Depuis la fenêtre de mon cabinet, mon Ar Men, je vois la pluie tomber avec régularité sur le jardin, le dos vert orge et jaune colza du plateau. J’aime bien la pluie. Elle invite au calme, à la rêverie, à une forme d’ennui fructueux. Dans mon cabinet, mon Ar Men, je m’efforce d’apprendre aux grands anxieux qui combattent leur peur de la vieillesse et de la mort à grand renfort d’activités professionnelles, sportives, culturelles, associatives ou encore ménagères à ne pas considérer les moments où ils ne font rien comme des temps morts. C’est assez fascinant d’ailleurs comme un temps non soutenu par du « faire » est considéré comme « mort ». C’est un vrai travail sur soi. Cela demande de la volonté mais il est possible de terrasser ses démons et d’apprendre à vivre plus sereinement.
Je connais bien le sujet: j’ai eu durablement beaucoup de mal à ne rien faire. Grâce à Fantôme, à notre vie à la campagne, j’ai appris à contempler la nature, à ne plus subir les assauts du temps, à me concentrer sur ce que j’ai plutôt que sur ce que je n’ai plus ou que je n’aurai pas. Bien sûr, un problème demeure: comme, toute l’année, je suis enfermée dans mon Ar Men, que je ne me sens pas assez nourrie, quand nous partons en vacances aussi grande soit ma fatigue, j’ai besoin de me ressourcer par des activités culturelles ou sportives et ne me repose pas… Si j’habitais dans une grande ville où mes besoins d’apprendre, d’observer, de nouer de nouveaux contacts, d’échanger sur les sujets qui me passionnent étaient satisfaits, je pourrais (je crois!) faire comme la plupart de mes proches: m’étendre sur un transat avec un livre ou rêver en suivant la course des nuages dans le ciel, de préférence en écoutant un morceau d’Erik Satie.
Les repas en famille partagés sans télévision et sans téléphone portable sont l’occasion d’aborder toutes sortes de sujets. Hier soir, chez nous, alors que le dîner touchait à sa fin, c’est la mort qui s’est invitée. Notre aînée a dit: « Ce n’est pas la mort qui m’inquiète mais comment je mourrai ». Victoire a expliqué qu’elle ne voudrait pas être mise en terre, brulée ou même jetée à la mer mais elle aimerait pouvoir se retrouver dans les airs, être en apesanteur, se sentir légère. Depuis la mort de l’une de ses arrière-grands-mères, Victoire est paniquée à l’idée de mourir en manquant d’air. J’ai eu la même peur, enfant. Elle venait de ce que, à la faveur d’un effort intense, je développais une crise d’asthme et pensais réellement mourir asphyxiée. Louis, de son côté, trouvait que mourir dans son sommeil était terrible car on ne pouvait pas s’y préparer et qu’on quittait ceux qu’on aimait sans leur dire au revoir.
Tout en partageant le point de vue de Louis qui a ce besoin et cette capacité à se confronter aux choses, je lui expliquais que lorsqu’on était en paix dans son coeur avec ses proches et qu’on était prêt à partir alors c’était vraiment une mort d’une grande douceur. Céleste nous demandait à son papa et à moi d’être, le moment venu, enterrés dans le cimetière de Pont-Saint-Esprit, dans le Gard rhodanien, où sommeillent déjà toute une partie de la famille de notre mère et la moitié des cendres de notre père. Céleste expliquait que c’était à Pont qu’elle aimerait être enterrée avec nous. Son papa la taquinait: « Mais, alors, tu vas nous coller jusque dans la mort? ». Je suggérais à notre aînée que dans le futur, sans doute, elle rencontrerait quelqu’un dont elle tomberait amoureuse et que cette personne dont elle partagerait sa vie aurait sans doute aussi envie d’exprimer une volonté s’agissant de sa dernière résidence! Céleste ne l’entendait pas de cette oreille ou plutôt rétorquait que son compagnon devrait se plier à son désir…
Quand Céleste a dit que c’était sans doute parce qu’elle était trop jeune quand leur papi est mort (le papa de leur papa, dans son sommeil, le jour de mon anniversaire) qu’elle n’avait pas pu exprimer ses sentiments, Victoire l’a arrêtée net. « Cela n’a rien à voir avec l’âge. J’étais plus jeune que toi et j’ai pleuré. » Céleste a poursuivi: « Le jour où je vais perdre ma grand-mère et ma mamie, ce sera terrible pour moi tant je les aime, tant elle compte dans ma vie. » A l’écoute des mots de Céleste, dans les yeux de Victoire sont montées de grosses larmes. Victoire rentrait d’Italie. Elle était à la fois enchantée et épuisée. Nous avons changé de sujet.
