Ils ne devaient pas partir en vacances : trop de travail, trop de dossiers sur le feu, trop de réponses en attente. Pour ces vacances de la Toussaint, ils étaient donc obligés de faire une croix sur la Bretagne et le grand rassemblement des cinq petits cousins. Elle, elle était triste. Elle s’était si vite réhabituée à ces séjours bretons. Même si c’était le Morbihan et non le Sud du Finistère, cela restait la « bonne » Bretagne. Ces deux dernières années, ils avaient eu la chance d’avoir un temps exceptionnel. Elle se rappelait les cafés bus en terrasse devant le port de Vannes avec des amis qui louaient sur l’île d’Arz, le marché sous les halles, les crêpes aux coquilles Saint Jacques au milieu des toiles d’araignée et des serveurs grimés en sorciers et sorcières pour Halloween, l’émotion ressentie grâce à « mademoiselle Chambon » tandis qu’une grand-mère veillait sur la fourchette de ses petits-enfants à cinq dents. Elle se rappelait aussi les cris de joie des cousins quand le capitaine poussait son zodiac dans le golfe du Morbihan., les accostages sur des îlets habités par des nuées d’oiseaux, les chasses aux coquillages et les mollets qui gonflaient dans les bottes.
Cette année, il avait donc été décidé de scinder la fratrie. Les filles partiraient en Balagne, dans le Nord de la Corse chez leurs grands-parents paternels et numéro trois irait en Loire-Atlantique, sur la presqu’île de Guérande avec sa cousine, son cousin et leur grand-mère maternelle. Là-bas, la grand-mère y retrouverait une amie de longue date, une amie rencontrée au Mans, une amie aussi férue en molécules qu’en champignons, en cuisine qu’en couture. Cette mère-grand aurait, elle, à demeure, les deux enfants de son fils et, en voisins plus ou moins voltigeurs, sa fille et ses quatre enfants.
Les parents s’étaient dit que s’ils ne pouvaient pas partir en ce moment, au moins pourraient-ils renouer avec la tranquillité de leurs trente ans, le mode de vie qui avait été le leur pendant six ans, quand ils n’étaient alors qu’un couple et non une famille. Ils pourraient aller au cinéma voir « les petits mouchoirs » sans se soucier de trouver une personne pour veiller sur le trio. Ils pourraient dîner avec des amis sans se dire : « bon, allez, on boit un verre, puis on les fait dîner. On les met au lit quand on aura dîné… ». On pourrait boire un verre et encore un sans se soucier des enfants. On dînerait sans avoir à les exhorter au calme, sans les voir investir la salle à manger pour un différend à régler ou un spectacle à regarder. On pourrait même danser et, enfin, on se coucherait avec un début de migraine. Ce début de migraine ne serait pas lié aux hurlements de numéro trois ou aux jérémiades de numéro deux mais à l’abus d’alcool. On s’endormirait sans avoir manqué de perdre l’équilibre sur des billes ou des petites voitures abandonnées sur le long tapis du couloir. On s’endormirait sans prier pour que la bande d’enfants ait la bonne idée de dormir jusqu’à huit heures ! En se réveillant, on pourrait boire un café chaud et jouir du calme ambiant. Pas de pain à griller et à tartiner de beurre et de confiture, de cracottes à couvrir de Nutella, de verres de jus d’orange à peine remplis et déjà renversés sur les tartines, les pyjamas, les chaussons, les pieds de la chaise et le tapis ! On resterait là avec pour horizon des champs de maïs à moitié moissonnés . On travaillerait beaucoup mais, sans les enfants, on serait en VACANCES !
La maman avait eu quelques scrupules à laisser partir sa mère en Bretagne, seule avec trois petits-enfants dont numéro trois, le plus difficile, le plus exigeant, le plus accaparant. Elle savait que M, la première petite-fille de la famille, celle qui avait fait de leur mère une grand-mère et qui fêterait ses dix ans là-bas, serait une aide précieuse qu’elle raconterait des histoires aux garçons, canaliserait les pulsions de son petit cousin mais il restait toute l’intendance, les courses, les repas, les bains, les mises au lit à assumer seule sans un homme à ses côtés, sans cette voix imprégnée à la testostérone qui dit la loi et ramène le calme, le tout, avec un aplomb serein et zéro degré sur l’échelle de la culpabilité. Bref, un grand-père qui aurait lu, dans l’ordre, Nietzsche, Winnicott et Dolto et, aussi, dans un registre différent mais pas moins important pour une grand-mère très gourmande mais détestant faire la cuisine, toute l’œuvre de Françoise Bernard !
