Chronique sur le rôle de l’enfance

Plus j’avance en âge et plus je mesure à quel point l’enfance nous façonne. Je comprends de mieux en mieux pourquoi les personnes arrivées dans les dernières années de leur vie se replient sur leurs souvenirs d’enfance allant jusqu’à fuir le présent et oublier leurs propres enfants. Comment pourrait-on se rappeler avoir eu des enfants quand on n’est désormais plus à nouveau que le fils ou la fille de ses parents ? Le grand âge adossé à certaines maladies gomme les années adultes. Ainsi, un monsieur vous racontera avec une précision d’horloger son enfance pendant la guerre n’omettant rien de la couleur du pull de sa mère ou de l’odeur de la pipe de son père quand il ne se rappellera plus rien de la journée d’hier ni de la visite des siens. Les ponts entre les deux bouts de la vie sont nombreux. Une personne âgée ne se soucie plus du futur. Elle est entièrement dans la minute qui s’écoule dans laquelle cohabite la minute passée. Cela me fascinait de voir notre grand-mère qui avait été cette femme à la fois meurtrie et sublimée par les années de guerre, toujours sur le front, toujours dans la lutte, toujours dans l’élan de la vie, les projets, passer des heures à chanter des comptines à Victoire ou ramasser inlassablement le jouet qu’elle lui tendait et qu’elle jetait. La scène se déroulait dans la vieille et bonne maison de Pont, dans le Gard où nos deux filles sont nées. Depuis de longs mois, Stéphane travaillait dans la longère et ne revenait qu’un week-end toutes les trois semaines. Parce qu’elle avait trop souffert des départs de son père, notre ainée avait tiré un trait sur lui. Il n’existait plus ! C’était le moyen qu’elle avait trouvé du haut de ses seize mois pour ne plus souffrir. Attitude radicale mais qui avait le mérite de la mettre à l’abri du manque. Notre maman et notre grand-mère étaient arrivées pour l’été. Il y avait aussi les enfants de ma sœur jouant en Avignon. J’étais épuisée. Je préparais le déménagement. Je revivais encore ce que je détestais le plus : quitter un lieu connu pour être une nouvelle fois jetée dans l’inconnu sans filet. Je ne savais pas ce qui m’attendait sur le plateau dans une région où l’Autre est un étranger à vie !

Je ne partageais avec personne ce que je vivais depuis janvier. j’étais si fatiguée qu’un après-midi garée avec ma voiture à l’ombre d’un olivier des pensées très sombres m’avaient assaillie. La mort semblait alors le seul moyen de trouver le repos! J’étais fascinée devant le spectacle de cette grand-mère adorée et admirée et de son quatrième arrière-petit-enfant. De mon côté, je montais et descendais des dizaines de fois par jour les deux étages de l’escalier à vis dans lequel notre grand-mère était tombée jeune femme protégeant de son corps le neveu qu’elle avait dans les bras et qui ne s’était rendu compte de rien. C’est dans cet escalier que, bien plus tard, notre maman devait rater les dernières marches se cassant les malléoles interne et externe du même pied. Quand j’étais enfant et que la maison n’avait pas le confort d’aujourd’hui, je trouvais souvent des scorpions sur les marches humides de l’escalier. C’est notre grand-mère qui les écrasait d’un coup de talon et il ne restait alors plus rien de cet animal sous le signe astrologique duquel j’ai vu le jour.

