Au Népal, le séisme d’hier et sa réplique d’aujourd’hui, ont fait plus de 2400 morts mais ce n’est qu’un bilan provisoire qui s’alourdit toutes les heures. Par ailleurs, huit-cents alpinistes, avec leurs guides et accompagnateurs, étaient disséminés dans le massif himalayen quand la terre s’est mise à trembler. J’avais pensé vous parler de cette souris dont l’Europe des vingt-huit a accouché s’agissant du demi-million de migrants attendu avant la fin de l’année, de la commémoration du premier génocide du 20ième siècle, celui des Arméniens par l’Empire ottoman, mais je ne peux pas faire autrement que d’écrire sur le Népal.
Mon mari et moi avons eu la chance, dans une vie antérieure, d’entreprendre un tour du monde qui ne l’était pas vraiment puisque les semelles de nos chaussures ne portent pas les empruntes de l’Afrique. C’est en Asie que nous avons écrit le dernier chapitre de notre escapade aussi humaine que sportive. Après le Nord de l’Inde, plus précisément le Ladakh, notre avion se posait, le 15 septembre 2001, sur le tarmac de l’aéroport de Katmandou. L’effondrement des tours jumelles de New-York nous avait saisis à Leh, sorte de petite Lhassa, tant les réfugiés tibétains et les monastères bouddhistes y sont nombreux.
Pour que ma mémoire ne me trahisse pas, je rouvre notre récit de voyage à la page quarante-cinq : « Le Népal : comme nous avons pu rêver de ce tout petit pays encerclé par ses deux gigantesques voisins, la Chine et l’Inde, si célèbre pour ses montagnes et dont tous les voyageurs conservent la nostalgie de la douceur de vivre et de la gentillesse des habitants. Depuis les fenêtres ouvertes du taxi, nous découvrons Katmandou, capitale colorée et animée. Nous nous installons dans le quartier de Thamel, lieu de résidence privilégié des trekkeurs. En ce mois de septembre, le quartier est, nous dit-on, incroyablement calme. Les terribles attentats du onze septembre ont dissuadé les étrangers de voyager. C’est la psychose en Occident. Les réservations ont été annulées. La saison s’annonce terrible pour les professionnels du tourisme au Népal et les tensions entre les troupes maoïstes et les représentants de la monarchie n’arrangent rien. Malgré tout et, sans doute, parce que nous avons juste eu le temps d’effleurer l’ambiance dans une grande ville indienne, lors de nos transits à Delhi entre aéroport international et aéroport national, Katmandou nous paraît incroyablement animée avec son ballet incessant de taxis, pousse-pousse, auto-rickshaw, vélos et piétons. Nous passons quelques jours à nous promener dans la capitale et ses différents quartiers.
Par-dessus tout, nous aimons le vieux quartier de Durbar Square. Il offre une concentration inouïe de temples et de palais, de marché de fleurs pour les offrandes, de fruits, de légumes et de poissons séchés. Les constructions en bois du dix-septième siècle sont incroyablement bien conservées. L’humidité fait pousser de l’herbe verte sur les toits des temples et des maisons. Des sâdhu déambulent, vêtus d’un pagne ou d’une bure de couleur safran. Ils n’ont pour seul bagage qu’un bol pour mendier leur subsistance et une cruche d’eau. Certaines portent un trident en hommage à Shiva, l’ascète parmi les ascètes. Les rues de la ville sont étroites et les boutiques regorgent de lampes en papier de riz, de pulls en cachemire, de petits sacs en soie rebrodés de perles, de vêtements en laine bouillie, d’articles de montagne et de bâtonnets d’encens. Dans les ruelles, on entend la musique du film « Himalaya, enfance d’un chef » et les chansons de l’album de Manu Chao « clandestino ». Comme au Ladakh, les Français sont nombreux ici. L’attrait des montagnes, du pays qui veille sur huit des quatorze sommets les plus hauts du monde dont le toit du monde, l’Everest. »
Cette année-là, c’est depuis la route du sanctuaire des Annapurna que Stéphane, mon mari, soufflera l’unique bougie de ses 32 ans. C’est sur ce chemin couvert de dalles en pierre qui ressemble le plus souvent à un escalier que nous ferons la connaissance de Mahesh, guide de montagne népalais, et de Paul, un Australien, qu’il accompagne jusqu’au camp de base de l’Annapurna. Nous y arriverons le 25 septembre à midi dans une brume épaisse. Quand les nuages se dissiperont, les Annapurna se dévoileront, magnifiques et si intimidants du haut de leurs 4000 mètres d’altitude ! C’est dans un lodge de Namche bazar que je fêterai également mes 32 ans.
A la page quarante-huit, je lis : « De retour à Katmandou et avant d’aller accueillir Ben à l’aéroport, Stéphane commence à réfléchir avec Raj, directeur d’une agence de trekking recommandée par Paul, à une randonnée de trois semaines en autonomie complète dans une région reculée du Népal, le Rolwaling. (…) Avec Ben, nous allons visiter la vieille cité de Baktapur. Les temples et les palais sont magnifiques et, dans les ruelles pavées de briques, nous assistons à des scènes de vie d’une autre époque : les potiers font sécher leurs dernières créations dans une grande cour ensoleillée et de petites mains les font tourner dans le sens de la course du soleil. Des femmes filent et teignent la laine, d’autres trient les céréales, et un groupe s’amuse des tours que le montreur d’ours fait exécuter à la pauvre bête à l’œil triste et au pelage terne.