Et puis, finalement, le papa avait décidé d’envoyer promener dossiers urgents et démarches administratives en tout genre, tandis que la maman avait estimé que les corrections du recueil de nouvelles et le carnet de voyages sophrologiques pourraient patienter un peu. Les parents se faisaient une joie de reprendre l’avion et de faire voler leurs deux filles pour la toute première fois. Les parents n’avaient pas quitté le plancher des vaches depuis janvier 2007. La dernière fois, ils s’étaient offert une escapade amoureuse de trois jours à Budapest et, à leur retour, un petit être avait commencé son voyage in utero. Dés le début, avant même de le porter, la maman avait su que ce serait un fils et c’est un fils qui s’était implanté.
Le jour du départ, la veille des vacances de la Toussaint, numéro trois était confié à sa grand-mère et les parents partaient pour Orly avec les filles. Numéro trois s’était mis à pleurer et la maman, quelques minutes, avait eu le cœur gros. Au bout de la rue les menant au RER B, elle n’y pensait plus et le petit garçon qui avait séché ses larmes essayait de plaquer sa grand-mère sur les tapis persans !
Ils étaient heureux de retrouver un aéroport, l’ambiance feutrée d’une salle d’emba
rquement. Jusqu’au bout, ils avaient craint que la pagaille sociale les contraigne à renoncer à leur périple. En trois ans, les contrôles s’étaient considérablement durcis. Les filles avaient ri de voir les passagers et leurs parents retirer ceintures et chaussures. La maman avait pensé que les vérifications restaient incroyablement soft au regard de ce qu’ils avaient vécu en quittant l’aéroport militaire de la ville de Leh, au Ladakh, quelques jours après les attentats du 11 septembre : deux reconnaissances de bagages et trois fouilles dont une fouille au corps, sur le tarmac, juste avant de monter dans l’appareil et de voir la chaine himalayenne disparaître dans les hublots. Le monde entier était en transe. Dans toutes les capitales, les chaînes de télévision repassaient en boucle les images des avions perforant les tours jumelles. L’Inde était suspendue à la réponse que le Pakistan ferait aux Etats-Unis s’agissant de la capacité pour eux de faire décoller des appareils militaires depuis leurs aéroports. Leurs familles respectives les pressaient de rentrer et eux, depuis la ville de Leh, toute au calme de la communauté tibétaine en exile, découvrant l’apocalypse depuis des quotidiens locaux, privés d’images choc, ils ne s’étaient jamais sentis en danger et, pas une seconde, n’avaient songé à avancer la date de la fin de leur respiration de douze mois.
L’embarquement commence. Les filles sont ravies. La maman en entendant ses pas résonner sur le sol métallique de la passerelle repense à leur périple et aux aéroports d’Auckland, de Buenos Aires, de Puerto Natales, de Lima, de Guatemala city, de Vancouver, d’Ottawa, de Delhi, de Leh, de Katmandou et de Lukla. Le personnel naviguant accueille les filles avec de larges sourires. Ils ont choisi Air France, la compagnie qui détient la première place en effectif de salariés. Elle repense à ce monsieur, le gendre d’une « vieille amie » de sa mère, ancien commandant de bord devenu inspecteur qui effectuait son ultime vol dans le DC 10 d’UTA reliant Brazzaville à Paris via N’Djaména . Le 19 septembre 1989, tous les passagers et l’équipage perdaient la vie dans l’explosion terroriste de l’appareil au-dessus du Ténéré au Niger.
Dans l’avion, numéro un se met à côté de son papa et numéro deux à côté de sa maman. Sur la piste, les avions vont et viennent dans une rotation assez frénétique. Un A320 portant sur ses flancs deux fins triskels attend son heure. Il part pour Quimper. La maman qui, par petites touches, cherche à inscrire son père mort dans le champ de conscience de ses enfant, à leur permettre de compter sur cette branche essentielle de leur chêne généalogique, explique à numéro deux que c’est à Quimper que son grand-père est venu au monde et que c’est aussi là qu’il était scolarisé avec son frère aîné au lycée de la Tour d’Auvergne. Les enfants demandent toujours pourquoi il est mort si jeune et elle cherche les mots les plus simples pour expliquer le plus compliqué : son chagrin et sa souffrance l’empêchaient de vivre. Il pensait qu’il devait laisser ses enfants vivre leur propre vie et au nom, peut-être, du principe analytique d’une vie pour deux, sa vie devait s’arrêter pour que la leur commence vraiment.