En ce moment, dans ma voiture, j’écoute un vieil album d’Yves Duteil sorti en 1979. Les chansons sont magnifiques. Elles me propulsent dans la voiture de nos parents lors de ces trajets interminables entre, par exemple, la Sarthe et le Gard ou la Charente-Maritime et la Côte d’Azur. Notre père avait placé notre éveil à la culture sous le signe de l’éclectisme et je lui en serai toujours reconnaissante. C’est à lui que ma sœur et moi devons d’aller aux choses sans a priori et sans jugement, de pouvoir à peu près tout écouter, lire ou voir. Il ne nous censurait pas dans nos lectures ou dans les films que nous voyions. Il enregistrait religieusement les films projetés dans le cinéma de minuit et nous les regardions dans le week-end. Nous en avons passé des centaines d’heures sur le canapé à regarder des films italiens, des westerns, des films des années 40, des années 60 ou 70. Il adorait Comencini. Je pense que ce cinéma tout en émotion et nostalgie lui permettait de laisser parler sa sensibilité. Je me rappelle l’avoir vu pleurer devant L’incompris. C’était un breton taiseux du bout de la terre, un pays où les émotions sont refoulées. Les tempêtes au-dessus de l’océan se chargent de purger les âmes de leur colère et de leur frustration !

https://www.youtube.com/watch?v=3VB570wP7Sg

J’écoute toutes les chansons de cet album et tant de choses refont surface ! J’avais dix ans quand il est sorti. Ma sœur en avait cinq et nos parents pas encore quarante. Mes mains sur le volant sont désormais trop vieilles pour que je me dise que ce sont celles de notre mère, la seule qui, dans ce couple baroque, conduisait. Yves Duteil sait à merveille faire jaillir l’émotion au détour d’une phrase. Sa chanson « Avoir trente ans » me touche beaucoup. Cela fera bientôt 23 ans que j’ai trente ans. C’est fou de l’écrire ! C’est encore plus fou de penser que dans quatre ans j’aurai atteint l’âge qu’avait notre père quand il est mort. Longtemps, j’ai eu peur de ne pas réussir à vivre plus longtemps que lui. Je pense que lui-même avait pu se demander comment il vivrait plus âgé que sa mère. J’avais peur de ne pas y arriver et puis un jour j’ai décidé de passer de l’autre côté de la rive. Sans renier la terre du père, l’océan, les pardons, les chemins creux et les vaches aux yeux bleus, j’ai choisi de m’ancrer sur les plages du Rhône, d’opter pour les arches d’un pont médiéval, la majesté du Ventoux, la gifle du mistral et les grillons.

https://www.youtube.com/watch?v=nG4Qg5xA4k4

J’écoute les chansons d’Yves Duteil né en 1949 qui a désormais 73 ans. Nos parents aimaient aussi Ferra et Reggiani. Notre maman, elle, était surtout sensible à la délicatesse et l’humour de Marie-Paule Belle. J’ai d’ailleurs consacré un texte à une chanson qui la bouleversait toujours : Les petits dieux de la maison. Je ne me rappelle pas avoir vu notre grand-mère coudre ou tricoter. En revanche, toute petite, à la demande de notre arrière-grand-mère, je passais le fil dans le chat des aiguilles. Notre arrière-grand-mère avait les yeux fatigués et les cheveux blancs comme la neige. Sa mort m’a marquée. Après avoir eu une commotion cérébrale, elle ne pouvait plus parler mais tout se lisait dans son regard et ma sœur, si petite encore, lui donnait des grains de raisin blanc à manger. Cette femme avait occupé une place centrale dans la vie de notre maman et j’imagine combien sa mort devait la faire souffrir d’autant que les Antilles nous tenaient loin d’elle.

