La semaine passée, Stéphane et moi avons renoué avec le mode de vie qui fut le nôtre pendant, très précisément, dix-sept mois. Nous avions confié les filles à la garde de leur grand-mère et étions rentrés chez nous avec notre petit garçon. Nous n’avions encore jamais été seuls avec Louis et cela faisait de longs mois que les filles n’avaient pas été, en même temps, loin de la maison. Nous avions totalement oublié à quoi pouvait ressembler la vie avec un seul enfant et étions prêts à nous mettre à l’heure chinoise.
Au début, j’étais troublée par le calme, l’absence de cris guerriers, de rires tonitruants, de cavalcades sauvages dans les couloirs, de violents claquements de portes dans les chambres, d’appels au secours désespérés de l’un ou l’autre des enfants, de « maman » prononcé, sur tous les tons, à tout bout de champ et de réveils intempestifs à des heures, parfois inhumaines.
Le matin et le soir, mon corps et mon esprit souffraient de manque. Presque fébriles, ils cherchaient leur dose d’adrénaline comme les machines à laver la vaisselle et le linge, soumises, en temps normal, à une cadence infernale. En allant me coucher, je m’étonnais de ne pas trouver les portes des chambres des filles ouvertes et des taches de lumière artificielle lécher les motifs géométriques du long tapis du couloir. Les deux chambres étaient plongées dans l’obscurité. La petite lampe de Victoire, posée sur la commode, n’était pas allumée. Les poupons n’avaient pas changé de place. Sagement, tranquillement, ils attendaient le retour de leur petite maman.
Le réveil « Charlotte aux fraises » égrainait les heures. Le pyjama framboise reposait sur l’un des trois barreaux de l’échelle desservant le second lit superposé. Les peluches ne bronchaient pas. Les pet shop étaient immobiles, les animaux de la ferme, serrés les uns contre les autres, dans l’étable. La vache côtoyait la poule. La poule, le chien. Le chien, le chat. Le chat, le dindon. Le dindon, l’agneau. L’agneau, le cheval. Le fermier et la fermière, eux, étaient assis dans le tracteur.
Chez Céleste, le globe terrestre ne jetait pas son halo bleuté sur les murs. Aucun souffle d’air ne venait agiter, avec douceur, les libellules du mobile. Les poupées Barbie gardaient la pose. Elles semblaient se demander quand leur jeune propriétaire aurait la bonne idée de changer leur tenue et de remettre un peu de sérieux dans leurs cheveux. Sur le tableau noir, un chat, avec de longues moustaches, dessiné à la craie blanche, montait la garde. Bientôt, le petit Louis ferait disparaître ses traits sous une couche épaisse de motifs abstraits colorés. Les billes étaient passées de leur trousse en plastic rose à l’arrière d’un camion, conduit par une polly pocket à la chevelure rousse. Le calendrier, en tissu, était resté bloqué à la date du samedi 6 février.
Dans la salle de bains, je ne trouvais plus de brosses à dents, gluantes de dentifrice, abandonnées sur la tablette collante du lavabo, aux parois maculées de longues traînées blanches ou roses.
Privé de ses sœurs, Louis ne se sentait plus obligé de prendre la baignoire pour un bassin olympique, de s’y ébattre avec la violence d’un Alain Bernard lancé dans un cent mètres nage libre et transformer, ainsi, ses abords en bois exotique en véritable pédiluve. Non, au contraire, il barbotait, sereinement, entre les membres de la famille canards et ceux de la famille barbapapa, sans oublier, pour autant, de se laver consciencieusement, y compris entre les doigts de pied !
Si Louis était heureux d’entendre tous les soirs ses sœurs au téléphone lui demander « tu fais quoi ? Tu prends ton bain ? Tu es entrain de dîner ? Tu as fait quoi à la crèche ? Tu as joué avec Martin ? Il est où papa ? Tu me passes maman ? », il ne les a pas réclamées une seule fois. Il était content, en rentrant à la maison, après une bonne journée en collectivité, de redonner de la mobilité aux animaux de la ferme de Victoire et des couleurs au tableau noir de Céleste, sans avoir l’une ou l’autre de ses sœurs pour l’en empêcher ou lui donner des consignes.
Il était enchanté que son papa lui apprenne à réaliser la sauce de salade, que sa maman lui transmette les secrets de la recette des œufs cocotte aux asperges vertes et aux œufs de saumon, que le temps consacré aux histoires et aux câlins ait doublé et que, dans la voiture, sans concurrence, on puisse passer en boucle « docteur sirop », une chanson tirée d’un album signé Goya/Debout. Cette cassette, avec ses onze titres dont les fameux « Bécassine » ou « malheurs de Sophie », est une véritable antiquité, qui, trente ans plus tard, ravie toujours autant les enfants !
Et puis, samedi dernier, les pneus de la voiture bleue, de marque française, d’une grand-mère assez éprouvée par six jours passés avec ses adorables petites filles pleines de vie, de malice, de tendresse mais si promptes à se chamailler ont crissé sur les graviers du jardin. La voiture était à peine arrêtée que deux fillettes en jaillissaient, laissant s’exprimer leur joie, ouvraient violemment la porte d’entrée et se jetaient dans les bras de leurs parents. Le petit frère, criant encore plus fort que ses sœurs, se précipitait à son tour.
La famille était au complet. La mêlée pouvait commencer ! Le poisson rouge, désireux de participer aux retrouvailles familiales, était à deux doigts de sauter en dehors de son bocal.
Depuis ce jour, la vie, à cinq, a repris son cours et, le soir venu, quand je me penche au-dessus des visages endormis des enfants pour y déposer de doux baisers ou faire glisser ma main sur leurs cheveux, mon visage s’illumine, mon cœur se gonfle et je me dis, quand la soirée a été musclée, que je ne les aime jamais autant que lorsqu’ils sommeillent et, dans tous les cas, que je ne pourrais plus concevoir l’existence sans eux !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
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