L’avion se met en route. Les filles sourient. Pas de lapins à Orly Sud pour gambader sur les espaces verts comme il y en a tant à Roissy. L’avion envoie les gaz. Il roule de plus en plus vite. Puis, il s’envole et devient léger. Les filles, le visage collé à la fenêtre du hublot, découvrent la France vue d’en haut. Devant la maman et numéro deux, un monsieur charmant raconte les paysages survolés . La chaine des Alpes est superbe. Nice s’éloigne. Les côtes continentales aussi. La mer moutonne. Les bateaux à moteur laissent derrière eux de grandes trainées blanches. L’ombre de l’avion se reflète sur un nuage. Le commandant de bord annonce aux passagers que l’appareil amorce sa descente. Numéro deux et sa maman, enrhumées toutes deux, ont mal aux oreilles. La femme du monsieur charmant tend des chewing-gum mais rien n’y fait. Numéro deux pleure et trois nourrissons hurlent. L’avion prend un large virage de la droite vers la gauche pour se mettre dans l’axe de la piste. Il se pose avec aisance. Les passagers applaudissent. La maman est surprise. Elle n’avait pas entendu des passagers féliciter de la sorte un commandant de bord depuis son enfance martiniquaise. Le monsieur charmant lui explique que l’atterrissage à l’aéroport de Sainte Catherine à Calvi est très difficile car la piste est très courte et la mer au bout.
On salue les membres de l’équipage et on descend sur le tarmac. La maman n’est pas revenue en Corse depuis presque vingt ans et elle n’en connaît que le Sud. Elle est envahie par des souvenirs martiniquais : air humide, gros nuages accrochés aux sommets des montagnes. La baie de Calvi lui rappelle la rade de Saint Pierre. Les petites filles se jettent dans les bras de leurs grands-parents. La maison située en contre bas d’un village en pierre est l’endroit rêvé pour passer des vacances : vue imprenable sur la mer, plages à trois kilomètres, départ de sentiers de randonnée et confort fonctionnel. Dehors, la nature a concocté un parfum aux notes de figuier, troène, citronnier, eucalyptus et essences du maquis.
En quatre jours pleins, on a le temps de découvrir Calvi, de se promener dans la citadelle génoise. Sur la porte de l’entrée est inscrit : « Civitas Calvi semper fidelis ». Cette devise a été attribuée à la ville de Calvi par Gênes en 1553 pour la remercier d’avoir tenu tête et repoussé les troupes franco-turques. Le Tao, haut lieu de la vie estivale nocturne de Calvi, est fermé. On reviendra l’été prochain. Dans l’eau du port, des milliers de petites méduses violettes se promènent. C’est la Tramontane qui les pousse dans la baie. On se baigne depuis la crique de Sant’Ambruggiu. La marée abandonne sur le sable fin des guirlandes de débris de coquillages roses. La maman se rappelle les lignes de fleurs que le mascaret déposait à Calcutta sur les rives de l’Howgly, non loin du grand marché aux fleurs. Sur les restes pourrissants des jours précédents, les vendeurs offraient des fleurs fraiches. On va dîner en tête à tête dans un restaurant de l’île Rousse dans une ambiance très néo-zélandaise. Le serveur est charmant, une tablée d’Allemands agréable, les plats délicieux et les toilettes baroques. Imaginez un instant une pièce plongée dans une lumière très tam
isée, des toilettes auxquelles on accède en montant sur une bûche, un siège dont le plastic est décoré de fils barbelé et, sur le côté, une immense glace pour ne rien perdre de soi !
On découvre l’anse de Peraïola, à l’embouchure de l’Ostriconi. L’anse forme l’extrémité du sentier des douaniers et du désert des Agriates. Un troupeau de vaches et de veaux mené par un taureau assez impressionnant s’adonne au grignotage de jeunes pousses vertes avant de traverser la rivière pour regagner leur enclos. Les enfants s’en donnent à cœur joie et, en maillots de bain, se laissent rouler le long des dunes retenant toute l’attention des bêtes à cornes. On marche dans le maquis au départ du village de Lumio puis au départ de Pigna. Un gros Patou leur montre la voie. La température est idéale pour marcher et la pluie qui a l’intelligence de tomber la nuit exhale tous les parfums du maquis. Le Patou a tué un lapereau. Il l’abandonne à leurs pieds, encore chaud et presque frémissant. Dans le ciel, des aigles tournent avant de plonger en piqué sur leur proie. Au retour de promenade, un dimanche matin, on s’installe à la terrasse de l’unique café de Lumio pour boire un verre. Les chasseurs déposent leurs armes sur les tables. Les balles dorées trônent dans les cendriers. Le muscat diffuse très vite dans les jambes des marcheurs. La moitié de Bretonne sait prendre les Corses et l’ambiance est gaie. Elle réalise que la Corse entre en elle par le Finistère Sud et le Nord de la Martinique. Cette fois-ci, elle comprend que le caractère corse a été taillé dans la pierre des montagnes et non dans la roche des rivages méditerranéens. Elle comprend que les montagnes et le maquis, c’était la vie et la survie quand la mer et les ports, sauf, peut-être pour les CAP Corsins, c’était la servitude et la mort.
