Mercredi, 17h00, entre un bilan chez Julie, posturologue, pour un bilan du dos de Céleste qui a un début de scoliose, les affaires de Louis à rassembler et à étiqueter en vue de son départ en classe de mer lundi matin, la liste des courses à faire pour le week-end de profession de foi de Victoire, les papiers à remplir pour les passages en troisième et en cinquième, l’organisation du concert des chorales des collèges le vendredi soir au Zénith d’Orléans et un dernier patient dans trente minutes, je me réfugie dans mon Ar-Men et essaie d’oublier le bruit de la tondeuse électrique du voisin et les cris des enfants sautant dans le trampoline.
De son côté, depuis plusieurs jours, Stéphane, aidé par Jean-Marie et Joël, les « parents » de Baba et de Khali dont je parle souvent dans mes chroniques, est passé en mode « genteman gardener ». Dans un vieux jeans frangé, il coupe, arrache, désherbe et replante. Le jardin demanderait des soins au quotidien comme une maison mais entre le travail, les déplacements et la vie de famille, Stéphane s’y investit beaucoup mais par à coups. Sur la terrasse ombragée par des canisses le jour et, la nuit, éclairée par des guirlandes de lampions en papier de riz, nous serons bien. Les hamacs sont en place. Le magnolia nous offre ses premières fleurs.
Les lits sont faits pour la famille et les amis. Les menus sont arrêtés pour le dîner du samedi soir et le déjeuner du dimanche. J’espère trouver de bonnes poires car Victoire m’a commandé un gâteau poire et chocolat. J’ai rédigé le mot d’accueil que Nathalie, en charge de l’équipe de catéchisme des sixièmes, m’a demandé de prononcer dans la grande église des Cités. Tous les soirs, avant de m’endormir, j’essaie de m’en imprégner pour le dire sans le lire.
Notre escapade parisienne me semble déjà bien loin ! Comme j’étais heureuse de retrouver Paris et de souffler trois jours avec Stéphane sans les enfants et sans Fantôme. Nous n’avions pas réussi à être en tête à tête depuis au moins de deux ans. Le quotidien agit sur les couples qui n’ont pas de soutien comme la rouille sur le métal : elle oxyde et il faut vraiment beaucoup d’amour, de communication et de respect mutuel pour tenir le choc ! Stéphane m’a plusieurs fois offert que nous ayons une jeune fille au pair mais j’ai toujours refusé. Je n’ai pas envie d’avoir une personne à demeure. Je n’ai pas envie de partager mon intimité familiale. Je n’ai pas envie de me rajouter un poids car cela en serait un pour moi. J’ai grandi dans des maisons, propriétés de l’Etat, dans lesquelles un personnel nombreux garantissait la bonne marche. A la Martinique, par exemple, nous pouvions compter sur une gouvernante en chef chargée de répercuter les instructions de notre mère, une cuisinière, une dame chargée du linge (il n’y avait pas encore de machine à laver), deux jardiniers, un chauffeur, ancien champion de boxe des Antilles, une couturière dont nous partagions les doigts en or avec la famille de l’autre secrétaire général et dont l’unique fille, Soline, était ma meilleure amie et une jeune femme qui dormait dans une dépendance et s’occupait exclusivement de ma sœur et de moi. Emilienne, Emile, Claire, Hector, Hérembert, Stanislas, Marie-Denise et madame Dureuil formaient notre famille et, quand nous avons quitté Fort-de-France à quelques jours du Noël 1978, personne ne pouvait retenir ses larmes.
J’aurais pu aimer exercer du pouvoir sur les autres, donner des ordres, me faire servir mais il n’en est rien car nos parents étaient bien trop respectueux de ceux qui les accompagnaient dans leur mission au jour le jour pour entretenir des rapports de force. J’ai connu des familles où les enfants se comportaient comme des tyrans et où les parents n’avaient aucun égard pour les personnes qui travaillaient chez eux. Cela me révolte ! Même si cela est fatiguant, je ne souhaite pas déléguer les soins portés à nos trois enfants. Quant à l’entretien de la maison, nous avons eu la chance d’avoir auprès de nous, pendant trois ans, une femme remarquable qui nous manque beaucoup et à laquelle nous pensons très souvent. Mais, depuis, j’ai repris mes habitudes domestiques et je crois que je ne sais plus laisser faire. A trop ne compter que sur ses seules forces, on n’arrive plus, ou très difficilement, à se faire aider.
