Chronique autour d’une bonne solitude

cabinet AL.jpgDepuis vendredi soir, je goûte des moments de solitude merveilleux. La solitude choisie. La solitude dont on sait qu’elle n’est pas destinée à durer. Dans la solitude, on se ressource. Quand on est une femme, une mère de trois enfants et qu’on exerce le métier de thérapeute, la vie s’écoule dans une attention constante portée à l’autre. Ma vie ressemble à la partition d’une cantate de Bach. Réveil à six heures, petit-déjeuner seule dans la cuisine en écoutant les nouvelles du monde, après avoir vidé le lave-vaisselle, plié le linge qui était sec et, le mercredi, préparé le pique-nique des filles. Ensuite, je réveille nos collégiennes, m’assure qu’elles ne partiront pas le ventre vide et que notre aînée, encore un peu tête en l’air, n’oubliera pas son carnet de correspondance ou le devoir achevé la veille. Puis, vient l’heure de Louis. Entre son réveil et son départ à l’école, je quitte la maison avec Fantôme et nous allons surprendre les premières lueurs de l’aube sur le plateau entre champs et forêts. La chouette effraie s’envole. Sous le pommier, seul rescapé d’une bande de terre semée, quelques chevreuils finissent leur nuit. Je rentre juste avant que Louis ne parte à l’école. Un brin d’aspirateur, deux doigts de poussière et je peux accueillir mon premier patient. La journée s’étire de séance en séance jusqu’à 19h30 ou 20h00. Je sais quand les filles sont revenues du collège. J’entends le bus qui ramène les élèves de l’école et passe sous ma fenêtre dans un bruit de soucoupe volante.

orgue-a-parfums-H3.jpgEntre deux patients, j’ai, parfois, juste le temps de remettre le canapé en ordre, de me faire une tasse de thé. Fantôme aboie quand un nouveau patient se présente. Mes patients, eux, me savent qui descend l’escalier au bruit sourd de mes sabots maltraitant les marches. Quand le dernier patient est reparti, il me reste encore à faire un résumé de ce que j’ai entendu, compris, des ressentis de ceux dont l’odeur, souvent, flotte longtemps dans mon cabinet. Je suis très sensible aux odeurs, malheureusement, l’odorat ne trie pas et mon nez respire le bon comme le moins bon. J’ai des patientes dont le parfum est si délicieux que j’en viens à attendre le jour de leur rendez-vous pour le respirer. Il ne faudrait pas que je me mue en Jean-Baptiste Grenouille et que je cède à l’envie de les dévorer !

maman.jpgMa vie ressemble, comme celles de tant d’autres femmes, a une cantate de Bach –je sais, je l’ai déjà dit mais j’emprunte une de ses astuces à Diderot dans « Jacques le Fataliste », il s’agit de savoir si vous suivez bien le fil- et, tous les jours, sept jours sur sept, j’entends le mot « maman » des centaines de fois. « Maman, où sont mes baskets ? », « Maman, as-tu eu le temps de laver mon jean ? », « maman, quand tu iras faire les courses, tu pourras me racheter du dentifrice ? », « Maman, tu viens me border ? », « Maman, tu as préparé quoi pour le dîner ? », « Maman, je peux inviter une amie à dormir ? », « Maman, tu as signé les mots dans mon cahier de liaison ? », « Maman, tu viens nous embrasser ? », « Maman, tu as pu recoudre le bouton de ma chemise ? ». C’est à croire que mes enfants n’ont pas de papa ! Mais, c’est un fait : dans presque toutes les familles, les enfants se tournent naturellement vers les mères, de jour comme de nuit.

