J’aimais beaucoup M, notre ancien médecin. Il m’avait précédée ici mais, comme moi, il y semblait un peu perdu. Nous nous sommes beaucoup aidés à un moment où tous les deux traversions des zones de turbulences. Sa femme était en passe de partir et, de mon côté, j’étais seule avec deux enfants, puis trois, quinze jours par mois dans un endroit où je ne connaissais personne et n’avais pas encore pris mes marques. Il venait dîner à la maison une fois par semaine. Au début, il m’avait prévenue: « Ma vieille voiture est reconnaissable entre mille. Si je me gare devant chez toi quand Stéphane n’est pas là, la rumeur dira que nous sommes amants ». J’avais éclaté de rire. Je ne me suis jamais souciée de ce que ma voisine, en l’occurence, la plus méchante femme du village, peut penser de moi. Elle nous insulte régulièrement avec un vocabulaire si fleuri que le pauvre Capitaine Haddock en serait tout chose. Ses fils piégeaient les chats domestiques dont le nôtre. Une famille délicieuse!
M avait dix ans de plus que nous. Il était né en Algérie, deux ans avant l’indépendance. Il aurait voulu être volcanologue et sillonner la planète. Il avait de beaux yeux gris-bleu. La pratique assidue de la course à pied associée à une excellente hygiène de vie lui donnaient un corps puissant. Dans son cabinet, il écoutait France Culture ou France musique en boucle. Il avait soutenu sa thèse de médecine sur le vie de Céline, médecin dans les tranchées pendant la Grande guerre.
M aimait sa femme et toutes les femmes. Il se comparait à Simenon. Sa mère ne l’avait pas aimé lui préférant son petit frère né en région parisienne après le départ de l’Algérie. Il avait toujours eu le sentiment que quoiqu’il fasse sa mère ne serait jamais fière de lui. Il était lauréat de la faculté de médecine. C’était un excellent médecin qui avait été coopérant en Centrafrique. M ne résistait pas aux femmes et les femmes ne lui offraient manifestement que peu de résistance. Ses nombreux succès ne parvenaient jamais à le rassurer, à combler ce manque d’amour maternel. Il avait pour Simenon la plus grande admiration. Vieux monsieur, le père du commissaire Maigret, avait trouvé le bonheur auprès de sa gouvernante. Enfin, une femme l’apaisait; une femme le maternait. Cet amour était sans doute purgé de toute dimension sexuelle. Il reposait sur une tendresse réciproque.
Cela fait dix ans que M est parti. De Belle-île, il est allé à Cancale qu’il a quittée pour la Vendée dont il semble ne plus bouger. La dernière fois que nous nous sommes parlés, il était à Belle-île. Sa situation était très compliquée. La vie d’un séducteur sur une île n’est pas simple. Il m’avait demandé conseil. Nous avions beaucoup ri de ses nouvelles aventures bretonnes. Il m’envoyait parfois des photos des poneys sauvages qu’il dessinait. A chaque fois que je passe devant sa maison où il avait son cabinet, je pense à lui et à tous les moments agréables que nous avons partagés. Ci-dessous, la chronique que j’ai écrite après son départ le 18 juin 2010.
Ce matin, le ciel est d’un gris uni. Les chances de voir briller le soleil sont assez faibles. La pluie d’hier a eu raison des dernières pivoines. Leurs pétales se sont envolés aux quatre points cardinaux. Après avoir déposé les filles à l’école, je conduis le petit dernier à la crèche. Nous traversons le village. Nous passons devant la maison de notre ami médecin. Comme je m’y attendais, les volets de toutes les fenêtres sont fermés. Il est déjà parti. Il a mis le cap sur une île bretonne déployant tous ses charmes dans les eaux fraîches de l’Atlantique.
Hier, nous sommes allées lui dire au revoir. Le camion du déménagement était dans la cour, largement ouvert sur la porte donnant sur la salle d’attente. Les enfants étaient tout surpris de découvrir le bureau presque vide. Plus de table d’examen, de toise et de balance, plus de dossiers médicaux rangés méticuleusement dans la grande bibliothèque. Disparus, aussi, le stéthoscope, les abaisse-langues, le tensiomètre, les bouteilles d’alcool et le coton. Des cartons un peu partout et, contre une chaise, une vieille boîte de couleurs en bois foncé. J’ai pensé, qu’en Bretagne, sur cette île ayant inspiré Matisse et Monet, l’envie de créer reviendrait.
J’ai imaginé notre ami médecin, au printemps, à l’époque où la lande se couvre de fleurs. Il était installé à l’extrémité Ouest de l’île, à la pointe des Poulains. Il réalisait une aquarelle d’un ancien fort, celui que Sarah Bernhardt avait aménagé. Elle y passa trente étés, entraînant dans son sillage, après un voyage sans fin depuis Paris, une bande joyeuse d’originaux.
Ce matin, notre village a perdu son médecin et les Français, amoureux du ballon rond, affichent leur mine des mauvais jours. Ce matin, je perds un ami cher et Raymond Domenech fait le plein de détracteurs. Par un hasard du calendrier, notre médecin nous quitte pour les beaux yeux d’un gros caillou breton le jour où, voici soixante-dix ans, le Général de Gaulle lançait son appel au micro de Radio Londres. Le 18 juin 1940, cet appel devait contribuer à redonner force et espoir, confiance et dignité à un peuple à la fois sonné et humilié par une défaite cinglante.
Notre ami quitte donc le continent pour une île. Les 128 pécheurs de Sein furent parmi les premiers à gagner, à bord de leurs bateaux, les côtes anglaises. Le Général de Gaulle appelait l’île de Sein, « mon compagnon ». Il était très attaché à cette île et, dans son bureau de la rue de Solférino, il conservait, en bonne place, sur un guéridon, la statue d’une Bretonne en faïence de Quimper. Elle lui avait été offerte en 1949 par les habitants de Sein.
Je me rappelle des souvenirs sénans, des souvenirs vieux de plus de dix ans. Avec celui qui n’était pas encore mon mari et que je souhaitais initier à la Bretagne, nous réalisions un petit tour à vélo du littoral du Sud Finistère. Je voulais lui montrer l’île de Sein. Nous avions embarqué depuis le port d’Audierne. L’océan était aussi noir que le ciel. À bord, une personne décédée effectuait son ultime traversée bien à l’abri de son cercueil. Famille et amis l’accompagnaient jusqu’à sa dernière demeure. L’ambiance était si étrange qu’un instant, j’ai songé que nous ne naviguions plus sur l’Atlantique mais sur le Styx et que Charon avait pris la place du capitaine ! Parfois, je regardais, à la dérobée, Stéphane et je me rendais bien compte qu’il n’était pas du tout acquis qu’il succombe à la magie bretonne !
Après un tour de l’île, une halte devant la haute statue du monument aux morts, nous avions été trouver refuge dans l’unique café ouvert. À l’intérieur, les personnes du bateau étaient déjà attablées. La famille et les amis du défunt, reposant désormais dans la terre riche en forces telluriques de l’île de Sein, échangeaient joyeusement autour d’une bolée de cidre brut et d’une crêpe au sucre. La présence de Charon n’aurait dérangé personne ! La première prise de contact entre la Bretagne et Stéphane n’avait pas dû être le succès que j’escomptais car j’ai attendu plus de cinq ans avant que nous y retournions !
Sur les ondes, les journalistes passent, sans transition, des deux buts mexicains encaissés par l’équipe de France aux manifestations publiques commémorant, des deux côtés de la Manche, les soixante-dix ans de l’appel du 18 juin. On parle déjà un peu moins des morts du Var et du travail toujours admirable effectué par les pompiers et les bénévoles de la Croix-Rouge.
Tous les volets blancs à persienne sont fermés et ils le resteront sans doute assez longtemps pour que les araignées, si chères à Colette, aient pu déployer tous leurs talents de fines dentellières. Notre médecin part sans avoir vendu sa maison ni entrepris des démarches pour se trouver un successeur. De toute façon, il ne croyait pas du tout qu’un confrère ait envie de tenter une installation ici. (Dix ans plus loin, notre maire s’est démené comme un beau diable pour que le village ait sa maison de santé dans laquelle exercent un jeune médecin originaire de la région, un médecin sur le départ, une sage-femme, une diététicienne et un kinésithérapeute. On m’avait sollicitée pour y installer mon cabinet mais la vie collective n’est pas faite pour moi quand une association avec notre ami M m’aurait beaucoup plue)
Je me rappelle la première fois où nous sommes venus consulter, voici cinq ans. Je m’étais demandée ce qu’il faisait là tant il semblait perdu. Quand, parfois, il entr’ouvrait la porte donnant sur le couloir, on pouvait apercevoir une rangée de bottes et un vieux chien. Puis, un jour, les bruits ont disparu. La maison est devenue étrangement silencieuse. Les bottes et les animaux avaient déserté l’endroit, et le désir d’un ailleurs avait dû commencer à germer dans un esprit qui ne cherchait jamais à plaire et, enfant, s’était rêvé volcanologue.
Quand il le pouvait, il aimait s’évader et voyager, à Paris, dans les toiles des peintres plus classiques que contemporains. Abonné à la Gazette de l’hôtel Drouot, il en fréquentait régulièrement les salles. Il ne se lassait pas de relire l’œuvre de Simenon et celle de Céline auquel il avait consacré sa thèse de médecine. Il consultait sur fond de France culture ou de France musique, faisait brûler des bâtons d’encens, ne jurait que par les disques en vinyle et prodiguait beaucoup de tendresse à un couple de perroquets aux yeux bleus et aux plumes abricot. Un jour, il était revenu de Paris avec ce couple de perroquets sans se rappeler dans quelles circonstances il en avait fait l’acquisition! Peu de temps avant, un soir d’hiver, il avait été attaqué par un mari jaloux et avait reçu sur la tête un coup de batte de base-ball. Une autre fois, une femme dépitée était venue brûler sa collection de bonsaïs. M aurait pu devenir un héros de Simenon! Il avait construit une immense cage pour ses oiseaux. La femelle était très jalouse. Le mâle sifflait les fonds de vin dans les verres. Avec leur regard fixe, ils me faisaient peur.
M avait souhaité, au début, que la nouvelle de son déménagement demeure secrète et puis, bien vite, tout le village avait été au courant. Tout le monde regrettait, déjà, le départ d’un si bon médecin et se demandait à qui, désormais, il conviendrait de confier ses petites et grandes maladies, ses maux tant physiques que psychologiques.
Les plaines s’éloignent, l’océan se rapproche. Il va nous manquer à tous. Le village a perdu, ce matin, un excellent médecin et, de mon côté, j’ai perdu un ami.
À présent, je l’imagine arrivé à bon port et commençant, malgré la fatigue du voyage, à déballer ses affaires. Sa mémoire se ferme, lentement, à ses dix dernières années. ll s’oblige à ne pas espérer la visite prochaine de ses enfants déjà grands. Les perroquets sont sortis de leur cage. Ils sautent partout. Ils se demandent où ils sont et pourquoi le vent ne transporte plus une odeur de foin humide mais d’algues sèches. Ce soir, sur une autre île, le visage en pierre d’un Breton continuera de se tourner vers les côtes anglaises et toute une population pourra, avec lui, reprendre en choeur le « Kentoc’h mervel eget bezañ saotret ». L’équipe de France de football pourrait en prendre de la graine!
Bon vent et à bientôt,
Anne-Lorraine Guillou-Brunner