Vendredi dernier, j’attendais l’Intercités qui devait me conduire sans arrêt jusqu’à la gare de Paris Bercy. Le ciel avait la couleur de l’encre. Les bourrasques faisaient danser avec fureur les branches des arbres. Ma mère se tenait à mes côtés. Elle avait non seulement la gentillesse de venir veiller sur nos trois enfants et notre grosse boule de poils, d’en profiter pour faire tout le repassage mais, en plus, elle s’était proposée de me déposer à la gare pour que je n’aie pas à tourner sur le parking en quête d’une place. Les places sont chères tant les gens d’ici sont nombreux à travailler à Paris. Ils partent par le train de 7 heures et rentrent par celui de 17h00. C’est toute une existence parallèle, un pont suspendu entre le travail et la maison qui se déroule dans l’intimité des wagons. Des amitiés s’y nouent. Des amours s’y vivent. Des parties de cartes s’y disputent. Des nuits s’y continuent. Des romans s’y lisent ou s’y écrivent. Des ruptures s’y produisent. Dans ces trains, on se comprend. On partage le même vécu. C’est une vie en condensé sur un trajet de cinquante minutes dans un sens et de cinquante minutes dans l’autre. Cent-dix minutes de passerelle entre deux univers. Le trajet fait office de sas de décompression. Il peut devenir un temps pour soi. Une universitaire qui partage sa vie entre Paris et Montargis me disait que c’étaient dans ces moments-là qu’elle écoutait les émissions de France Inter qu’elle podcastait ou qu’elle s’exerçait à la méditation.
L’orage a été violent dans la région de Nevers. Des branches sont couchées sur la voie. Nul ne sait quand le train va entrer en gare. Une ombre passe sur le visage maternel. Elle est triste pour moi. Je pars déjà tard pour rejoindre un mari à Paris depuis la veille. Pendant trente minutes, nous prolongeons ce petit moment toutes les deux. Nous ne sommes jamais ensemble dans de bonnes conditions. Quand j’habitais dans le Gard et que je venais donner des cours à Paris, nous arrivions à déjeuner ensemble dans un petit restaurant, à aller prendre une tasse de thé sous les arcades du jardin du Palais-Royal, à voir une exposition ou une pièce de théâtre. Depuis que je vis dans le Loiret, douze ans en septembre, cela ne nous est plus arrivé. Je ne vois ma mère que parce que j’ai besoin de son aide et cela me désole ! Parfois, j’aimerais la prendre dans mes bras ou, plutôt, sentir ses bras aimants se refermer sur moi comme lorsque j’étais une enfant mais je ne fais rien.
C’est un peu à contre cœur qu’elle me laisse sur ce quai de gare sans savoir combien de temps je vais y rester. Mais, les autres passagers et moi avons de la chance, l’attente ne dure pas trop longtemps. Dans le wagon où la climatisation souffle un air glacial, je tente de fermer les yeux. Je voudrais m’abandonner à la cadence du train, sombrer dans un rêve, sentir de la chaleur sur mon corps mais mes yeux se rouvrent. Les nerfs sont aux commandes. Mon mari a la gentillesse de venir me retrouver à la descente du train. C’est tellement plus agréable d’être attendue, de ne pas traîner seule sa valise de la gare jusqu’au métro et du métro jusqu’au quatrième étage sans ascenseur. Le ciel est gris. L’air est lourd. Il pourrait tomber des grenouilles. Cela m’est égal car je suis à Paris et, à la seconde, où mes pieds foulent son sol, je suis heureuse. Je me sens légère. Un sourire ne quitte plus mon visage. Paris est ma ville, mon nord et mon sud, mon est et mon ouest, le lien avec un bout d’enfance, la fin de l’adolescence et la deuxième décade.
