Quand j’étais enfant, je n’ai jamais cuisiné ou fait de pâtisserie avec l’un ou l’autre de nos parents. Notre mère n’aimait ni cuisiner ni faire les courses et, ce faisant, elle était chanceuse car le métier de notre père l’a durablement libérée de toutes les tâches liées à la domesticité. Notre père, lui, adorait aller au marché tous les samedis ou dimanches en fonction des endroits où nous avons vécu et, ensuite, se retrancher dans sa cuisine, seul, avec sa radio, pour y élaborer toutes sortes de plats délicieux : des entrées chaudes ou froides et des plats de résistance. Les desserts étaient rares. Il ne les aimait pas. Au début, avec notre mère, pour lui complaire, quand ils étaient étudiants, il s’était infligé des après-midis dans des salons de thé à manger des gâteaux alors qu’il préférait nettement l’ambiance cosmopolite de « Chez Georges », au 11 de la rue des Canettes. Si je me rappelle bien ce que notre père disait, Georges était grec et, dans son établissement, se pressaient pas mal d’artistes dont Boby Lapointe. Notre père racontait avoir, par une nuit sans escale et sans lune, écrit les paroles d’une chanson pour Boby. Il adorait raconter des histoires. On ne saura jamais si c’était vrai. Cela participe du mythe ! Sorti du Paris-Brest et du chocolat de cuisine, notre père n’aimait pas les choses artificiellement sucrées. Car, par ailleurs, dès le retour du soleil et lors des séjours gardois, il pouvait se nourrir exclusivement de fruits. La cuisine, il la pensait et il la vivait seul. Il disait, en riant, que la présence d’une femme dans une cuisine faisait tourner les sauces ! Il achetait des revues culinaires et passait des heures à les compulser. Puis, venait le moment de la chasse aux trésors car il fallait se mettre en quête d’ingrédients difficiles à trouver dans une petite ville gardoise, plongée dans un sommeil aussi profond que celui de la belle au bois dormant.
Si la cuisine m’était interdite, j’avais le droit, pour ne pas dire le devoir moral, de l’accompagner au marché. C’est avec lui que j’ai appris les us et coutumes de la vie autour des étals et aux comptoirs des cafés. Il avait toujours le mot gentil qui touchait ou le propos qui faisait sourire. Il prenait son temps. Il était heureux au milieu des gens, tous les gens. Il nous disait à ma sœur et à moi : quand vous arrivez dans un lieu que vous ne connaissez pas, si vous voulez en prendre le pouls rapidement, allez au marché et au comptoir d’un café. Parfois, je me dis qu’il avait quelque chose d’une barbouze, façon Audiard et Lautner. Il écoutait beaucoup. Il enregistrait. Il synthétisait. Il anticipait. Il se fondait dans tous les décors, dans tous les milieux. Ce n’est sans doute par un hasard si, un matin, sur l’allée Mistral du marché de Pont que nous avons arpenté ensemble des centaines de fois, il m’a semblé le voir de dos, avec son long loden vert, son buste légèrement fléchi vers l’avant et cette paire de chaussures en cuire montantes qu’il affectionnait tant. Je suis restée interdite ! Il était mort depuis cinq ans et là, brutalement, il était devant moi ! Il me suffisait de quelques pas et je serais à sa hauteur et saurais si c’était bien lui. Je respirerais son parfum à la lavande « Pour un homme » de Caron. Je n’ai pas bougé et j’ai laissé le long loden vert disparaître au milieu de la foule. Je préférais ne pas savoir et, moi aussi, fabriquer du mythe ! Le mythe, cela a du bon parfois : cela rend léger la réalité !
Quand nos parents ne se concertaient pas et que notre mère se décidait à se rendre au marché, ils en rapportaient exactement les mêmes choses. Je n’ai jamais vu notre père revenir du marché sans fleurs pour notre mère. Le plus souvent, il choisissait des tulipes si fraîches qu’elles mettraient une semaine à s’ouvrir ou de magnifiques glaïeuls qui commençaient leur vie dans un immense vase posé directement parterre et la finissait dans un petit vase sur une table ou le dessus d’une commode.
Il n’y avait qu’un seul moment dans l’année où notre père nous autorisait ma sœur et moi à entrer dans la cuisine : c’était pour la réalisation de la sacro-sainte bûche au chocolat et à la purée de marron ! Mais, il lui revenait de couvrir le dessus du biscuit roulé du mélange marron, chocolat, crème fraîche et sucre vanillé et d’en sculpter les aspérités à la fourchette. Il s’amusait follement. Le mélange se retrouvait projeté sur les carreaux de la cuisine. On aurait dit un artiste en pleine transe signant son œuvre ! Ensuite, la bûche, dont nous mangerions pendant une semaine et que notre mère mouillerait de rhum vieux rapporté par dizaines de litres de la Martinique, était placée au froid avant que nous ne la décorions avec une armée de petits sujets kitsch à souhait conservés d’une année sur l’autre dans l’un des tiroirs de la dessert de la salle à manger.