Je passe sur notre expédition de 19 jours avec 150 kilomètres à parcourir, 11000 mètres de dénivelés positifs, trois cols à plus de 5000 mètres, un sommet à 6300 mètres, onze porteurs, trois cuisiniers, un guide de trekking et un guide de haute-montagne, la rencontre avec un groupe de maoïstes armés. Je l’ai déjà racontée et ce n’est pas le sujet.
Hier, avant d’aller me coucher, j’ai regardé toutes les photos que Stéphane avait prises au Népal. Je me suis particulièrement attardée sur les visages des hommes et des femmes qui sont devenus notre famille pendant trois semaines, et des enfants avec lesquels nous avions joué à l’épervier ou qui nous avaient aidé à monter les tentes. Hier, j’étais rassurée car je savais que Mahesh, sa femme et leur petit garçon qui habitent Katmandou, étaient en sécurité. Je pensais à ces milliers de personnes mortes ou ensevelies sous les décombres, aux orphelins, aux blessés, aux quartiers historiques de Katmandou et à ceux des autres villes de sa vallée qui se sont écroulés comme des châteaux de cartes.
Dans mon lit, attendant sagement que le train du sommeil s’affiche sur le panneau des départs, je me demandais ce que pouvaient ressentir depuis hier les anciens enfants du « flower power », les membres actifs de la « beatnik generation », les fils et filles spirituels de Jack Kerouac, tous ceux qui, entre 20 et 25 ans, avaient quitté des capitales européennes, les grandes villes nord-américaines et les bancs de l’université, pour arriver à Katmandou via Istambul, Kaboul et Bénarès, ceux qui avaient fait du livre de Kerouac, « sur la route », leur guide du routard version années 60/70, ceux qui voulaient se libérer des contraintes sociales, cherchaient un sens à leur existence. En 1966, ce sont 250 hippies qui envahissaient le petit royaume népalais. Ils venaient des quatre coins de la planète. Ils s’habillaient de haillons, portaient des colliers de graines autour de cou et des fleurs dans les cheveux, marchaient nu-pieds et rêvaient d’un monde parfait. Ils étaient résolument pacifistes, militaient contre la guerre au Vietnam mais voulaient tout détruire. Souvent, leurs parents leur envoyaient de quoi subvenir à leurs besoins. Les hippies étaient plus filles et fils d’avocats et d’universitaires que filles et fils d’artisans et d’ouvriers. Les hippies s’installèrent rue Jochne bientôt rebaptisée par les habitants de Katmandou « Freak street ». Le mot « freak » est à double sens. Il signifie « excentrique » et « vouloir tout changer ». Les nouveaux résidents de cette rue peignaient sur les murs des hôtels des fleurs, des feuilles de cannabis. Comme Jack Kerouac, ils s’essayaient aux drogues plus ou moins douces et pratiquaient autant que possible l’amour le plus libre.
Les Népalais avaient toujours fumé du cannabis, du « charas ». On en distribuait gratuitement pendant les grandes fêtes hindoues, notamment la fête en l’honneur du dieu Shiva. Mais les Népalais en faisaient une consommation raisonnable, culturelle. Celle des hippies, des « fakirs blancs » était tellement excessive qu’en 1973, Nixon qui mettait également l’Afghanistan sous pression, obtint du gouvernement népalais qu’il interdise la consommation de cannabis. Nixon sonnait la fin de la récréation. Il était temps que cette jeunesse partie en fumée, consumée par ses rêves, rentre à la maison. Ceux qui ne s’étaient pas perdus sur la route, qui n’étaient pas partis avec le vent comme dans la chanson de Bob Dylan ou comme Jane, dans le roman de Barjavel « sur les chemins de Katmandou » rentrèrent et la vie put continuer. Au Népal, ils avaient vécu égoïstement se désintéressant tout à fait du régime monarchiste, une vraie dictature. Ils étaient tellement concentrés sur leur quête intérieure que, finalement, le monde qui les entourait finissait par leur échapper. Ils perdaient de vue les immenses yeux de Bouddha sur la façade du temple Swayambunath.
J’espère que les hippies d’hier et encore plus ceux qui avaient entrepris le voyage cosmique ou spirituel jusqu’à Katmandou feront preuve de générosité. Le Népal a besoin de nous ! Aidons-le ! Les sismologues sont très inquiets. De nouvelles répliques se produiront dans les mois, les années à venir. Après deux années de tragédies sur les pentes de l’Everest, certains Sherpas ont dit ne plus vouloir y retourner. Pour eux, le mont Everest est en colère. Il rejette désormais les alpinistes. Il a été trop souillé! Les conditions apocalyptiques dans lesquelles Lachenal, Terray et Herzog avaient été planter (ou pas), en 1950, le drapeau tricolore en haut de l’Annapurna et en étaient revenues avaient été attribuées à la profanation du sommet.
Je laisse le mot de la fin à Jack Kerouac : « Les seuls gens qui existent sont ceux qui ont la démence de vivre, de discourir, d’être sauvés, qui veulent jouir de tout dans un seul instant, ceux qui ne savent pas bâiller. »
Anne-Lorraine Guillou-Brunner