Fantome et le coussin.jpgDonc, depuis vendredi soir, la maison est si calme que notre adorable fantôme, notre berger australien, semble un peu déconcerté. Où sont passés son bélier et ses agneaux ? Pourquoi ne reste-t-il que la brebis ? Dans l’entrée, pas de chaussures au milieu du chemin, pas de manteaux jetés à la hussarde sur une chaise. Dans les salles de bains, pas de serviettes humides en boule, pas de pantalons dans lesquels sont accrochés culotte ou de caleçon et chaussettes (ce que je nomme le trois en un et qui fait beaucoup rire mes mamans patientes !). Les jeux de Louis n’envahissent pas toutes les pièces. Quel ordre ! Quel calme ! Comme cela ne va durer que quelques jours, je n’ai pas le temps de sombrer dans la nostalgie de ce qui a été et ne reviendra pas avant que nos enfants, en devenant des parents, ne fassent de nous des grands-parents. Le réfrigérateur est presque vide mais cela n’a aucune importance. Stéphane a déposé les enfants chez sa mère, dans l’Ain, au pays des mares et des grenouilles, et est parti rejoindre le groupe pour l’expédition Baïkal de la fin février. Les membres se rejoignaient à Bessans, une station en Haute-Tarentaise pour faire connaissance et se livrer à la pratique du ski de randonnée. Dans ce groupe, une partie des membres a perdu la vue et certains perdent également l’ouïe. Des binômes sont constitués en vue de l’expédition. Une magnifique aventure humaine dans une région du monde dont la beauté, en hiver, est époustouflante. Comme j’aurais aimé entendre le Baïkal chanter, voir son écorce glaciaire zébrée par de longues balafres !

salve regina.jpgLe soir, j’allume les lumières dans le sapin dont l’odeur restitue la magie de la forêt et je branche la grande guirlande que Stéphane et Louis ont déroulée le long de la façade de la maison. La nuit, on la voit briller de l’autre côté du plateau. Elle est comme un phare pour le bateau longeant les côtes bretonnes. J’ai toujours vécu mon bureau, la nuit, par temps de grande vent, comme un enfer, un phare en haute-mer, mon « Ar-Men ». C’est une chance que mon imaginaire soit riche car la vie, ici, quand l’hiver s’installe, est souvent austère. Nous sommes à un jour du solstice d’hiver. Dans la forêt, les lutins et les fées tutélaires se préparent à une grande fête. Fantôme est couché à mes pieds. J’écoute le « Salve Regina » de Pergolese. Un feu réconfortant brûle dans la cheminée. Je suis bien. En paix avec moi-même. Nous sommes déjà dimanche. Le jour s’en va. La nuit vient.

archipel du goulag.jpgJe m’enroule dans cette solitude tranquille et bienfaisante qui contraste si fort avec l’isolement terrible dont j’ai souffert quand nous sommes venus vivre ici et que les projets de Stéphane en Roumanie m’ont contrainte à cesser de donner mes cours de droit à l’université à Paris. Pendant trois ans, j’ai vécu dans un isolement effrayant seulement rompu par les échanges avec les dames de la crèche qui veillaient sur nos filles, toutes jeunes, tandis que je me débattais dans ma thèse. Les journées s’écoulaient sans que j’entende le son de ma voix. Je ne connaissais personne. J’ai souvent pensé à ceux qui ont été si injustement incarcérés comme Soljenitsyne ou Mandela. J’ai souvent été tentée de lire « l’archipel du goulag ». Je n’arrivais pas à voir au-delà d’une journée. Cet isolement forcé était rendu encore plus dur par l’état psychologique de notre aînée qui ne supportait pas les absences de son père et m’a fait alors vivre des épisodes d’une grande violence.