Ma valise posée, nous partons marcher dans les rues pleines de vie et nos pas nous mènent sur l’île Saint-Louis et notre gourmandise nous arrête devant les glaces de Bertillon. Comme toujours, j’opte pour une boule chocolat et, comme toujours, Stéphane préfère un sorbet. A lui la légèreté du fruit. A moi, la lourdeur du lait. Je ne me lasse jamais de la vue sur Notre-Dame illuminée et des bateaux-mouches jetant mille feux sur la Seine. Sur les quais, en juin, les amoureux sont rois et, malheureusement, les odeurs d’urine, toujours aussi fortes, écornent la carte postale. Nous revenons sur nos pas et chaque pas dévoile un pan de mes souvenirs parisiens : les années à la faculté, les petits matins d’examens, les soirées animées, les échanges à bâtons rompus à la terrasse d’un café, l’odeur des feuilles des marronniers brûlées par le soleil de l’été, la somme des petits boulots, les premières armes à l’université, les amours contrariées, décalées, blessées et toutes ces promesses qui tenaient jusqu’à l’aube.
Pendant trois jours, Stéphane se laisse emporter dans ma marche folle, mon tourbillon coloré. Quand il n’en peut plus, il me le dit et je poursuis ma déambulation jusqu’à la souffrance physique. Je suis en manque de Paris. Je pourrais marcher aussi la nuit pour rattraper le manque, pour nourrir mon imaginaire. Un petit-déjeuner dans les Tuileries où des orchidées poussent la tête en bas. La grande roue a été démontée. J’aimais cette note de poésie et de fantaisie qu’elle apportait à une place sans charme et à une avenue emprunte de la rigueur des défilés militaires du 14 juillet. Au Grand Palais, l’exposition sur les jardins nous déçoit quand, demain, Soline et Pierre nous diront l’avoir adorée. Nous rirons de notre approche de l’art résolument aux antipodes. De cette exposition, je conserve le tableau « le vieux jardinier » d’Emile Claus, « le déjeuner » de Claude Monet, deux collages de Dubuffet, une collecte par un Japonais d’échantillons de terre de l’embouchure de la Loire jusqu’à son estuaire et une sorte de vase bleu faisant office de fontaine dans une douche à l’italienne.
Nous nous éloignons des jardins et marchons le long de la rue Saint Honoré où nous nous arrêtons pour déjeuner, non loin de la place du marché Saint Honoré dont le cœur a été malheureusement défiguré par une construction en verre dédiée au monde du tertiaire. Nous poursuivons jusqu’au Faubourg Saint Antoine en passant par le Marais. Une nouvelle étape à la terrasse d’un café, place de la Bastille, non loin d’un bus impérial servant à un marathon de la Bible. Le matin-même, alors que nous regardions les photos accrochées le long des grilles du Luxembourg et que nous rencontrions tout à fait par hasard, Françoise, qui, avec son compagnon a pris la succession de Marc à la tête de la crêperie « le vieux journal », nous nous retrouvions pris dans la foule des jeunes catholiques marchant jusqu’à Chartres. Ils venaient de toute l’Europe et avaient dû se donner rendez-vous sur le parvis de Notre-Dame. Ils formaient une file ininterrompue depuis le Panthéon. Ils avançaient en chantant. De loin, on aurait dit une colonie de fourmis.
Le dimanche, nous avons rendez-vous avec un couple que nous ne connaissons pour l’heure que par la magie de Facebook. Il s’agit d’Elodie Arrault et de Dominique Bleichner dont je vous avais parlés dans l’une des chroniques sibériennes. Tous les deux ont tiré de longues semaines un char à voile sur la glace du Baïkal. Stéphane et les membres du défi Baïkal ont raté Elodie et son amie Corinne, à un jour près, à Irkoutsk. Corinne a accompagné Elodie dans le voyage en camion depuis la France jusqu’en Sibérie. Un incroyable voyage riche en rencontres humaines ! Avant de les retrouver pour un brunch dans un tout petite restaurant de la rue de l’Arbalète « les petits plats de Marc », nous allons nous promener dans les allées du Luxembourg. Stéphane préfère s’asseoir au soleil près du bassin sur lequel les enfants s’amusent à faire évoluer des voiliers.
De mon côté, je marche seule dans le jardin et mes yeux se promènent d’un sujet à un autre. Ici, sur mon plateau, cernée par un océan céréalier qu’animent de grandes vagues blondes et des coquelicots papillons, les rencontres fortuites avec des gens vivants et l’observation silencieuse des êtres me manquent. Dans ce jardin que je connais si bien, je cherche les contrastes. Je m’amuse de ce jeune quinqua à barbe poivre et sel qui lit son « Journal du dimanche » en fumant son Havane non loin d’un groupe pratiquant le Tai-Chi qui, dans des petits cris, sort de son corps des ondes négatives. Derrière ce groupe, de jeunes enfants sont montés sur les dos fatigués des petits ânes. Derrière les enfants, de futures mamans poussent leur gros ventre en avant et des tout-petits font des châteaux dans le bac à sable.
Nous passons un moment délicieux en compagnie d’Elodie et de Dominique. A l’étage « des petits plats de Marc », nous sommes installées, Elodie et moi, dans un canapé très confortable. On se croirait à la maison ! Nous poursuivons notre journée par la visite de l’exposition dédiée aux cent-vingt-cinq ans du « National Geographic », dans la salle des minerais du jardin des plantes. Pour des amoureux du voyage, on ne pouvait pas choisir meilleure exposition ! Elodie commence à préparer une expédition à dos de chameau dans le nord du Tchad.
Le Sahara a laissé en moi une trace profonde. Je l’ai découvert lors de mon premier voyage au Maroc. Avec des amis, nous avions roulé, depuis Marrakech, jusqu’aux dunes d’or de Merzouga. Les nuits étaient absolument féériques ! Nous logions dans la kasbah Derkaouah, propriété, à l’époque, d’un ancien militaire français ayant servi en Algérie et devenu instituteur. Vingt-cinq ans plus loin, je n’ai rien oublié des moments que nous avons passé sous son toit, de l’ambiance assez spéciale qui régnait à la grande table pour le dîner, une ambiance assez proche de celle d’une aventure d’Hercule Poirot. Une dame d’un âge certain s’y affichait avec un homme jeune qui n’était ni son fils ni son neveu. Elle présentait une vague ressemblance avec Alice Sapritch dont j’ai découvert qu’elle était née Arménienne dans l’Empire ottoman. Notre hôte, Michel, grand homme racé, mettait un point d’honneur à servir à sa table du fromage français qu’il allait lui-même acheter une fois par semaine à Rabat. Même en hiver, il n’hésitait pas à passer l’Atlas pour s’approvisionner en fromage !
Encore un dîner très joyeux chez mon amie d’enfance, Soline, avec son mari et leur petite fille, l’exposition consacrée aux dernières années de Pissarro dans le village d’Eragny, un déjeuner tardif très arrosé avec ma sœur sur le point de donner naissance à son troisième enfant et toute sa famille, sur les hauteurs de Montmartre, et nous quittons Paris en tirant nos valises le long du boulevard du Port-Royal. La voiture est garée à Sceaux où habite notre mère. Sur le chemin du retour, mon pas est moins léger. Mon visage n’exprime plus la même joie. Je ne rentre pas chez moi. Je suis en passe de le quitter une nouvelle fois sans jamais savoir combien de semaines, de mois s’écouleront avant que je puisse revenir. Le ciel se charge de gros nuages noirs. Une odeur de pluie monte dans l’air. J’avance et je me concentre sur l’essentiel : la joie future de Victoire d’être entourée dimanche par sa famille et ses amis lors de sa profession de foi et la naissance imminente de la petite fille de ma sœur.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
Je vous rappelle qu’à compter du 30 juin, vous ne pourrez plus me lire sur le site du « Courrier International » mais sur mon nouveau site http://horscadre.ovh/