Plusieurs fois, ils passent en voiture devant le mur du 2ième régiment de légionnaires parachutistes. Le régiment s’est installé ici depuis l’indépendance de l’Algérie. Elle irait bien se frotter à ce monde fermé. Elle aimerait qu’on lui raconte des histoires aux parfums d’ailleurs. Elle a toujours été attirée par les univers fermés tels que celui du cirque, de la prison, des gitans, de l’hôpital psychiatrique. Grâce à Edith Piaf, tout le monde sait que le légionnaire sent bon le sable chaud. Les eucalyptus perdent leur peau. Leur mue, pourtant spectaculaire, n’offre en rien une vision d’écorchés vifs.
Dans la montage, seuls au monde, ils ont renoué avec leur amour de la nature et de la marche longue durée. Ils étaient heureux de constater que leurs corps avaient gardé la mémoire de l’effort et que le rythme restait soutenu dans les montées. Tout à leur marche, aux odeurs environnantes, à la vue sur les villages perchés, les ruines abandonnées, les troupeaux de brebis et de vaches, la lumière dorée, ils pensaient aussi à toutes ces autres marches dans des coins aussi spectaculaires que le parc naturel de Torres del Paine en Patagonie chilienne, les trois semaines passées dans le Rolwaling au Népal, les marches au Ladakh, la découverte de la vallée de la Lune, au coucher du soleil à côté de San Pedro d’Atacama, les ascensions dans les cordillères péruviennes et même les débuts de trek en zone humide népalaise quand il fallait lutter contre les sangsues qui se collaient au cuir des chaussures, se laissaient descendre le long de la cheville et se mettaient à les pomper sur les veines les plus appétissantes !
Ces quatre jours avaient été si magiques, si denses qu’ils avaient le sentiment d’être restés deux semaines. Le jour de leur départ, il faisait beau. Dans la nuit, la neige était venue blanchir le haut des montagnes. Tandis que numéro un et deux regardaient chacune un film différent sous le haut patronage de leur papi, une mamie avait été déposer les parents à l’aéroport. On s’était embrassé. On avait remercié du fond du cœur pour ce séjour et on était monté dans l’appareil. Sur le tarmac, les odeurs du maquis étaient très présentes. Avant que l’avion ne quitte la piste, la maman avait posé son front contre le hublot et, brutalement, une émotion très forte s’était emparée d’elle. Elle avait fait un incroyable voyage en arrière. Elle s’était retrouvée en Martinique, à l’aéroport du Lamentin. C’était en 1978. Elle avait neuf ans. La nuit était tombée depuis plusieurs heures. Dehors, elle avait entendu, avant de prendre place dans le Boeing 747 de la compagnie Air France, les bruits assourdissants des insectes et des animaux. La cacophonie était telle qu’elle évoquait celle qui règne dans la fosse d’orchestre avant que le chef ne donne le signal du départ, le grand la, du bout de sa baguette noire. Dans l’avion, petite fille de neuf ans, amoureuse éperdue de son ile, de sa vie insulaire, de sa liberté antillaise, elle avait pleuré et avait ordonné à sa mémoire de fixer de manière indélébile ces quatre années. L’avion avait décollé. En arrivant dans la Sarthe, par un hiver froid et enneigé, elle avait dit adieu à son enfance.
Maintenant, l’avion s’envole. Le rivage corse s’éloigne. L’émotion se dissipe, celle qui est liée au fait de quitter son chez soi. Cette fois-ci, ce n’est pas un adieu, seulement un au revoir. La Corse n’est qu’à une heure et demie et la maison, les quatre as, dans la famille pour l’éternité.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
ps:un grand merci à Stéphane Brunner, le papa du trio, pour ses magnifiques photos!
Quel beau portrait de vous deux !
merci Clo! Tu vois, j’ai suivi tes conseils. Je suis passée à un fond blanc. J’ai encore tant à apprendre! La photo date: décembre 2001, aéroport de New Delhi. Le voyage s’achève. Sur nos polaires, tous les drapeaux des pays découverts, parfois trop vite. Nous sommes heureux de rentrer et de retrouver les nôtres!
OH vraiment ! Et moi qui me suis dit « Mon dieu ! qu’est-ce que j’ai raconté ??!! ce n’est pas du tout sombre ici » ;-D
C’est vrai qu’en général les fonds clairs sont plus confortables pour lire, je crois. A vérifier auprès de tes autres lecteurs !
D’après un certain photographe et peintre en lequel j’ai une totale confiance, le fond blanc est mieux et fatigue moins les yeux. Et puis, il faut changer pour ne pas s’encrouter! M m’a transmis le bisou dimanche. A bientôt!