Chronique d’une orange depuis la deuxième marche de l’Avent

La soirée est en passe de s’achever sous le dôme scintillant de l’une des salles d’Eléphant Paname. Debout, sur l’estrade, une partie des membres et des ambassadeurs de Somewhere entourent son président, Stéphane. De gauche à droite, Jacques-Marie Bardintzeff, Arsène Wenger, Florence Masnada, Jean-François Clervoy, Yves Wansi, Alain Bernard et Dany Cleyet-Marrel. Ont dû partir Frédéric Mazella, Luc Marescot et Louis Albert de Broglie. Au coude à coude, on compte un volcanologue, un entraîneur de football mythique, une championne de ski, un astronaute, le président d’une association strasbourgeoise croisant valides et non valides, un champion de natation et un aéronaute. La salle applaudit avec chaleur. De grands sourires illuminent les visages des invités.

Hormis Natalie, la marraine de Victoire, installée à la table BNP-Paribas, personne ne sait ce que cette soirée représente vraiment; toutes les étapes qui l’ont précédée et que, souvent, j’ai vécu comme un chemin de croix. Je l’écrivais dans la précédente chronique: cette soirée m’évoque ce que vivent les alpinistes quand ils accèdent au sommet du K2 en hivernale. L’euphorie ne dure pas. Vite, il faut se remobiliser pour amorcer la descente dont elle sait qu’elle peut être dangereuse.

Vielle désormais d’un demi siècle, je connais trop la nature humaine pour savoir que l’engouement retombe vite. Les gens sont heureux, portés par une énergie incroyable. Ils se sentent pousser des ailes. Ils veulent croire que tout est possible, que l’humanité va trouver la force et l’amour de sauver notre terre, cette planète si belle dont la vue, depuis l’espace, fait monter des larmes dans les yeux des astronautes. C’est ce que Jean-Pierre Goux se propose de faire éprouver aux Terriens avec son incroyable « Overview effect ». Si les hommes font l’expérience de la magie poétique de la notre terre alors qu’ils sont confrontés au vide et au silence de l’espace alors, peut-être, auront-ils envie de la sauver.

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Même Natalie ne peut pas vraiment soupçonner le temps et l’énergie consacrés par Stéphane pour pouvoir réunir sous ce dôme tant de personnalités ayant marqué l’histoire des sciences et du sport. Après avoir partagé un moment si riche, si dense, on est galvanisé mais pour combien de temps? Combien de temps durera le désir d’agir pour donner à nos enfants, petits-enfants, arrières-petits-enfants une terre aussi belle que celle que nous avons encore eue le bonheur de connaître dans notre enfance?

Dans l’épisode sept de la saison 3 de « The crown », le mari d’Elisabeth 2, Philippe d’Edimbourg, en pleine crise existentielle, demande à pouvoir s’entretenir en tête à tête avec les trois astronautes américains ayant foulé la poussière lunaire. Philippe d’Edimbourg a 50 ans. Il est l’éternel second, le mari condamné à marcher derrière sa femme. Il a du renoncer à la religion orthodoxe pour devenir anglican. Cet ancien grand pilote de la RAF se sent inutile. Les remises de médaille et les visites d’usines ou de mines aux quatre coins de la Grande-Bretagne ne l’aident pas à trouver sa place.  Il est fasciné par ce que les Américains ont accompli. Il se retrouve assis dans un salon à Buckingham Palace avec les hommes de la mission Appolo 11. Il est ému. Il aurait des questions d’ordre spirituelle et philosophique à leur poser mais, très vite, il réalise qu’il est face à des hommes qui ont eu à coeur de remplir une mission unique et étaient si concentrés sur les procédures à suivre qu’il n’y avait pas de place pour la moindre interrogation autre que technique. Ces trois hommes partaient dans l’espace sans savoir s’ils en reviendraient. Cette rencontre avec Armstrong, Aldrin et Collins aura pour effet de faire renaître la foi chez Philippe d’Edimbourg.

Bientôt une semaine que la soirée est passée. Stéphane a reçu de très beaux messages de remerciement et d’encouragement pour la suite des évènements: les conférences autour du lobby des consciences, les grands rendez-vous du Club et le voyage au Mustang. Le magnifique essai doit se transformer. Il va se transformer. Il y avait trop d’internationaux de rugby dans la salle pour que l’essai ne se transforme pas!

Je me sens comme une orange qu’on a oublié ou qui s’est laissé oublier au fond d’un compotier. Longtemps, j’étais pleine de jus, d’énergie, d’optimisme. A force de presser, d’être pressée, le jus manque. Quand, en thèse de doctorat, je lisais Mauss et son essai sur le don, je découvrais la tradition du potlach dont les conséquences peuvent être dramatiques pour un groupe d’individus. Le don appelle le contre-don. Plus le don est important et plus le contre-don devra l’être. Ainsi, deux groupes peuvent s’épuiser dans ce qui prend la forme d’un rapport de force.

Ce que je trouve beau dans le don, c’est que, justement, il puisse être gratuit, ne soit pas défiscalisé, qu’il n’appelle pas de don en retour si ce n’est, parfois, une bonne image de soi-même. Pour que le don demeure sain, il convient qu’il n’écrase pas son destinataire. Le don ne devrait jamais créer le sentiment d’être redevable. Il y a des gens qui savent merveilleusement donner et d’autres qui ne donnent que pour maîtriser, instaurer un rapport de force, fausser les échanges. C’est terrible!

Dans tout ce que j’ai entrepris, j’ai beaucoup donné, sans doute trop. Je ne sais  pas fonctionner sur un autre monde. En cette fin d’année, je sens que je suis vraiment fatiguée. Une marche solitaire de quelques jours me permettrait de reprendre des forces, de faire le plein de bonne énergie mais, et c’est là un de mes « problèmes » récurants où que je me trouve les gens viennent à moi pour s’épancher. Je serais seule au milieu du désert, un renard sortirait de son terrier pour me raconter ses problèmes de couple, un serpent se coulerait à mes pieds pour me parler de sa dernière mue et le scorpion sorti de sous son rocher voudrait comprendre pourquoi il ne peut pas faire autrement que piquer.

Vite, avant l’arrivée de mon premier patient, je vais tenter d’exprimer quelques gouttes de jus de ma vieille orange. La contemplation matinale du soleil se levant sur un plateau froid et sec permet à un agrume de fabriquer un peu de vitamine C.

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

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