Dans « présence pure », Christian Bobin raconte avec une tendresse infinie les heures de ce père enfermé dans la maladie d’Alzheimer. Pudiquement, il dit cette vie cloîtrée dans une institution spécialisée, la souffrance face à une conscience si voilée que les contours en ont disparu et que rien, désormais, ne pourra redessiner. Les mots, les lettres, les chiffres, les noms, les prénoms, les lieux, les souvenirs, tout s’efface. La maladie est comme le vent qui gomme les rides des dunes dans le Sahara. Christian Bobin écrit comme, autrefois, les artisans du Moyen-Age travaillaient leur ouvrage, sans impatience et dans une recherche de perfection. Jeune, il a gagné la sagesse des anciens.
Ce serait merveilleux si les résidents des maisons de retraite se voyaient reconnaître le droit de prendre leur temps : le temps de se lever le matin à leur rythme, de faire leur toilette, de prendre leur petit-déjeuner, de s’habiller, d’enfiler leurs chaussures ou leurs chaussons. Pourquoi se presser quand, toutes ces petites taches accomplies, resteront tant d’heures flottantes, désoeuvrées ? Mais, dans les maisons de retraite, le personnel encadrant, toujours en sous-effectif, a un planning très serré à respecter. Il est obligé (et il en souffre) de réveiller des personnes profondément endormies qui ont pu avoir eu du mal à trouver le sommeil la veille, de les bousculer dans leur rythme. La plupart, malheureusement, ne sont plus en mesure de prendre soin d’elles-mêmes sans aide. Alors, il faut les sortir du lit, les installer dans un fauteuil, les assister pour tant de choses si simples pour elles par le passé. Cette aide, parfois, les blessent dans leur intimité, génèrent de la colère, une grande frustration, un sentiment profond d’inutilité, l’envie de dévisser.
Notre grand-mère maternelle a eu la chance de pouvoir rester chez elle, de ne pas quitter son univers, de demeurer dans la conscience des êtres et des choses, de ne perdre ni sa mobilité ni son ouï extraordinaire. Son unique fille, notre mère, qui habitait à dix minutes en voiture, venait la voir tous les jours et, les derniers temps, lui faisait ses courses et essayait de partager au moins un repas avec elle. Notre grand-mère ne voulait pas entendre parler d’une aide à domicile. Notre grand-mère qui avait été une très bonne cuisinière, concoctant en un temps record des civets, de la ratatouille, des tourtes, des tartes, des gâteaux, des beignets de carnaval vivait essentiellement de litres de thé, de pain grillé ou de tranches de cake. Comme beaucoup d’anxieux, de natures passionnées, et de personnes ayant vécu des chocs émotionnels très violents, son cœur était fragile. Depuis un très grave infarctus à l’âge de cinquante ans, elle était obligée d’avaler quatre fois par jour un grand nombre de pilules. C’est notre mère qui, tous les dimanches soirs, lui préparait son pilulier dont le contenu changeait au gré des analyses et des semaines. Je revois notre mère, le visage affichant une concentration maximale, penchée sur ce rectangle blanc avec des compartiments orange, la table couverte de boîtes de médicaments dont certains devaient être fractionnés. Gare à celui qui l’aurait interrompue à ce moment-là ! Elle tremblait à l’idée de commettre une erreur dans les prescriptions et de devoir tout recommencer. Régulièrement, le soir, tard, notre grand-mère, paniquée, appelait sa fille. Elle s’était trompée dans la prise des médicaments. Elle avait pris deux fois les mêmes ou, alors, elle en avait oubliés.
Notre grand-mère s’est éteinte à l’hôpital dans une unité de réanimation. Ses reins ne fonctionnaient plus. Son cœur était fatigué d’avoir battu la chamade, d’avoir tant tremblé pour ceux qu’elle aimait, de s’être battu dans son métier à l’opéra Garnier, d’avoir vécu sans souci, jamais, de s’économiser. Elle est partie entourée par des infirmières. Sa peur de la mort était si puissante et, à la fin, elle souffrait tant, que lorsque notre mère est arrivée à l’hôpital, elle a constaté que notre grand-mère avait enfoncé ses ongles dans les paumes de ses mains si fortement qu’elles étaient marquées. En écrivant ces lignes, l’émotion me gagne. Je pense à ce que notre mère a dû éprouver face aux grands yeux à jamais fermés de cette mère adorée. Notre père était mort depuis presque dix ans. Ni ma sœur ni moi n’étions là pour la prendre dans nos bras. Pendant les semaines froides, je porte sur mes épaules l’un des nombreux plaids de notre grand-mère, un plaid en mohair bleu-ciel venu d’Ecosse. Elle se rappelle à moi tous les jours dans toutes sortes de petites choses qui m’attachent à elle et la gardent vivante.
Ma sœur vit aux Etats-Unis. Je suis à une heure quinze de Paris. Notre mère nous a dit depuis longtemps avoir pris des dispositions pour ne pas peser sur nous, nos vies de famille, nos équilibres de couple. Je suis comme elle. Je ne voudrais pas être un poids pour nos enfants. J’espère que Stéphane et moi arriverons à vieillir aussi bien que Katharine Hepburn et Henry Fonda dans ce film si poignant « la maison du lac ». Mon mari le sait : je ne supporterai pas de me dégrader intellectuellement et physiquement au point de ne plus être en mesure d’exprimer un consentement libre et éclairé. J’ai été très marquée par un autre film américain remarquable « Still Alice » qui montre comment une femme, professeur d’université âgée d’une cinquantaine d’années, est frappée par une forme d’Alzheimer à caractère familial et à évolution extrêmement rapide. Tout ce que cette femme met en œuvre pour réussir à mettre un terme à sa vie quand elle aura atteint ce stade où elle ne sera plus dans la conscience de ce dont elle souffre est bouleversant !
Nous n’avons jamais connu notre grand-père maternel. Comme la tempête a déposé Mary Poppins devant la maison des Banks, c’est un médecin traitant qui a conduit chez moi un monsieur délicieux qui aurait pu être ce grand-père ! Il avait besoin d’être aidé à accepter définitivement la décision la plus dure qu’il ait due prendre dans toute sa vie : se résoudre à confier sa femme à une maison de retraite. Cette femme, cette compagne, cette sœur dans la foi, la mère de leurs enfants, souffrait de la maladie d’Alzheimer. La maladie était déjà bien avancée. Son mari avait fait l’impossible pour la garder auprès de lui, dans leur maison qu’ils avaient vu sortir de terre ensemble et dont les larges baies vitrées donnent sur la forêt. Comme pour beaucoup de malades, la maladie avait gagné sa femme par étapes. Cette femme qui, toute sa vie, avait fait don de son temps, de son énergie aux autres en tant qu’éducatrice spécialisée, directrice d’une maison pour handicapés moteurs et mentaux, élue municipale et membre actif de leur paroisse, avait eu plaisir à entretenir une correspondance suivie avec certains de ses proches. Tous les jours, elle se rendait à la boîte aux lettres mais elle ne réussissait plus à retrouver le chemin du retour. Comme, avec le temps, elle avait de plus en plus de mal à suivre une conversation, elle avait feint la surdité. Elle confondait le jour et la nuit.
Son mari était à bout de force et dans l’angoisse, si souvent, qu’elle tombe et se blesse. Alors, aidé par leurs quatre enfants et leur médecin traitant, il s’était décidé à installer sa femme dans une maison de retraite dont elle ne connaîtrait que le quartier dit « rouge », lieu appelé « cantou », mot occitan voulant dire « au coin du feu » et réservé aux résidents souffrant de cette maladie. Bien des années avant, la main dans la main, ils avaient été choisir une maison de retraite pour leurs « vieux jours ». Cette maison passe pour la plus agréable ici et les personnes qui y travaillent sont toutes incroyablement généreuses et motivées. Mais, en dépit des fauteuils colorés de l’entrée, des animaux qui s’y promènent, de la lumière du soleil qui pénètre par les grandes ouvertures, de l’espace dédié aux coiffeuses, des activités proposées, des sorties à la piscine pour les plus vaillants, cela demeure un univers fermé dont on ne sort plus à moins d’y être invité par un proche ; un monde dans lequel l’univers se réduit vite à une petite chambre, des couloirs, des espaces communs et où le temps, enfin, suspend son vol.
Quand mon travail m’y conduit, je me demande vraiment comment on peut réussir à être heureux dans un tel lieu. Parmi les personnes qui prodiguent des soins aux résidents, plusieurs m’ont confié avoir eu du mal à accepter que des enfants en arrivent à confier leurs parents dépendants à des institutions. C’est qu’elles avaient vu leurs grands-parents rester chez eux jusqu’au bout et y mourir et leurs parents, tantes et oncles se relayer pour les assister au quotidien. Le temps passant, elles ont réussi à comprendre les raisons qui pouvaient amener des familles à faire ce choix pour leurs parents entrés dans le grand âge : une dépendance importante à des soins, l’éloignement géographique, le travail, le conjoint, la fatigue, la difficulté à faire face à sa propre fin et, aussi, des comportements maltraitants des parents vis à vis de leurs enfants qui ont perduré alors que les enfants étaient devenus des adultes.
De séance en séance, c’est tissé entre ce monsieur et moi un lien dépassant celui qui unit traditionnellement un patient à son thérapeute. Comme la plupart des hommes de sa génération et ayant reçu cette éducation que je connais si bien et qui fabrique de remarquables personnalités « toile cirée », il ne lui était pas facile, au début, de parler de lui, d’évoquer ses souvenirs d’enfant et de jeune homme dans le Berry, ses années d’études, ses relations, parfois complexes, avec ses frères et sœurs, la liquidation de l’usine familiale, sa rencontre avec sa future femme sur un bord de chemin en Provence par une très chaude après-midi d’été, leur mariage, peu de temps après que l’un des frères de sa femme ait trouvé la mort en Indochine pendant la terrible bataille de Dien Bien Phu, l’importance de Marthe Robin dans la vie de sa femme, la naissance de leurs trois filles et, enfin, de ce fils que sa femme voulait tant et dont la conception serait dû à un secret confié au mari par le gynécologue de sa femme (mon patient a refusé de me le révéler…), la construction pas toujours facile de sa vie professionnelle faite de nombreux déménagements au début et, par la suite, de déplacements fréquents, cette année passée au Mali, à Bamako et, l’heure de la retraite venue, les engagements forts en tant que visiteur de prison, accompagnant de personnes en fin de vie après avoir été formé par Marie de Hennezel, soutien chrétien de familles venant de perdre un proche et, également, famille d’accueil pour des jeunes gens de différentes nationalités fuyant des pays en proie à des guerres civiles.
Au début, cet homme merveilleux avait beaucoup de mal à trouver le chemin qui conduit à la détente tant morale que physique. Il était gêné de se déchausser et de s’étendre sur le canapé. Il refusait que je couvre ses pieds avec le sac de couchage. Il était si fatigué qu’il craignait de s’endormir. Mais, avec le temps, il a accepté de « jouer le jeu », de se laisser aller, d’apprendre des exercices de respiration et a été heureux de retrouver des souvenirs agréables de sa vie passée, des moments remontés de l’enfance, des premiers temps avec sa femme qui ne l’était pas encore, de vacances avec leurs enfants à la montagne. Il s’est apaisé également après que sa femme, qui avait très mal réagi à ce changement de vie refusant de s’alimenter, ait retrouvé son sourire, sa gaieté. Il a accepté de faire le deuil de cette femme admirable qui l’avait accompagné presque soixante ans et a continué à l’aimer pour la lumière éclairant ses yeux à son arrivée, les airs qu’elle fredonne et ses incroyables « je t’aime » qu’elle lui adresse au détour d’une visite et qui le rendent si heureux.
Nos rencontres hebdomadaires se sont espacées. Les beaux jours sont revenus. La forêt devant les grandes baies vitrées de leur maison avait retrouvé toutes ses couleurs, sa magie, son espérance. Puis, l’autre jour, Paul m’a appelée. Il avait besoin que je l’aide à voir clair en lui. J’ai tout de suite pensé qu’il envisageait de rejoindre sa femme dans la maison de retraite. Il m’avait dit souhaiter pouvoir faire lui-même sa valise. C’est à dire décider librement de mettre sa maison en vente, de régler ses affaires et d’entrer dans une institution. Il ne voulait en aucun cas être un fardeau pour les siens et attendre la dépendance pour rejoindre son épouse.
J’ai ouvert la porte. Je l’ai vu avancer d’un pas posé mais sans peur sur les graviers. Il portait sa sacoche en cuir et cette belle barbe faussement sage. Avant que je ne dise quoi que ce soit, il a anticipé : « oui, je sais, faire attention à la margelle, puis à la marche et ne pas s’assommer en passant la porte ! Je n’ai pas oublié vos recommandations ! ». Cette fois-ci, il n’a pas eu envie de s’étendre. Il est resté assis sur le bord du canapé refusant mon offre d’un coussin pour son dos. Il m’a dit avoir appelé son notaire pour procéder à une évaluation de la maison. Il ne se sentait plus la force d’affronter un nouvel hiver solitaire, de regarder, depuis la baie vitrée, les branches sans feuilles des arbres de la forêt, d’assister à la lente agonie du jour, de se sentir ployer sous le manteau de la nuit et du silence. Ses enfants viennent souvent le voir. Les petits-enfants ont leur vie. Il ne leur en veut pas de ne pas être plus présent. Chez cet homme profondément chrétien, l’entrée en maison de retraite m’a semblé correspondre à une entrée dans un monastère avec une recherche de détachement matériel forte, la volonté de s’épurer. Je lui ai demandé comment il projetait ses journées dans cette maison. Il m’a dit qu’il dormirait beaucoup et qu’il lirait. Il souhaitait conserver sa voiture pour aller et venir à sa guise mais ne savait pas dans quelle mesure cela serait envisageable. Mon cœur s’est serré en imaginant cet homme qui aura quatre-vingt huit ans au printemps dans cette maison. Comment supportera-t-il cette forme d’enfermement, ces résidents qui sont, pour la plupart, incapables de se déplacer seuls, les personnalités méchantes et mesquines, les esprits fatigués, cette vie collective avec des êtres si différents de lui, des êtres partiellement dans la nuit quand il se tient encore du côté de la lumière ?
Je lui ai parlé de mon oncle et parrain, Bernard, qui vit en Sologne et a presque dix ans de plus que lui. Sa femme est également atteinte de la maladie d’Alzheimer et elle ne reconnaît plus ni leurs cinq enfants ni son mari qu’elle appelle « papa ». Comme Paul, Bernard a beaucoup attendu avant d’accepter que sa femme ne rentre dans une maison de retraite. On lui apporte ses repas à domicile que, bien sûr, il trouve infectes. Ses enfants, très tendres et aimants, se relaient tous les week-ends auprès de leur père pour rompre son isolement. Un père souvent de mauvaise humeur, las de vivre cette vie-là et en colère contre la terre entière ! Il s’ennuie beaucoup, quitte peu son lit, a le souffle court et n’écrit plus. Il a terminé ses mémoires auxquelles il a consacré de longues années de sa vie. Il les a appelées « Heute ». Bernard a accompli un travail remarquable et d’une grande originalité : chaque chapitre correspond à une heure de sa vie revisitée de manière non chronologique et le dernier chapitre, le vingt-quatrième reste vierge. C’est celui de la mort, celui qu’éventuellement, les autres écriront pour lui. J’avais prêté « Heute » à Paul qui l’avait beaucoup apprécié mais qui ne voyait, lui, aucun intérêt à fixer par écrit les grandes heures de sa vie.
Au printemps, je retournerai faire une petite visite à Paul. Il m’offrira un chocolat chaud et des madeleines. Il aura lu le livre de notre cousin, Jean-Guilhem Xerri, « A quoi sert un chrétien ? » que je lui ai prêté jeudi dernier. Je sais qu’il se sera reconnu dans la pensée de Jean-Guilhem : être chrétien, justement c’est ETRE, donner l’exemple et non professer sa foi sans la vivre au quotidien. Paul est comme moi. Il s’indigne de voir de « bons » chrétiens aller à la messe tous les dimanches, se donner à eux-mêmes ce temps de prière et ne pas être capables, le porche de l’église franchi, de mettre leurs pas dans ceux du Christ.
A la lecture de l’essai de Sir Ken Robinson « trouver son élément », j’ai compris ce qui faisait le lien entre ma vocation pour la transmission d’un savoir et ma passion pour la thérapie : ce désir d’aider l’autre à sortir de lui-même, l’emmener vers le plus haut, l’aider à mobiliser ce qu’il a de meilleur. On n’emmène pas un étudiant, un patient sans donner infiniment de soi en temps, en travail, en écoute, en exercices pratiques. Quand j’enseignais, j’étais bien plus jeune. Ma fougue me portait. Je ne ressentais jamais de fatigue. Presque vingt-cinq ans plus loin, la fougue est toujours là mais la fatigue s’exprime et, parfois, quand je sors de mes séances, il me semble m’être consumée. Quand je reverrai Paul, je lui en parlerai. Il m’est arrivé, parfois, de me demander qui aidait qui ?
« Quand on aime quelqu’un, on a toujours quelque chose à lui dire ou à lui écrire, jusqu’à la fin des temps ». Christian Bobin, Geai.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner