Depuis la fenêtre de mon cabinet, de mon Ar-Men, je vois les fleurs blanches du prunier mourant que le vent fait voler dans l’air. La ligne d’horizon sera bientôt d’un beau jaune colza. Ce matin, dans la voiture qui nous menait à la place de l’ancienne gare, Céleste m’a demandé ce qu’elle devait mettre dans sa valise pour la semaine gardoise. Les esprits passent en mode « vacances ». La sophrologie m’a guérie de quelque chose de terrible héritée de ma mère qui, elle, ne l’avait clairement pas reçu en héritage de notre grand-mère: le stress du départ en vacances avec cris, distribution de gifles données à l’aveugle avec luxation de l’épaule, divorce sur l’autoroute et panique à l’arrivée dans la bonne et vieille maison de famille. Un jour, j’ai décidé qu’on n’avait pas le droit de se stresser lorsqu’on avait la chance de partir en vacances et cela a marché! Je continue d’avoir ce besoin de refermer la porte sur une maison impeccable dans laquelle chaque chose me semble à sa place mais cela ne me fait plus monter en pression. Comme quoi, même sur le tard, un cerveau se reconditionne!
Comme, justement, la première zone sera bientôt en vacances, je ressors cette chronique que j’aime beaucoup écrite et mise en ligne le 4 avril 2016 alors que j’étais hébergée par le Courrier International. Là voici:
Lundi, neuf heures, les pneus de la voiture crissent sur les graviers humides. Dans le ciel, les nuages se dissipent. Les têtes de colza jaunissent le plateau. Le portail s’ouvre. Des petites mains volent. Une grand-mère part avec trois de ses cinq petits-enfants pour sa maison, dans le Gard rhodanien, la bonne et vieille maison de Pont-Saint-Esprit, celle dont je parle souvent dans mes chroniques. C’est dans le Gard que nous avons vécu quand nous sommes rentrés de notre grand voyage d’un an. C’est dans le Gard que les filles ont vu le jour, que Céleste a été baptisée et a fait ses premiers pas. Pour ma sœur et moi qui avons durablement vécu telles des nomades jetées sur les routes au gré des valses préfectorales, la maison de Pont-Saint-Esprit, entrée dans la famille de notre mère en 1880, était la seule vraie maison. Je suis très attachée au 35 de la rue Joliot-Curie même si c’est une maison de ville, qu’elle n’a ni jardin ni piscine ni vu sur le Rhône ou le Ventoux mais sur les toits en tuiles comme dans un roman de Giono. Son atmosphère, la présence de nos ancêtres, le fait que nous soyons, Stéphane et moi, les premiers à l’avoir habitée à l’année depuis la mort de notre arrière arrière-grand-mère, Louise qui parlait le provençal, les moments passés en famille ou avec nos amis, tout cela la rend particulièrement chère à mon cœur. Les enfants et leurs cousins, qui y ont passé de nombreux étés tandis que leur mère jouait en Avignon, l’aiment également beaucoup. Elle fait encore un peu peur à Louis. C’est normal. Enfant, nous avons tous ressenti cela, notamment dans la dernière volée de marches menant à la partie la plus haute.
Comme toujours, ce matin, notre mère était d’une humeur délicieuse, c’est à dire, massacrante. Aussi loin que mes souvenirs remontent, je l’ai toujours vue dans cet état la veille, le jour même et le lendemain des départs en vacances. Virginie, si tu me lis depuis Miami, tu ne me contrediras pas. Elle ne décolérait pas et, dans la voiture dont nous ne sortirions que lorsque le réservoir serait quasiment vide et nos vessies, elles, au bord de l’explosion, l’ambiance n’était pas à la fête ! J’enviais les familles que je voyais chanter à tue-tête, se raconter des blagues, jouer à reconnaître les départements à partir des numéros des plaques d’immatriculation, jeu en bonne voie d’extinction car, bientôt, tous les véhicules seront immatriculés en Haute-Corse, dans le Sud de la Corse, dans le Finistère, le Morbihan, les Alpes-Maritimes ou le Var. J’aimais ces familles « Ricoré » sur la route des vacances qui prenaient le temps de s’arrêter vraiment et de pique-niquer dans la joie et la bonne humeur. Les parents et les enfants riaient. Les petites filles faisaient des bouquets de marguerites pour leur maman. Des papas disputaient des parties de foot avec leurs fils. Mêmes les chiens semblaient heureux ! Nous, nous pique-niquions dans la voiture et l’atmosphère était pesante. Les miettes de pain nous piquaient l’arrière des cuisses. Partie, notre mère n’avait qu’une obsession : arriver au plus vite !
A la place du mort, notre père qui avait peu de vacances et profitait de ces interminables voyages pour lire la presse, toute la presse dont il partageait avec nous les meilleures feuilles. Parfois, on écoutait du Brel, du Ferrat et du Marie-Paule Belle, surtout de la musique classique. Notre père distribuait les sandwichs qu’il avait préparés le matin et qui étaient toujours délicieux. Nos deux chiens, le chat et les poissons rouges ne se plaignaient pas. Ils prenaient leur mal en patience. Notre père ne relayait jamais notre mère au volant. Il avait peur de conduire. Il avait, comme s’agissant de tout ce qu’il avait entrepris dans sa vie, réussi du premier coup et haut la main son permis de conduire à Quimper (alors qu’il étudiait à Paris) mais, il n’était jamais parvenu à dépasser son angoisse de la conduite. Comme, dans son métier, il avait eu très vite et très jeune, une voiture de fonction avec chauffeur, il n’avait pas eu à se faire violence pour surmonter sa peur. Notre mère adorait conduire ! Cela tombait bien ! C’est toujours elle qui s’est occupée des révisions, des contrôles techniques, de remplir le coffre, de définir un itinéraire. C’est toujours notre père qui faisait les courses, préparait les pique-niques et distribuait boisson et nourriture à bord de la voiture.