l'équipier.jpgDepuis vendredi, je renoue avec le bonheur que j’éprouvais à Paris quand j’étais seule. J’ai souvent été seule, dans le sens de « sans compagnon ». Je n’ai jamais eu ce besoin d’être avec quelqu’un, besoin très fréquent chez la plupart des êtres humains. J’arrivais à me sentir exister sans avoir, sur moi, ce regard d’un être aimé. Sans doute, faut-il croire que je ne m’aimais pas trop mal. Quand j’étais seule, le dimanche, tout particulièrement, j’aimais m’acheter un bon livre, rentrer chez moi, changer mes draps, me faire un thé et me glisser dans un lit qui sentait le printemps pour y dévorer mon roman jusqu’au dernier chapitre. Alors, hier, samedi, avant de rejoindre une amie pour le déjeuner, je suis allée à la librairie acheter « sur les chemins noirs » de Sylvain Tesson et, le matin, j’avais refait le lit avec une paire de draps en lin du trousseau de notre grand-mère maternelle. Le soir, je n’ai pas lu mais j’ai revu pour la quatrième fois un film sorti en 2004 qui m’a profondément marquée « l’équipier » de Philippe Lioret. L’action se déroule sur l’île d’Ouessant et raconte la naissance d’une amitié très forte entre un Tourangeau blessé pendant la guerre d’Algérie et un Breton de Vannes ayant épousé une fille des îles. Les deux hommes travaillent en équipe dans le phare de la Jument. En même temps que l’amitié naît entre ces deux hommes, l’amour pousse l’un vers l’autre Antoine, le Tourangeau, et Babé, la femme d’Yvon, née à Ouessant. C’est un film magnifique !

Brouillard matin .jpgPendant deux jours, le brouillard a enveloppé le plateau et Fantôme et moi sommes revenus tout humides de nos sorties quotidiennes. Au déjeuner dominical, après la messe de ce quatrième dimanche de l’Avent, un risotto aux fruits de mer rehaussé de copeaux de parmesan avec un verre de Pinot gris, goûté hier chez Emmanuelle, que j’ai bu dans un verre en cristal de Saint Louis. Dans un joli verre, le vin est encore meilleur ! C’est important de prendre soin de soi, de se faire plaisir, de se remettre au centre de soi-même quand on est toujours décentrée par les autres qu’on estime devoir faire passer avant soi. C’est bien connu, les mamans feront toujours le choix de gâter leurs enfants avant elles, de ne pas se resservir d’un plat si les enfants ont envie d’en reprendre. J’ai déjà raconté dans une précédente chronique comment notre mère, à une époque où les extravagances paternelles nous avaient précipités dans un profond dénuement, avait été rendre au Printemps le panier à pique-nique en osier que sa mère lui avait offert pour pouvoir nous gâter à Noël. Elle ne nous l’aurait jamais dit. Mais devant ma déception de recevoir un sac qui était à des années lumières de mes goûts, c’est ma grand-mère qui avait éventé le secret. J’en avais été encore plus mortifiée !

Sylvain-Tesson.-Sur-les-chemins-noirs_int_carrousel_news.jpgFantôme est installé confortablement sur le canapé rouge. Il dort. J’entends sa respiration paisible. Avec un animal, on n’est jamais vraiment seul. Comme toute une partie de sa famille manque à l’appel, je fais des câlins pour cinq ! J’ai presque terminé la lecture du dernier livre de Sylvain Tesson. Sylvain Tesson aura accompagné ma grippe 2015. J’avais soigné ma fièvre à la lecture de son aventure sibérienne. « Sur les chemins noirs » sera l’ouvrage de mes deux jours et demi de solitude choisie et attendue. J’ai commencé à lire ses écrits avant notre tour du monde. A l’époque, il écrivait avec son ami Alexandre Poussin qui, en ce moment, parcourt à pied avec femme et enfants Madagascar. J’ai presque lu tous ses ouvrages. Avant de tomber du toit du chalet de Jean-Christophe Rufin, Sylvain Tesson ne semblait pas professer un attachement profond pour la vie et les instants de joie pure étaient presqu’inexistants sous sa plume. C’est une âme tourmentée, finalement très russe, ce qui ne devrait pas être pour lui déplaire tant il aime ce pays et son peuple. Si le nihilisme n’est jamais loin, l’écriture est magnifique et les descriptions de la nature d’une grande beauté. Il y a vraiment de l’ermite géographe désenchanté chez cet homme et un amour profond pour le règne du vivant, végétal et animal. Je n’ai donc pas été surprise qu’il convoque le souvenir d’un grand scientifique et pédagogue, d’un homme profondément modeste, le naturaliste Jean-Henri Fabre dont nous avions été visiter la maison, à Sérignan. Au fil des pages se dévoile une France d’autrefois, la France d’avant l’ére de l’industrialisation, du remembrement, de la chirurgie ministérielle venue redessiner les espaces hexagonaux à grand renfort de zones industrielles et commerciales, d’autoroutes, d’axes ferroviaires et de lotissements. Depuis sa chute, Sylvain Tesson ressent cette nostalgie pour ce qu’on n’a pas connu ou qui a disparu, nostalgie qu’il méprisait! Le passage qu’il consacre au bocage normand que je lis avec mes yeux bretons est magnifique. « Oh! Comme il eut été salvateur d’opposer une « théorie politique du bocage » aux convulsions du monde. On se serait inspiré du génie de la haie. Elle séparait sans emmurer, délimitait sans opacifier, protégeait sans repousser. L’air y passait, l’oiseau y nichait, le fruit y poussait. On pouvait la franchir mais elle arrêtait le glissement de terrain. A son ombre fleurissait la vie, dans ses entrelacs prospéraient des mondes, derrière sa dentelle se déployaient les parcelles ».