Plus on parle de la mort et plus on peut l’apprivoiser. La mort ne doit pas être un sujet tabou. La mort fait partie de la vie. Plus on chemine dans l’existence et plus nous nous rapprochons d’elle. Nos sociétés modernes de plus en plus détachées de la foi en Dieu, obsédées par le jeunisme et la quête d’une immortalité terrestre, voudraient faire l’impasse sur la mort, persuader ceux qui sont frappés par le deuil que cela n’est rien et les presser de retrouver leur place utile et performante. Le deuil est un grand voyage qui passe par plusieurs contrées: le déni, la colère, la peine, l’acceptation. Chacun chemine à son rythme touchant, ou pas, aux mêmes rivages. je n’ai pas encore lu le dernier ouvrage que la philosophe Claire Marin consacre à la rupture envisagée sous tous ses visages. Une de mes patientes m’a dit combien cette lecture l’avait apaisée et lui avait permis de comprendre d’autres deuils que la mort ou la fin d’un amour. Ainsi, l’exil lui était-il apparu sous un autre jour.
Le 9 mai, notre grande nièce, Margot, attaquera sa première journée de concours de première année de médecine dans l’un de ces immenses hangars à Villepinte. Elle aura dormi la veille sur place, partageant une chambre avec une amie. Le 9 mai, cela fera vingt ans que notre père mourait. Le 31 juillet, cela fera vingt ans que Stéphane et moi nous marions, que je quittais Paris et, encore un peu plus tard, Stéphane et moi nés respectivement sous le signe de la balance et du scorpion aurons cinquante ans. Cette année 2019 sera pour nous celle qui voit un couple se séparer brutalement, des enfants devoir accepter que ceux qui incarnaient pour eux la stabilité, à la fois leur passé, leur présent et leur futur mèneront désormais des vies parallèles. Cette année 2019 sera aussi celle qui voit les longues années de travail de Stéphane récompensées par l’inauguration de son incroyable Club du SomewhereClub.
Pendant de longues, très longues années, je parvenais à restituer la voix de notre père quand il m’appelait « mon coco » maintenant elle s’est perdue. Je parle souvent de notre père à nos enfants et aussi à nos deux nièces et à notre neveu. Je pense essentiel d’inscrire par petites touches impressionnistes dans la mémoire d’un enfant l’existence d’un grand-parent manquant. Dans ma famille, on ne me parlait que peu de notre grand-père maternel et quasiment jamais de notre grand-mère paternelle. Cela m’a manqué. J’ai grandi avec des espaces vides.
De notre père, je conserve précieusement toutes les lettres, les cartes postales et aussi les petits mots griffonnés à la va-vite glissés sous ma porte quand j’étais étudiante. De notre père demeure des recherches très poussées en généalogie, des centaines de livres, reflets de son esprit éclectique et une belle montre que j’ai offerte à mon mari. Notre père ne s’attachait pas aux choses matérielles ou alors seulement à celles qui racontaient une histoire, avaient pour lui une valeur affective forte, étaient autant de petites madeleines proustiennes. Je suis certaine que le texte de Yann Moix que je partageais avec vous dans la précédente chronique l’aurait touché. Il était nostalgique comme le sont souvent les poètes, les rêveurs, les adultes qui ont su conserver leur âme d’enfant. Il était aussi hyper sensible, d’une empathie peu commune, capable de coups de sang violents et, comme beaucoup de membres de notre famille paternelle, terriblement obstiné et orgueilleux. L’apanage des Bretons granitiques d’un Finistère tourmenté?
