Ce matin, le ciel est d’un gris uni. Les chances de voir briller le soleil sont assez faibles. La pluie d’hier a eu raison des dernières pivoines. Leurs pétales se sont envolés aux quatre points cardinaux. Après avoir déposé les filles à l’école, je conduis le petit dernier à la crèche. Nous traversons le village. Nous passons devant la maison de notre ami médecin. Comme je m’y attendais, les volets de toutes les fenêtres sont fermés. Il est déjà parti. Il a mis le cap sur une île bretonne déployant tous ses charmes dans les eaux fraîches de l’Atlantique.
Hier, nous sommes allées lui dire au revoir. Le camion du déménagement était dans la cour, largement ouvert sur la porte donnant sur la salle d’attente. Les enfants étaient tout surpris de découvrir le bureau presque vide. Plus de table d’examen, de toise et de balance, plus de dossiers médicaux rangés méticuleusement dans la grande bibliothèque. Disparus, aussi, le stéthoscope, les abaisse-langues, le tensiomètre, les bouteilles d’alcool et le coton. Des cartons un peu partout et, contre une chaise, une vieille boîte de couleurs en bois foncé. J’ai pensé, qu’en Bretagne, sur cette île ayant inspiré Matisse et Monet, l’envie de créer reviendrait.
J’ai imaginé notre ami médecin, au printemps, à l’époque où la lande se couvre de fleurs. Il était installé à l’extrémité Ouest de l’île, à la pointe des Poulains. Il réalisait une aquarelle d’un ancien fort, celui que Sarah Bernarhdt avait aménagé. Elle y passa trente étés, entraînant dans son sillage, après un voyage sans fin depuis Paris, une bande joyeuse d’originaux.
Ce matin, notre village a perdu son médecin et les Français, amoureux du ballon rond, affichent leur mine des mauvais jours. Ce matin, je perds un ami cher et Raymond Domenech fait le plein de détracteurs. Par un hasard du calendrier, notre médecin nous quitte pour les beaux yeux d’un gros caillou breton le jour où, voici soixante-dix ans, le Général de Gaulle lançait son appel au micro de Radio Londres. Le 18 juin 1940, cet appel devait contribuer à redonner force et espoir, confiance et dignité à un peuple à la fois sonné et humilié par une défaite cinglante.
Notre ami quitte donc le continent pour une île. Les 128 pécheurs de Sein furent parmi les premiers à gagner, à bord de leurs bateaux, les côtes anglaises. Le Général de Gaulle appelait l’île de Sein, « mon compagnon ». Il était très attaché à cette île et, dans son bureau de la rue de Solferino, il conservait, en bonne place, sur un guéridon, la statue d’une Bretonne en faïence de Quimper. Elle lui avait été offerte en 1949 par les habitants de Sein.
Je me rappelle des souvenirs sénans, des souvenirs vieux de plus de dix ans. Avec celui qui n’était pas encore mon mari et que je souhaitais initier à la Bretagne, nous réalisions un petit tour à vélo du littoral du Sud Finistère. Je voulais lui montrer l’île de Sein. Nous avions embarqué depuis le port d’Audierne. L’océan était aussi noir que le ciel. À bord, une personne décédée effectuait son ultime traversée bien à l’abri de son cercueil. Famille et amis l’accompagnaient jusqu’à sa dernière demeure. L’ambiance était si étrange qu’un instant, j’ai songé que nous ne naviguions plus sur l’Atlantique mais sur le Styx et que Charon avait pris la place du capitaine ! Parfois, je regardais, à la dérobée, Stéphane et je me rendais bien compte qu’il n’était pas du tout acquis qu’il succombe à la magie bretonne !
Après un tour de l’île, une halte devant la haute statue du monument aux morts, nous avions été trouver refuge dans l’unique café ouvert. À l’intérieur, les personnes du bateau étaient déjà attablées. La famille et les amis du défunt, reposant désormais dans la terre riche en forces telluriques de l’île de Sein, échangeaient joyeusement autour d’une bolée de cidre brut et d’une crêpe au sucre. La présence de Charon n’aurait dérangé personne ! La première prise de contact entre la Bretagne et Stéphane n’avait pas du être le succès que j’escomptais car j’ai attendu plus de cinq ans avant que nous y retournions !
Sur les ondes, les journalistes passent, sans transition, des deux buts mexicains encaissés par l’équipe de France aux manifestations publiques commémorant, des deux côtés de la Manche, les soixante-dix ans de l’appel du 18 juin. On parle déjà un peu moins des morts du Var et du travail toujours admirable effectué par les pompiers et les bénévoles de la Croix-Rouge.
Tous les volets blancs à persienne sont fermés et ils le resteront sans doute assez longtemps pour que les araignées, si chères à Colette, aient pu déployer tous leurs talents de fines dentellières. Notre médecin part sans avoir vendu sa maison ni entrepris des démarches pour se trouver un successeur. De toute façon, il ne croyait pas du tout qu’un confrère ait envie de tenter une installation ici.
Je me rappelle la première fois où nous sommes venus consulter, voici cinq ans. Je m’étais demandée ce qu’il faisait là tant il semblait perdu. Quand, parfois, il entr’ouvrait la porte donnant sur le couloir, on pouvait apercevoir une rangée de bottes et un vieux chien. Puis, un jour, les bruits ont disparu. La maison est devenue étrangement silencieuse. Les bottes et les animaux avaient déserté l’endroit, et le désir d’un ailleurs avait dû commencer à germer dans un esprit qui ne cherchait jamais à plaire et, enfant, s’était rêvé vulcanologue.
Quand il le pouvait, il aimait s’évader et voyager, à Paris, dans les toiles des peintres plus classiques que contemporains. Abonné à la Gazette de l’hôtel Drouot, il en fréquentait régulièrement les salles. Il ne se lassait pas de relire l’œuvre de Simenon et celle de Céline auquel il avait consacré sa thèse de médecine. Il consultait sur fond de France culture ou de France musique, faisait brûler des bâtons d’encens, ne jurait que par les disques en vinyle et prodiguait beaucoup de tendresse à un couple de perroquets à l’œil bleu et aux plumes abricot.
Il avait souhaité, au début, que la nouvelle de son déménagement demeure secrète et puis, bien vite, tout le village avait été au courant et n’avait plus bruissé que de ça. Tout le monde regrettait, déjà, le départ d’un si bon médecin et se demandait à qui, désormais, il conviendrait de confier ses petites et grandes maladies, ses maux tant physiques que psychologiques.
Les plaines s’éloignent, l’océan se rapproche. Il va nous manquer à tous. Le village a perdu, ce matin, un excellent médecin et, de mon côté, j’ai perdu un ami.
À présent, je l’imagine arrivé à bon port et commençant, malgré la fatigue du voyage, à déballer ses affaires. Sa mémoire se ferme, lentement, à ses dix dernières années. ll s’oblige à ne pas espérer la visite prochaine de ses enfants déjà grands. Les perroquets sont sortis de leur cage. Ils sautent partout. Ils se demandent où ils sont et pourquoi le vent ne transporte plus une odeur de foin humide mais d’algues sèches. Ce soir, sur une autre île, le visage en pierre d’un Breton continuera de se tourner vers les côtes anglaises et toute une population pourra, avec lui, reprendre en choeur le « Kentoc’h mervel eget bezañ saotret ». L’équipe de France de football pourrait en prendre de la graine!
Bon vent et à bientôt,
Anne-Lorraine Guillou-Brunner