Chronique automnale (addendum)

magritte_chaussures.jpgUne fois n’est pas coutume, je ne m’effacerai pas derrière le « elle », derrière la maman d’un trio aussi merveilleux qu’épuisant. Ce court billet est à lire comme un addendum à ma dernière chronique automnale dans laquelle je parle des objets, des liens qui nous unissent à eux et de tout ce qu’ils nous racontent sur ceux qui nous les ont offerts, transmis, voire sur nous-mêmes quand c’est nous qui en avons fait l’acquisition.

Après avoir achevé mon texte, je me suis rappelée pourquoi et comment m’était venue cette affection particulière pour les objets. Il y a deux raisons. La première est familiale car mes parents étaient très sensibles à la valeur affective des objets. La seconde est liée à la découverte, en classe de philosophie, d’un texte écrit par Martin Heidegger et, sans doute, l’un de ses rares textes dont j’ai réussi à percer les mystères. Il y raconte la dure vie de labeur d’un paysan au travers de la paire de chaussures peinte par Vincent Van Gogh. Il est magnifique! Empirique, l’approche n’est pas sans rappeler la manière toujours si subtile avec laquelle Sherlock Holmes résoud ses enquêtes.

A l’heure de l’hyper consommation, à l’heure du tout-jetable, il peut être intéressant de porter un autre regard sur les objets. Il peut être intéressant, sans verser dans une forme d’aliénation, d’apprendre à les re considérer et, ce faisant, de repenser notre façon de les acquérir et de nous en défaire.

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

vangogh-chaussures-1885.jpg

 

Mais quel est le chemin qui conduit à ce qu’il y a de proprement produit dans le produit ? Comment expérimenter ce qu’est le produit en vérité ? La démarche maintenant nécessaire doit se tenir à l’écart des tentatives proposant tout aussitôt les diverses anticipations des interprétations courantes. Nous nous en assurerons au mieux en décrivant tout simplement, sans aucune théorie philosophique, un produit.

 

Comme exemple, prenons un produit connu : une paire de souliers de paysan. Pour les décrire, point n’est besoin de les avoir sous les yeux. Tout le monde en connaît. Mais comme il y va d’une description directe, il peut sembler bon de faciliter la vision sensible. Il suffit pour cela d’une illustration. Nous choisissons à cet effet un célèbre tableau de Van Gogh, qui a souvent peint de telles chaussures. Mais qu’y a-t-il là à voir ? Chacun sait de quoi se compose un soulier. S’il ne s’agit pas de sabot, ou de chaussures de filasse, il s’y trouve une se-melle de cuir et une empeigne, assemblées l’une à l’autre par des clous et de la couture. Un tel produit sert à chausser le pied. Matière et forme varient suivant l’usage, soit pour le travail aux champs, soit pour la danse.

 

Ces précisions ne font qu’exposer ce que nous savons déjà. L’être-produit du produit réside en son utilité. Mais qu’en est-il de cette dernière ? Saisissons-nous déjà, avec elle, ce qu’il y a de proprement produit dans le produit ? Ne devons-nous pas, pour y arriver, considérer lors de son service le produit servant à quelque chose ? C’est la paysanne aux champs qui porte les souliers. Là seulement ils sont ce qu’ils sont. Ils le sont d’une manière d’autant plus franche que la paysanne, durant son travail, y pense moins, ne les regardant point et ne les sentant même pas. Elle est debout et elle marche avec ces souliers. Voilà comment les souliers servent réellement. Au long du processus de l’usage du produit, le côté véritablement produit du produit doit réellement venir à notre rencontre.

 

Par contre, tant que nous nous contenterons de nous représenter une paire de souliers « comme ça », « en général », tant que nous nous contenterons de regarder sur un tableau de simples souliers vides, qui sont là sans être utilisés – nous n’apprendrons jamais ce qu’est en vérité l’être-produit du produit. D’après la toile de Van Gogh, nous ne pouvons même pas établir où se trouvent ces souliers. Autour de cette paire de souliers de paysan, il n’y a rigoureusement rien où ils puissent prendre place : rien qu’un espace vague. Même pas une motte de terre provenant du champ ou du sentier, ce qui pourrait au moins indiquer leur usage. Une paire de souliers de paysan, et rien de plus. Et pourtant, dans l’obscure intimité du creux de la chaussure est inscrite la fatigue des pas du labeur ; dans la rude et solide pesanteur du soulier est affermie la lente et opiniâtre foulée à travers champs, le long des sillons toujours semblables, s’étendant au loin sous la bise. Le cuir est marqué par la terre grasse et humide. Par-dessous les semelles s’étend la solitude du chemin de campagne qui se perd dans le soir. A travers ces chaussures passe l’appel silencieux de la terre, son don tacite du grain mûrissant, son secret refus d’elle-même dans l’aride jachère du champ hivernal. A travers ce produit repasse la muette inquiétude pour la sûreté du pain, la joie silencieuse de survivre à nouveau au besoin, l’angoisse de la naissance imminente, le frémissement sous la mort qui menace. Ce produit appartient à la terre, et il est à l’abri dans le monde de la paysanne. Au sein de cette appartenance protégée, le produit repose en lui-même.

 

Tout cela, peut-être que nous ne le lisons que sur les souliers du tableau. La paysanne, par contre, porte tout simplement les souliers. Mais ce « tout simplement » est-il si simple ? Quand, tard au soir, la paysanne bien fatiguée, met de côté ses chaussures ; quand chaque matin à l’aube elle les cherche, ou quand, au jour de repos, elle passe à côté d’elles, elle sait tout cela, sans qu’elle ait besoin d’observer ou de considérer quoi que ce soit. L’être-produit du produit réside bien en son utilité. Mais celle-ci à son tour repose dans la plénitude d’un être essentiel du produit. Nous l’appelons la solidité. Grâce à elle, la paysanne est confiée par ce produit à l’appel silencieux de la terre ; grâce au sol qu’offre le produit, à sa solidité, elle est soudée à son monde. Pour elle, et pour ceux qui sont avec elle comme elle, monde et terre ne sont là qu’ainsi : dans le produit. Nous disons « ne… que », mais ici la restriction a tort. Car c’est seulement la solidité du produit qui donne à ce monde si simple une stabilité bien à lui, en ne s’opposant pas à l’afflux permanent de la terre.