sylvain-tesson-dans-les-forets-siberie_2_580305.pngAu gré de sa marche, au départ de la gare de Tende dans les Alpes-Maritimes jusqu’au sémaphore de la Hague, Sylvain Tesson combat la somme de ses douleurs physiques, se redresse, communie avec sa mère et laisse des amis de longue date ou sa jeune sœur le rejoindre pour un bout de parcours sur des chemins de traverse. Après avoir sillonné la planète, vécu mille vies, poussé son corps au-delà de ses limites, trompé la mort, est-il comme le saumon qui revient dans les eaux qui l’ont vu naître ? Chez Sylvain Tesson, on ressent ce besoin propre aux intellectuels de faire des expériences fortes pour se sentir vivre, pour réussir à laisser le cerveau se connecter au corps et, aussi, un besoin de solitude, de repli sur soi. Parfois, les mots tombent, froids comme des stalactites, s’agissant de personnes qui se sont montrées pour lui bienveillantes. L’amour serait-il une faiblesse ? Un danger, celui de vivre l’attachement ? Cette phrase tirée de l’avant-propos illustre bien cette posture dure vis à vis de soi et de l’autre. « Il y avait surtout eu la sainteté d’un être venu chaque jour à mon chevet, comme si les hommes de mon espèce méritaient des fidélités de bête ».

4eme dimanche Avent.jpgLes bougies de l’Avent se consument. Le feu crépite. La nuit est tombée. Fantôme dort. Cela fait déjà quatre fois que je remets le Salve Regina. Demain, mon mari rentre et je retrouve mes patients. Les enfants, eux, ne seront pas là avant vendredi. C’est leur mamie qui les raccompagnera. C’est, je crois, la toute première fois, que je peux vivre cette solitude choisie ici et cela fait plus de onze ans que nous nous enracinons dans cette terre peu hospitalière pour les étrangers.

coeur de coquelicot.jpgJe termine ma chronique sur une phrase de l’écrivain anglais Gilbert Keith Chesterton trouvée au dos de la revue que notre paroisse distribue dans les boites aux lettres : « Le monde ne mourra jamais par manque de merveilles, mais uniquement par manque d’émerveillement ».

Très bonne semaine à vous tous !

Louis et AL tricorne 2000.jpgAnne-Lorraine Guillou-Brunner

 PS: Je dédie cette chronique à tous les amoureux de la marche en solitaire en général et à mon unique oncle, le frère aîné de mon père en particulier. Il a fait du massif de l’Estérel son royaume. Il en connaît tous les coins et recoins, les arbres et les fleurs, les animaux et les oiseaux, les insectes et les champignons. Et, tous les jours, il sait porter un nouveau regard sur son paradis suspendu au-dessus de la mer. 

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