Notre mère n’aimait ni cuisiner ni faire de gâteaux mais elle était et est toujours terriblement gourmande. C’est à l’âge de sept ans que j’ai réalisé, en Martinique, sous le contrôle d’Emile, notre cuisinière, mon premier gâteau roulé au chocolat parfumé avec un zest de citron vert. Quand notre mère nous laissait seules ma sœur et moi, à l’époque où nous vivions dans la Sarthe, et que notre père travaillait à Paris, je concoctais pour notre dîner une sorte de plâtre à base de purée mélangée à du jambon mixé. Nous adorions cela ! Nos enfants, aussi ! On appelle ça la purée rose. Je faisais des gâteaux au chocolat, des truffes, des crêpes. Je n’ai pas le souvenir d’avoir jamais eu peur d’allumer les feux du gaz ou le four. J’avais un tablier, splendide, représentant la panthère rose armée d’un poêle faisant sauter une crêpe. Il est toujours accroché dans la cuisine de Pont Saint Esprit. Avec ma sœur, nous faisions des sablés. J’avais beaucoup de mal à résister à la tentation que représentait pour moi la pâte crue ! Nos numéros deux et trois ont hérité ce gène diabolique de la pâte crue : pâte à tarte, pâte à sablés, pâte du gâteau au yaourt, pâte du gâteau au chocolat et pâte à crêpe ! Je devrais dire « appareil » mais je n’aime pas ce terme, trop technique à mon goût ! Je ne suis pas une intellectuelle, une personne qui aime à jongler avec des idées et des concepts. Je suis une personne qui aime les gens et les sens mais ne jongle pas avec…C’est une chance !
Comme beaucoup d’entre nous, je me disais que lorsque je serais devenue maman, je ferais avec mes enfants des choses que la nôtre n’avait pas faites avec nous comme de la cuisine et de la pâtisserie. Je ne voulais pas passer à côté de ces plaisirs simples au nom de considérations ménagères. C’est ainsi, également, que j’ai tenu à soigner, à un stade déjà avancé, ma maniaquerie congénitale, avant que je n’impose le port de patins à toute personne pénétrant chez nous (dont mes patients !) avec l’entrée d’un magnifique chien dans notre univers. Désormais, je retrouve des poils jusque dans le bac à légumes du réfrigérateur. Notre canapé sent le chien mouillé. Le damier noir et blanc de la grande pièce du bas de la maison se couvre de traces de pattes humides et boueuses à chaque fois qu’il pleut. Inlassablement, je nettoie. Je ne suis pas complètement guérie, mais je ne me rends plus malade. Fantôme est une source quotidienne de joie et, tous les matins, quand, à six heures, je gagne à tâtons l’entrée, plongée dans la nuit, j’entends les battements de queue de notre bel Australien fouettant la commode « retour d’Egypte ». Notre maison n’est pas un musée ! Elle vit et je ne perds jamais de vue qu’il viendra bien assez vite ce jour où, les trois enfants envolés du nid, l’entrée sera impeccable. On ne buttera plus dans les cartables et les sacs de sport. On ne shootera plus dans les playmobil et les brosses des filles.
Les enfants étaient très jeunes quand nous avons commencé à partager avec eux le plaisir de cuisiner. Avec leur papa, ils ont appris les sauces et la recette du poulet au citron et aux tomates que leur papa tient de leur papi ! Avec moi, ils ont plutôt exploré le monde des gâteaux. Bien sûr, nous avons démarré avec le célèbre gâteau au yaourt. J’aime beaucoup ce gâteau car on a besoin de trois œufs et que cela fait un œuf par enfant ! En effet, il s’avère plus complexe de partager équitablement sachet de sucre vanillé et sachet de levure chimique. On a expérimenté à peu près au même moment les sablés avec les trois enfants ou, avec une quinzaine d’autres, comme une des activités proposées pendant un anniversaire. Louis s’énerve toujours avec les formes « petite fille » et « hippopotame » car une partie de la pâte reste prisonnière du découpage. Les enfants se lancent toujours dans les sablés avec un enthousiasme qui fait plaisir à voir. La farine vole, la pâte colle. Fantôme lèche le carrelage. Victoire et Louis prélèvent une taxe de pâte crue sur chaque fournée. Et puis, lentement mais sûrement, l’enthousiasme retombe. La pâte crue reste sur les estomacs qui sont devenus lourds et j’entends : « dis, maman, cela ne t’ennuie pas trop de finir sans nous ? ». « Ben, non, mes chéris, cela ne me dérange pas du tout ! ». Les enfants s’envolent alors comme des perdreaux au-dessus des champs. Et, dans ma tête, je pense : « mais non, mes chéris, maman adore laver la vingtaine de formes biscornues que vous avez utilisées, nettoyer la table couverte de farine, essuyer vos traces de doigts bien grasses sur les dossiers des fauteuils transparents qui les mettent si bien en valeur dans la lumière du soleil hivernal et finir de superviser la cuisson des sablés. Maman aime tellement vous voir heureux, vous voir exprimer en grand toute votre créativité et l’aider ainsi généreusement à canaliser, avec les reliefs de vos expérimentations diverses dont le vernis à l’œuf et à la cassonade, son énergie diabolique ! »