La mémoire, les souvenirs, l’influence que la vie de nos parents ou de nos grands-parents a sur nous, les maisons de famille: tout ceci est fascinant et semble n’avoir jamais été autant questionné que depuis vingt ans. La psychogénéalogie a montré l’importance qu’il y a à reconstituer son puzzle familial pour comprendre sa place, l’accepter ou la refuser. Je l’ai souvent écrit. Nos parents se passionnaient pour la généaologie et notre mère espérait lever le mystère entourant la naissance du grand-père de sa grand-mère paternelle. Le secret autour de cette naissance aurait pu nourrir des fantasmes mais notre mère aspirait à la vérité. Tout à fait par hasard, j’ai écouté une émission passionnante: Avec philosophie sur France Culture. Géraldine Mulhmann recevait deux femmes étonnantes: Nicole Lapierre, anthropologue, directrice au CNRS et ayant soutenu sa thèse de doctorat Mémoire juive et diaspora sous la direction d’Edgar Morin et Lydia Flem, psychanalyste, photographe et écrivaine ayant connu un très grand succès avec son roman La Reine Alice en 2011. Le trio de femmes se demandait comment les histoires familiales vivent en nous. Beaucoup de choses m’ont renvoyé à l’histoire maternelle et je pense que notre maman aurait été très émue en entendant ces femmes évoquer leur enfance et leur adolescence auprès de parents juifs marqués par l’horreur de la déportation. Les parents de Lydia Flem, déportés tous deux, se sont connus dans un sanatorium suisse. Ils ont échangé plus de 800 lettres avant de se marier. Lydia Flem raconte qu’elle n’avait pas le droit de se révolter contre sa mère qui était revenue de l’enfer. Nicole Lapierre explique comment elle a fait traduire le livre écrit dans le ghetto de Plock par Simha Guterman de 1939 à 1941 et a été l’apporter à son fils qui vivait dans un kibboutz. Le père de Nicole, médecin, avait demandé à changer son nom, Lipsztejn en Lapierre. Cela avait valu à sa fille la colère d’un professeur au lycée Jules Ferry qui, juive, avait survécu à la Shoah. Elle lui avait dit qu’on n’avait pas le droit de changer son nom. Dans un essai ayant obtenu le prix Médicis en 2015 Sauve qui peut la vie, Nicole Lapierre raconte comment elle a décidé de choisir la vie quand sa grand-mère était morte après un accident de voiture et que sa soeur et sa mère s’étaient suicidées. Elle avait résolument fait le choix de la vie pour elle, pour sa fille, pour sa nièce et ses petites-filles. C’est ce que j’ai décidé aussi: contrairement à notre grand-mère paternelle et à notre père, je partagerai la joie à la vue de nos enfants devenant des adultes épanouis dans leur vie professionnelle, leur couple et la famille qu’ils auront envie ou pas de fonder.

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/avec-philosophie/que-reste-t-il-de-la-famille-quand-elle-n-est-plus-la-4933212

Le 15, notre fille ainée aura 19 ans et cela fera 17 ans que nous posions nos bagages sur le plateau. Un record absolu pour moi dans un même endroit! Avant de quitter le Gard, nous avions fêté les deux ans de Céleste avec des amis chers, leur fils, Liam, notre maman et notre grand-mère. J’avais sevré Victoire que j’allaitais depuis sa naissance. Elle avait accepté le biberon sans aucune difficulté. C’est plus tard que j’ai compris que très durablement Victoire avait été cet enfant qui, d’instinct, a su qu’elle ne devait pas poser de problème à ses parents. J’étais bien installée dans le troisième mois de grossesse quand j’avais pris rendez-vous chez la gynécologue et que Victoire nous était apparue agitant joyeusement ses mains! J’étais ravie d’avoir traversé ce premier trimestre dans une sorte de faux déni et de ne pas avoir redouté de la perdre. Cette photo ne le montre pas mais j’étais terriblement angoissée. Vivre un énième déménagement me vidait de ma substance. Nous laissions les filles dans le Gard. J’allais à nouveau sauter dans le vide. Stéphane n’ayant pas encore terminé les travaux, nous avions vécu dans la maison de campagne de l’un de mes amis d’enfance, Laurent, qui partage sa vie entre le Maroc et la Martinique. Avant de donner des cours à Paris, il avait fallu faire l’adaptation à la crèche des filles.

Je termine ma chronique avec une très belle chanson de Barbara entendue dans l’émission et vous souhaite une belle semaine!

https://www.youtube.com/watch?v=lIPTRAyzQg0

 

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

 

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