Camp de prisonnier de Lubeck, le 25 décembre 1943
Ma fille, ma petite fille, ma toute petite fille,
Je viens de célébrer avec mes camarades de captivité ce quatrième Noël loin de vous. C’est mon premier Noël à Lubeck. J’en ai déjà passé un à Osterode et deux à Colditz. Je pense à vous tous les jours. Je vous ai imaginées ta maman et toi en ce jour de Noël dans le salon du lycée Carnot avec tes grands-parents maternels, ton cousin Jean-Pierre, son père, le grand frère de ta maman et mon ami le plus cher, libéré car il était tombé gravement malade, sa mère, Lucienne, et votre tante, « titante ». J’ai deviné le sapin couvert de guirlandes et vu briller les flammes des petites bougies rouges qui se consument si rapidement. Je suis certaine que ta maman était belle et souriante comme la Madone. La crèche était là avec les santons provençaux. Dans nos deux chênes généalogiques, la Provence et la Lorraine aiment à s’unir souvent. Je sais que ta maman me racontera bientôt dans une lettre ces moments de partage familial dans la présence des absents. Les lettres sont pour nous si importantes. Je t’ai envoyé un petit ange en bois. As-tu allumé la bougie devant laquelle il prie ?
Pendant la messe célébrant la Nativité, mes camarades et moi étions tous si profondément recueillis. Nous voulions croire et vivre la magie de Noël, la naissance de l’enfant sauveur. La lecture de la naissance de Jésus dans une étable à Bethléem me touche tant ! Je n’étais pas là quand ta maman t’a mise au monde. Je n’étais pas là pour la voir t’allaiter, pour te voir gigoter dans ton lit, faire tes premiers sourires, apprendre à te tenir droite, puis à marcher à quatre pattes. Je n’étais pas là quand tu as fait tes premiers pas. Ta maman m’écrit que tu ris beaucoup, que tu es une petite fille gaie et espiègle. Il paraît que Jean-Pierre et toi ne vous quittez pas comme deux frères de lait et que vous avez, récemment, fait de petits trous dans les sacs de farine, de sucre, de lentilles que vos deux mamans vont chercher avec les tickets de ravitaillement. Vous riiez comme deux bossus à la vue des provisions se déversant sur le parquet ! Vous étiez si heureux que personne n’a songé à vous gronder ! L’occupation est dure. Les déportations s’accélèrent. Votre médecin de famille qui portait l’étoile et toute sa famille ont disparu. Vos rires innocents apportent de la légèreté.
Tu vas doucement sortir de la petite enfance et je n’en aurai rien vécue. Ta maman m’envoie des photos. Elle me raconte tes progrès, tes bons mots mais je ne suis qu’un père lointain et spectateur. Je mentirai si je t’écrivais que c’est à vous que je pense quand je me bats pour empêcher les fouilleurs d’emmener ma paillasse, scie les barreaux de la fenêtre de la cellule, fais de l’enveloppe de ma paillasse une corde, coupe et franchis les barbelés sous le mirador de l’angle nord-est du camp. Dans ces moments-là, je ne pense plus. J’agis. Je veux quitter ce camp coûte que coûte !
S’évader n’est pas ce sport que vantaient nos camarades anglais à Colditz, un moyen de rester en bonne forme physique et mentale. S’évader est un devoir, une obligation morale, un impératif kantien ! Je souhaite aider à la libération de l’Europe. Je ne veux pas attendre ! J’ai pensé à l’évasion dès l’hiver 1940. Ta maman ne le comprend pas toujours. Elle a peur que je meurs. Si cela arrivait, je voudrais que toi, tu me comprennes et que tu ne m’en tiennes pas rigueur. Je voudrais que tu restes cette enfant gaie et espiègle, que ton regard ne se brouille pas. Si je pensais que je peux mourir, que ma vie peut s’arrêter à l’issue d’une évasion, que je ne te rencontrerai peut-être jamais, ne te serrerai pas contre moi, ne respirerai jamais l’odeur de tes cheveux, ne te verrai pas dormir ni n’entendrai ton souffle paisible, n’assisterai pas à ta métamorphose d’enfant à jeune fille et de jeune fille à femme, ne pourrai pas te conduire à l’autel ou t’attendra l’homme que tu as choisi dans le secret de ton cœur et auquel je te mènerai en totale confiance, alors, ma fille, ma petite fille, ma toute petite fille, je ne ferai rien. Je serai paralysé. Mais, je ne peux pas. Je dois agir ! Je voudrais que tu saches que je ne pense pas me « sacrifier » sur un quelconque autel ! Je ne suis pas un héros, seulement un homme qui agit au nom d’une cause qui lui semble essentiel et qui justifie sa mort possible.
Un jour, j’espère que dans une Europe ensanglantée mais libérée, une France meurtrie mais soulagée et un Paris bombardé mais renaissant, nous nous rencontrerons. Je ne sais pas quand cela arrivera mais, d’ores et déjà, je me demande comment ce sera de devenir le papa d’une jeune enfant, d’être appelé « papa », d’apprendre le métier de père. Même si, en captivité, je travaille beaucoup, continue de me perfectionner dans différentes matières dont les langues étrangères, je ne suis pas un intellectuel. Je me fierai à mon cœur. Nous nous apprivoiserons l’un l’autre comme le Petit prince et le renard. Tu m’aideras à retrouver ma vie d’avant. Un jour, nous marcherons ensemble dans les rues de Paris. Ta maman et moi nous t’entourerons. Tu auras glissé une main dans celle de ta maman et, la mienne ne sentira que l’air frais du printemps. Je n’aurai encore jamais osé prendre la tienne. A l’approche des grilles du parc Monceau, c’est toi qui viendras placer ta petite main dans le creux de la mienne qui se refermera sur elle avec douceur. A ce moment-là, ma fille, ma petite fille, ma toute petite fille, je serai devenu un papa !
Raymond Willemet
Notre grand-père n’a jamais pu devenir un père. La main de sa fille n’a jamais trouvé le chemin de la sienne. Cette lettre, il ne l’a jamais écrite. Il est mort à l’âge de 33 ans dans le camp de concentration de Mauthausen en avril 1944. Il a été remis à la Gestapo après son évasion du 24 février. Depuis que je suis enfant et que nous fêtons Noël dans la bonne et vieille maison de Pont, dans le Gard, je sens l’émotion qui saisit notre mère quand, des cartons poussiéreux entreposés dans le grenier contenant les décorations, elle sort le petit ange envoyé par son père et allume la bougie. Ses yeux se brouillent. Son cœur se serre. Sa gorge se noue. On ne dit rien. Il est là. Il s’incarne ce père, ce grand-père, par la force de l’amour de sa fille, sa petite fille, sa toute petite fille, notre mère. Cette lettre, elle s’est écrite dans mon coeur. C’est un cadeau de Noël que je fais à notre mère. Aujourd’hui, maman, tu as 74 ans et ton père te manque comme ta maman qui l’a finalement rejoint en juin 2008. Enfin, tu peux parler de lui, évoquer sa mémoire sans vaciller. Tu me dis que maintenant que tu peux parler de lui, ceux qui l’ont le mieux connu sont tous partis. Alors, tu restes avec tes interrogations et tes vides. J’aurais aimé que l’amour de Virginie et le mien puissent combler le manque mais je sais que ce n’est pas possible. La part du père en toi reste manquante.
Le Père Yves Congard qui a été aumônier à Colditz et témoigné dans des ouvrages de la vie de ces hommes qu’il a si bien connus écrivait dans « leur résistance » : « Ce que fut leur mort, nous ne le savons pas et ne le saurons sans doute jamais. Sur quelle vision leurs yeux se sont-ils fermés ? Sans aucun doute sur celle de ces visages qu’ils avaient tant espéré revoir, sur celle de ce petit coin de France, de ce seuil, de cette chambre intime et chaude où, depuis je me suis assis pour parler d’eux… Ecrivant le soir même à son frère pour lui raconter sa condamnation à mort et la scène de l’exécution, Dostoïevski, gracié in extremis, dit comment, son numéro dans la rangée dont il faisait partie lui laissant quelques instants avant qu’il ne fut pendu, il comprit seulement combien il aimait son frère. Nos camarades durent aussi comprendre alors combien ils aimaient les leurs.
Nous mêmes, nous avons compris seulement depuis combien, vraiment, nous les aimions. » Pâques 1947.
Très émouvant. Tu me montreras le petit ange?