A Noël, Louis à qui ses grands-parents paternels avaient déjà offert un tablier, une toque, des maniques a trouvé au pied du sapin une boîte pour réaliser des macarons. Il était tout content car, peu de temps avant, il m’avait dit : « tu sais, maman, si tu avais eu un quatrième enfant et si cela avait été un garçon, je lui aurais appris à faire des gâteaux ». J’en avais déduit que s’il s’était agi d’une fille, il n’aurait pas aimé transmettre ses connaissances culinaires ! Nous étions à peine rentrés du Gard. Les valises étaient justes rangées, les vêtements séchaient sur les fils que Louis et ses sœurs demandaient à faire des macarons. Je n’en avais fait qu’une seule fois, avant Noël, en décembre 2004. J’étais enceinte de Victoire. Je n’avais aucun des ustensiles requis pour la réalisation des macarons et cela fut un vrai désastre. Ils étaient plats comme des soles et la ganache au chocolat avait coulé telle la lave le long de l’Etna. Peu habituée à rater quelque chose en cuisine, j’étais vexée et préférais laisser aux spécialistes la réalisation des macarons. La France allait d’ailleurs entrer pour de longues années dans une véritable macaronmania !
Je chassais ce souvenir et marchais droit vers le bas du meuble jaune pour en sortir, dissimulée derrière les bouteilles d’alcool et de sirop, la boîte que Louis avait reçue à Noël. Chaque enfant a passé autour de son cou un tablier et noué les deux pans dans son dos. Les mains étaient lavées, les cheveux longs de Céleste attachés, on pouvait attaquer. Louis a versé dans un récipient le sucre glace et la poudre d’amandes que Céleste a mixés. Victoire a passé la poudre au tamis. Opération jugée fastidieuse ! C’est encore Victoire qui a mis dans la casserole les 8cl d’eau et le sucre en poudre. Le mélange a été porté à ébullition mais comme nous n’avions pas de thermomètre nous n’avons pas pu nous assurer que nous n’excédions pas les 110 degrés. Louis et Céleste ont tenté d’obtenir 80 grammes de blancs d’œufs qu’ils ont monté en neige très ferme. Tandis que Céleste faisait couler lentement le sirop sur les blancs, Victoire continuait à tenir le batteur. Louis a mis 80 grammes de blancs d’œufs dans le mélange poudre d’amandes-sucre glace que notre petit livre nomme « tant pour tant ». Les enfants ont opté pour un colorant bleu dont ils ont fait tomber les dernières gouttes dans la pâte d’amandes. Les trois enfants se sont relayés dans l’étape du macaronnage, moment où on incorpore avec délicatesse, petit à petite, la meringue à la pâte d’amandes. Nous avons couvert de papier sulfurisé notre plaque et Céleste s’est saisie de la douille dont elle a rempli la poche avec le mélange vert. Elle a déposé des cercles et, aussi, rempli des moules en forme de cœur. Victoire et Louis ont tenu à faire leurs cercles et c’est Céleste qui continuait à remplir la douille. Nous n’avons pas réussi à laisser le macaronnage sécher une heure avant de l’enfourner pour 15 minutes à 145°.
Quand nous avons sorti nos premiers macarons du four, ils avaient craquelé et les décoller du papier sulfurisé ne fut pas une simple affaire ! Ils étaient craquants à souhait sur le dessus et bien moelleux à l’intérieur. Nous avons opté pour la confiture de fraises et la confiture de framboises. Nous les avons déposés sur un joli plat et décorés avec les sujets kitsch qui auraient du donner des couleurs à la traditionnelle bûche de Noël dont ma mère n’avait pas voulue cette année et que j’avais glissés dans ma valise. Pour un premier essai de macarons en famille, les enfants et moi étions ravis. Ils étaient absolument délicieux et pas écoeurants. L’avantage de la confiture sur la ganache. Nos efforts devront porter sur l’aspect visuel. Les enfants sont déjà partants pour un deuxième essai !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
Oui ,ton Papa a bien écrit une chanson mais je ne sais pas si c’était pour Boby Lapointe ,les paroles seraient même enregistrées à la SACEM