches du sapin sont à l’arrêt. Les fleurs blanches du prunier ne s’envolent plus. Les pétales des tulipes ont résisté, de même que l’unique narcisse du jardin. Le prunus a déjà perdu toutes ses fleurs roses. En promenant son regard sur l’herbe qui aurait besoin de sentir passer sur elle la lame de la tondeuse, la maman de trois se demande si les enfants n’ont pas oublié, çà et là, quelques œufs en chocolat. Ici, les enfants croient encore au miracle des cloches. Ils se posent beaucoup de questions à leur sujet. Ainsi, s’étonnent-ils de ne jamais les voir traverser le ciel, que les œufs, lapins, homards et autres poussins tombent d’aussi haut sans jamais se faire mal.
Numéro deux a demandé pourquoi, chaque année, les chocolats étaient toujours dans les mêmes endroits. Numéro deux aura sept ans dans quelques jours. Numéro deux a grandi de plusieurs centimètres en quelques mois et, tous les soirs ou presque, se plaint de ses jambes qui lui font mal et que ses parents massent à tour de rôle. Numéro deux n’avait que cinq mois quand ils sont arrivés ici. Numéro deux, depuis qu’elle a percé les mystères de la lecture, ne s’endort pas avant d’avoir parcouru deux ou trois histoires. Numéro deux, à l’approche des rentrées scolaires, des débuts de nouvelles activités, a mal au ventre et craint de ne pas être à la hauteur. Numéro deux aime les carottes crues mais pas les carottes cuites, se désole que, dans sa famille, on mette si peu souvent la viande rouge au menu, aime un peu trop le sucre, le gras du jambon, oublie de boire.
Numéro deux aimerait arrêter de sucer son pouce mais n’y arrive pas. Numéro deux fait tout tout de suite tant elle déteste qu’on lui répète les choses ou redoute de s’exposer à la réprimande parentale. Numéro deux dont les deux dents de devant sont si peu pressées de repousser et dont les deux molaires de six ans, ces grosses dents qui poussent définitivement et ne passent jamais entre les pattes grises de la petite souris, ont presque fini de sortir. Numéro deux accorde tant d’attention à ce qu’elle porte, que, contrairement à sa mère ou à sa sœur aînée, elle ne boutonnerait jamais dimanche avec lundi, ne laisserait pas une mèche s’évader de sa queue de cheval et, dans le même temps, revient de l’école avec des ongles si noirs qu’on pourrait penser qu’elle y a jardiné toute la journée, attrape, sans appréhension, les vers de terre, les gendarmes, les scarabées et les petites araignées. Numéro deux, dans la famille, est la seule, le matin, devant son armoire, à hésiter entre deux tenues. Numéro deux et son sourire lumineux, la lumière dans ses yeux noisettes, la peau qui se hâle à la première journée de soleil, numéro deux qui cède devant les exigences de numéro un et numéro trois mais a tant de peine à prêter ses affaires.
Demain, numéro deux aura sept ans. La maman se voit encore installée à la table du petit salon de la vieille maison gardoise. Son bébé endormi, son aînée à la crèche, le visage tourné vers la lumière, elle tenait dans sa main un stylo-plume et, d’une écriture qu’elle espérait jolie, les faire-part couleur framboise écrasée se couvraient de la phrase suivante « Le front ceint de lilas et de glycine, je suis née au printemps, le 13 du mois d’avril ». Les étals du grand marché de la ville se paraient d’asperges vertes, de fraises de Carpentras et de tous ces délicieux légumes nouveaux qu’un père mort avant de devenir grand-père sublimait dans un navarin. Maintenant, elle se rappelle cette impression étrange en mangeant, par la magie de la congélation, un navarin cuisiné par son père, quelques mois après sa mort. Cette expérience troublante remonte à septembre 1999. Depuis, le navarin n’est plus qu’un souvenir gustatif, rangé parmi d’autres dont la saveur, si elle reste intacte, n’a pas été retrouvée tel ce gâteau à la broche du village de Cordes dans le Tarn ou encore les beignets de sa grand-mère.
Vendredi, certains rêveront de remporter la cagnotte de l’euromillion. Numéro deux et l’une de ses petites amies seront, elles, ravies de fêter à l’école leurs sept ans. Le lendemain, elles recommenceront à la maison. Comme à chaque fois, les parents de numéro deux appréhenderont légèrement cette journée tout en se réjouissant d’offrir à leur petite fille la fête la plus réussie possible. Avec un peu de chance, il fera beau. Les enfants s’égaieront dans le jardin, se balanceront frénétiquement dans le hamac, sauteront, par petites groupes, dans le trampoline, essaieront de faire tomber la pyramide de boites de conserve avec des balles de tennis, se mesureront à la course en sac, chercheront, les yeux bandés, à reconnaître des saveurs, des odeurs et des objets et applaudiront les deux héroïnes du jour après qu’elles aient soufflé leurs quatorze bougies.
Pour la première fois, la petite fille a formulé une demande spéciale : un framboisier de pâtissier et pas un gâteau au chocolat fait maison décoré par la fratrie. La maman a accepté et elle s’est souvenue de ses gâteaux d’anniversaire commandés par ses parents pour ses sept ans fêtés à la Martinique et de la bataille qui s’en était suivie. Les gâteaux étaient décorés de petites souris en chocolat. Comme il y avait beaucoup plus d’enfants que de souris les enfants s’étaient chamaillés pour les avoir !
Tout à l’heure, elle a noté que le lilas et la glycine commençaient à fleurir. Tout à l’heure, encore, en refermant une petite fenêtre en bois vert qui donne sur le jardin, elle a souri en regardant la punaise bleue qui y est plantée. Elle ne l’a jamais enlevée. Elle est là depuis septembre 2010. Elle avait servi à accrocher l’une des enveloppes du jeu de piste imaginé pour les sept ans de numéro un !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner