Dimanche, à 8h00, nos trois enfants qui, depuis le confinement, pestent si nous avons l’indécence de les réveiller à 11h00, quittent leur lit comme un seul homme. Les valises sont prêtes depuis deux jours. Ils sont si impatients de retrouver leur mamie qu’ils n’ont pas vue depuis Noël! Je m’assure que Louis pense à emporter sa brosse à dents et une casquette. Je sais que Céleste a glissé dans son sac son doudou. Il la suit partout. Victoire et Louis n’en ont plus. Louis a vécu un véritable drame voici plusieurs années sur le chemin nous menant à Varengeville, en Normandie. Sur le parking d’une station-essence où nous nous étions arrêtés pour pique-niquer, l’un des deux doudous jumeaux s’est perdu. Il aura glissé de la voiture. Louis était inconsolable. La vue du jumeau restant ravivait toujours celle du doudou perdu. Il s’est détaché de lui car il ne pouvait plus prodiguer de tendresse à l’autre. Longtemps, la peine de Louis m’a vrillé le coeur.
Notre mère nous a transmis à ma soeur et à moi une angoisse en lien avec la perte, l’abandon et les fins. C’est la raison pour laquelle nous avons si mal vécu nos nombreux déménagements. Je me demande comment je vivrai le prochain car il est désormais acquis que nous ne resterons pas sur le plateau, en partie car nous sommes cernés par une famille d’une malveillance extrême, exterminatrice de chats domestiques et profondément xénophobes. Des gens comme je n’en souhaite à personne comme voisins.
Dimanche, quand Fantôme voit Stéphane tirer les valises sur les graviers de la cour, il se précipite vers le coffre ouvert. Son maître lui intime l’ordre de ne pas monter. Déconfit, il tourne vers moi ce regard profond dans lequel je lis clairement les interrogations suivantes: « Je ne suis pas du voyage? Je ne pars pas en vacances? Qui va s’occuper de moi? Je n’ai pas vu grand-mère. » Je lui explique que nous allons rester tous les deux. Il se calme. Louis est prêt. Il attend ses soeurs qui n’en finissent pas de se coiffer. « Tu vois ce qui te guette quand tu auras une amoureuse? A moins que tu ne choisisses une femme comme moi, prête en quelques minutes. » Stéphane sourit et ajoute: « Et alors on nagera en plein Oedipe! ». Le complexe d’Oedipe est devenu un jeu entre Céleste et nous. J’avais, un soir, expliqué aux enfants la nécessité de bien vivre son Oedipe dans la petite enfance pour éviter, plus tard, de rejouer le couple parental. Or, certaines situations peuvent empêcher ce temps d’être vécu et dépassé comme les absences répétées d’un parent.
Je confie à Stéphane pour sa maman un sachet de mirabelles du jardin, une part de clafoutis aux mêmes fruits et un roman que j’ai beaucoup aimé « Changer l’eau des fleurs » de Valérie Perrin. Il raconte la très belle histoire d’une gardienne de cimetière. Comme je ressens toujours une profonde sérénité dans ces lieux voués au repos éternel des âmes, je ne pouvais que me plonger avec joie dans ce récit. Les cimetières sont pour moi un lieu de promenade contemplative. Je marche entre les allées. Je lis les prénoms et les noms sur les tombes et les dates de vie et de mort. J’observe les photos, les décorations plus ou moins kitchs et les plantes, les vraies comme les fausses. Quand je tends l’oreille, il me semble entendre un bruissement de conversations, celles des défunts qui ont toujours tant de choses à se raconter.
A 9h00, je demande aux enfants et à leur papa de prendre la pose depuis la voiture. J’immortalise ce moment. Fantôme ne bronche pas. Je referme la porte. J’enfile mes baskets. Nous avons pris du retard dans notre promenade. Il fait frais. Le ciel est bleu. Sur le plateau, la chanson des moissonneuses batteuses est finie. Il ne reste plus que des meules de foin sur des champs tondus. On dirait une partie d’échecs. Ce sont les grandes dames de fer qui la dispute. Par endroits, on a déjà déchaumé et la terre a été retournée.
Notre « quartier » est très calme. Beaucoup de familles ont mis à profit le long pont du 14 juillet pour partir. Le mirabellier de Muguette est comme le nôtre. Il est couvert de fruits. Ils sont si nombreux qu’une branche s’est cassée. La mare ne ressemble plus à rien: plus d’eau, plus de canards. Nous trouvons Muguette dans son potager. Elle a ramassé deux bons kilos de haricots verts. Elle les fera cuire et les mangera en salade avec une vinaigrette. Elle porte sa robe fleurie directement sur sa peau. je la taquine. Elle a le même bronzage que les coureurs du tour de France. Le haut de ses bras sont aussi blancs que le corps de la victoire de Samothrace. Le contraste est d’autant plus saisissant que Muguette a un bronzage puissant. Malédiction! Monsieur P arrive. Muguette le surnomme la Pomme. Cheminot retraité depuis l’âge de 56 ans, il habite les Godards depuis 51 ans. Je le fuis comme la peste car il se lance toujours dans d’immenses monologues. Il me raconte par le menu tous ses problèmes de santé et ses nombreuses opérations des yeux et du dos. Conduire devient dangereux. Il est en passe de se résoudre à aller vivre en ville. Sans son vélo et son potager, il risque de dépérir.
Je réussis à m’arracher aux griffes de la Pomme. J’étends le contenu d’une machine qui a fini de tourner. Je passe l’aspirateur dans toute la maison. Je me prépare une salade composée et vais déjeuner sur la terrasse à l’ombre des canisses. L’après-midi s’écoule vite entre deux documentaires sur Arte l’un consacré au site archéologique de Pétra et le second à l’histoire si terrible de l’esclavage, du jardinage, un bain de soleil et une seconde visite à Muguette que je trouve assise sur le canapé avec Pépette devant la fin de l’émission « Affaire conclue ». Muguette et son mari couraient les brocantes. Comme tous les vrais amateurs, ils arpentaient les allées de très bonne heure pour être certains de faire de dénicher la perle rare. Muguette et son mari ont chiné de très jolies pièces. Nous nous installons dehors. Le vent est frais. On est bien. Après mon départ, Muguette va arroser son potager.
Le soir, je pensais revoir « Out of Africa », un de mes films préférés mais je suis trop fatiguée. Chez leur mamie, les enfants sont ravis. Ils ont retrouvé une petite cousine qui fêtait son anniversaire, une tante et un oncle. La maison de leur mamie est, aux beaux jours, un vrai petit paradis.
Lundi, dernier jour plein de solitude. Comme j’avais besoin de temps non partagé pour moi! Cela fait de longues semaines que nous vivons tous ensemble. Stéphane a la chance de pouvoir régulièrement aller à Paris pour son travail. Je suis celle qui ne quitte jamais la maison puisque j’y ai installé mon cabinet dans mon Ar-Men. Ce sont les femmes qui ont payé le plus lourd tribu au confinement: en plus du télétravail (ou pas), les courses, les repas, le ménage et, cerise sur le gâteau, l’organisation de l’école à la maison…
Le non-respect des gestes barrières me met en colère. Etrangement, on voit beaucoup de personnes âgées ne pas s’y conformer. Quand on a vécu le confinement avec des enfants, qu’on a été interdit d’exercer son activité, qu’on prend la pleine mesure des faillites en cascade qui se profilent, qu’on a compris l’épuisement de nos soignants déjà mis à mal par une recherche forcenée de rentabilité des hôpitaux (qui a dit qu’un hôpital devait être rentable?) pris la mesure de la détresse des résidents des maisons de retraite condamnés à la pire des solitudes et de celle de tant de femmes et d’enfants maltraités, comment peut-on vouloir courir le risque de nouveaux confinements, mêmes localisés, et celui d’une rentrée pour les élèves chaotique? On sait que la rentrée sera très tendue socialement. On nous annonce aussi une explosion du nombre de malades dans les hôpitaux psychiatriques. Ce sera dramatique car la psychiatrie est le parent pauvre de notre médecine publique.
J’ai eu du mal à accepter le port du masque dans les premiers temps de la pandémie. Maintenant, le mettre est devenu un réflexe. Il semble en effet indispensable de le rendre obligatoire dans les espaces clos. Aujourd’hui, une bonne moitié des clients des temples dédiés à la consommation de masse n’en portent pas. Il n’y a jamais de gants aux étals de légumes et de fruits en libre service. On cherche en vain les bouteilles de gel hydroalcoolique. Dans nos aéroports, on ne teste pas de manière systématique les voyageurs.
Tant qu’un vaccin n’aura pas été trouvé, nous allons vivre en pointillé. Si le port du masque devait être rendu obligatoire comme l’a demandé un collectif de médecins, il faudrait que toutes les familles puissent en avoir en quantité suffisante. Les masques ont un coût. Ce virus a creusé la fracture sociale en France. Il a joué comme un puissant révélateur des inégalités. Tout le monde doit pouvoir se protéger et protéger les autres!
L’après-midi est déjà bien avancée. Le vent agite les branches des arbres. Des courgettes se sont formées dans notre petit potager. Je goûte pleinement ces trop courts jours de fausse solitude puisque j’ai Fantôme, le plus fidèles des compagnons. La solitude choisie et encadrée dans un temps défini est un vrai luxe. J’ai toujours aimé avoir des moments de solitude. Je n’ai jamais ressenti un besoin constant de présence. Je suis bien seule avec moi-même. Je ne m’ennuie jamais. C’est si reposant de faire ce qu’on veut, de ne pas avoir à négocier, de respecter sa biologie interne, bref, de se respecter dans ses besoins. Quel bonheur, hier soir, de pouvoir trouver tout de suite monter dans le train du sommeil sans être retardée par les discussions à bâtons rompus des filles, le bruit des vidéos de Louis ou l’inquiétude de savoir qu’un enfant est encore dehors alors que la nuit est tombée!
Je vais mettre à profit cette liberté pour avancer dans la lecture d’un très beau roman « La sage-femme des Appalaches ». Il s’agit du premier roman de Patricia Harman. L’action se situe dans les Appalaches, au moment de la Grande Dépression et raconte le quotidien de Patience Murphy qui exerce le métier de sage-femme. Je n’en suis qu’aux premiers chapitres mais le climat de cette époque si dure est très bien restitué et Patience Murphy est un personnage passionnant. Notre Céleste souhaite devenir sage-femme après avoir exercé au préalable le métier d’infirmière. Je vais lui conseiller la lecture de ce roman.
Je vais aussi choisir dans mes réserves de cartes postales celle que j’enverrai à Sophie. Sophie m’a réservé une magnifique surprise vendredi qui m’a inspirée le post Instagram suivant : »Un tablier noir de cuisine ceignant ma taille et les doigts encore humides, je fais tourner la petite clé dans la boite aux lettres qui ne me réserve en général pas d’autres surprises que des factures ou des courriers du collège ou du lycée. Là, bonheur! Une lettre, une vraie lettre! L’écriture est généreuse. L’encre est verte. La pensée d’une si grande finesse. Je n’en connais pas l’auteur qui habite près de Lyon. Sa lettre me touche tant! Sophie O m’écrit pour me remercier pour mes chroniques découvertes par hasard et mes posts quotidiens. Un grand, grand merci à vous Sophie pour cette attention qui me procure tant de joie. Je vais vous écrire mais, malheureusement, mon écriture est bien moins jolie que la vôtre qui m’a tout de suite fait penser à celle de mon professeur de philosophie. »
Une de nos amies, Aline qui m’a invité à boire un café, m’a donné des prunes. Je les ai mises à macérer avec du sucre. J’ai ébouillanté des pots en verre. Je vais faire de la confiture. Pour l’heure du thé, j’ai préparé un gâteau roulé au chocolat. C’est le tout premier gâteau que j’ai su faire à l’âge de sept ans. Nous habitions à la Martinique. Je râpais le zeste d’un citron vert. Le mélange du chocolat et du citron vert donnait un mariage subtil. Qui a dit que solitude rimait avec restes de plat réchauffés ou boîtes de conserve? Certainement pas moi qui sait trop qu’on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même!
Anne-Lorraine Guillou-Brunner