Alors que notre père a failli perdre la vie au moins deux fois dans une voiture par la faute de son chauffeur, notre mère, en bientôt cinquante-cinq ans de conduite, n’a jamais eu le moindre accident. C’est elle qui nous a appris les vertus de l’anticipation au volant. Je me rappelle une après-midi d’été dans le Gard, justement. Nous traversions un petit village et nous nous traînions, déjà depuis plusieurs kilomètres, derrière un véhicule conduit par un monsieur si âgé et si ratatiné dans son siège que la voiture semblait rouler toute seule. Notre mère dont l’impatience est légendaire fulminait ! Elle m’a dit : « tu vois, les personnes âgées sont dangereuses. Regarde bien le feu. S’il passe au rouge, le conducteur ne le verra pas et continuera sa route ! » Et, en effet, c’est ce qui s’est produit ! Le vieux monsieur est passé sans se presser, sans même avoir vu le feu. Notre mère a toujours aimé la vitesse et elle attendait que notre père s’assoupisse pour enflammer le compteur. Nous étions toujours en retard. Ce n’était pas de sa faute mais de la faute de notre père. Alors qu’il nous enseignait la politesse des rois, il ne se l’appliquait pas à lui-même. Nous avons passé notre enfance et notre adolescence à l’attendre et, quand j’étais étudiante, il est arrivé qu’il me donne rendez-vous pour déjeuner et m’oublie, carrément ! Donc, pour compenser les retards de son mari, notre mère mettait le turbo. J’ai des souvenirs de traversées de villages dignes des meilleures scènes de film d’action. A cette époque, on n’était pas obligé de s’attacher à l’arrière et, ma sœur et moi, nous nous retrouvions projetées l’une sur l’autre dans les virages. Cela nous amusait follement !
Notre mère était toujours de mauvaise humeur où que nous partions en vacances mais c’est quand nous allions dans le Gard que c’était le pire. A l’époque, la maison était fermée de longs mois dans l’année. Elle n’avait pas encore le confort d’aujourd’hui. Souvent, le bois de la porte avait joué et on n’arrivait pas à rentrer. Plusieurs centimètres de poussière s’étaient déposés sur les meubles. La cour était pleine de feuilles mortes. Parfois, des pigeons avaient niché sur les fenêtres du grenier et il fallait les déloger. Pendant deux jours, notre mère s’activait pour que sa maison redevienne agréable. Les odeurs de poussière, de renfermé et d’humidité disparaissaient vite sous des odeurs de cire, de produit pour les vitres et pour les sols. Elle ne s’arrêtait que lorsque tout était exactement comme elle voulait que cela soit. Pendant ce temps-là, notre père, ma sœur et moi vivions en apnée, attendant que l’ouragan passe et que les vacances puissent enfin commencer ! De toute façon, on ne pouvait rien faire. Elle rejetait catégoriquement toute aide autre que celle consistant à faire les courses et à cuisiner.
Ce matin, je préparais les sandwichs tout en essuyant les attaques maternelles : « on ne sera jamais prêt à temps », « je vais passer Lyon à la pire heure ! », « tes enfants ne sont pas habillés », « tu vas pouvoir profiter de leur absence pour ranger » et les enfants me demandaient pourquoi leur grand-mère était si stressée. Je leur ai dit qu’elle avait toujours été comme ça les jours des départs, que cela passerait quand elle aurait ouvert sa maison, rangé les valises et racheté une télévision en vue du passage à la haute définition. Je rajoutais que ce n’était pas facile pour elle de partir toute seule avec eux trois et que je comptais sur eux pour être obéissants, l’aider, ne pas laisser leurs affaires traîner partout, ne pas transformer les abords de la baignoire en piscine et, surtout, ne pas se chamailler !
Alors que je finis ma chronique, les enfants et leur grand-mère sont arrivés à bon port un peu après quinze heures. Céleste m’a laissé un message sur mon répondeur. Ils ne se sont arrêtés qu’une seule fois pour aller aux toilettes et ont pique-niqué dans la voiture. Ils avaient tous envie d’arriver le plus vite possible. Maintenant, les valises sont rangées. La lumière pénètre dans toutes les pièces de la maison. Le chauffage va chasser l’humidité des murs épais. Notre mère doit boire une tasse de thé en contemplant sa glycine, une glycine qui a refusé de fleurir jusqu’à ce que la maison soit habitée à l’année.
Nous les rejoignions vendredi en fin de journée. Cela fait presqu’un an que nous n’avons pas été seuls sans les enfants. Ce soir, je le sais, je ne retrouverai pas les serviettes de toilettes humides et en boule, les culottes ou le caleçon et les chaussettes accrochés aux pantalons. A table, nous pourrons avoir une conversation non interrompue dix fois et je ne prendrai pas place à table au moment où les assiettes des enfants seront déjà vides. Au moment d’aller au lit, les chambres vont me sembler étrangement calmes. Sur le bord de la baignoire, les tapis, les dessus des commodes, les playmobils de Louis vont se sentir un peu abandonnés. Le lave-linge et le lave-vaisselle, eux, vont pouvoir souffler un peu. Fantôme va se demander pourquoi trois agneaux sont manquants. Dans ces rares moments, mon esprit anticipe sur ce que notre vie de couple redeviendra quand tous les enfants auront quitté le nid. Je ne suis pas inquiète…nous ne nous ennuierons jamais! Et, dans tous les cas, les enfants ont déjà prévu que nous aurions souvent les leurs!
Anne-Lorraine Guillou-Brunner