Je sais que notre père aurait été très heureux que Victoire lui fasse le récit de son séjour en Campanie avec découverte des sites antiques, ascension du Vésuve, déambulation dans Naples et, maintenant, rédaction d’un article pour l’encyclopédie Plinipédia. Je sais aussi que les 9 et 10 mai, il aurait été en apnée tandis que sa première petite-fille passait ses épreuves écrites. Son anxiété a fini par avoir raison de son équilibre. Comme tous les grands anxieux, il a tenté de dépasser ses peurs en recourant à des anxiolytiques naturels. Cela fait longtemps que je le sais: trois évènements m’ont détournée de l’université, ma voie naturelle, pour me mener à exercer en qualité de thérapeute: la dépression de notre mère à ma naissance et à celle de ma soeur et celle de notre père et sa fin de vie tragique.
Mon père et ma grand-mère ne me manquent plus. Avec le temps, je les ai incorporés en moi comme un anthropophage assimile la volonté, la force, le courage et l’intelligence de ceux qu’il a combattus et vaincus.
Voici la chronique que j’avais écrite l’an passé à l’approche d’un nouvel anniversaire de la mort de notre père.
Il est mort un dimanche, le premier jour de la semaine. Le ciel était d’un bleu sans partage. Ma soeur était en blanc. Je portais du orange. Je crois que notre mère et notre grand-mère étaient en bleu. La chambre était blanche. Longtemps, je serais poursuivie par les contours de son corps déformé, son visage gonflé et ses paupières retenues fermées par des bouts de scotch. Longtemps, je porterais en moi le regret de ne pas avoir pu lui parler avant qu’il ne parte. En même temps, il n’y avait plus rien à ajouter. Nous nous étions déjà tout dit par écrit et dans les silences qui se suspendaient au-dessus de nous, notamment dans la bonne et vieille maison de Pont, quand, face au feu de cheminée, nous surveillions la cuisson des marrons dans une large poêle trouée.
Bien avant sa mort, j’avais commencé de manière instinctive à mettre mes pas dans les siens. Je faisais miennes ses lectures, ses passions pour le cinéma, la musique, la radio, la presse écrite, les esprits libres. J’aimais les marchés auxquels, enfant, il m’avait initiée. J’aimais cuisiner des produits frais et inviter mes amis à dîner dans mes micros studios parisiens. Je déambulais la nuit. J’allais cueillir les premiers feux du jour naissant depuis l’un des ponts enjambant la Seine. Notre père transmettait à son insu. Il ne nous a jamais pris par la main ou alors c’était pour nous faire avancer à une cadence militaire dans les rues de Paris. Pudique à l’extrême, il ne nous faisait pas de câlins. Il passait sa main sur nos cheveux avec la même délicatesse qu’il mettait à caresser nos chiennes. Quand il nous sortait du bain, il ne nous séchait pas. Il nous étrillait de la tête jusqu’aux orteils. Nous étions rouges comme des homards. Il n’imposait rien. Il suggérait. Comme beaucoup de pères, il ne se serait jamais permis d’exprimer quoique ce soit s’agissant de nos choix amoureux. Il nous faisait une totale confiance et s’il a pu avoir très peur, il n’a rien dit. Il était assez intelligent pour savoir qu’un coeur amoureux n’entend pas. Il nous savait assez intelligentes ma soeur et moi pour faire confiance à notre coeur. Longtemps, j’ai voulu être comme lui.
Dix-neuf ans après, j’ai parcouru un grand chemin. Ces années m’ont permis de réparer ma relation à notre mère que, sans le vouloir, notre père perturbait. A trois ans, comme toutes les petites filles de la terre, je nageais en plein Oedipe. Un dimanche matin, à la table du petit déjeuner, après que j’aie exprimé mon désir de l’épouser, il m’avait très clairement et fermement expliqué qu’il était déjà marié et que sa femme était ma maman et que les petites filles n’épousaient pas leur papa comme dans la chanson de la marraine de Peau d’âne si joliment interprétée par la pétillante Delphine Seyrig. Je me rappelle que j’avais été très contrariée par sa réponse et que j’avais ressenti une grande colère à l’encontre de ma mère. Ces dix-neuf années écoulées m’ont vue quitter Paris et l’Université pour rejoindre mon mari dans la Loire, voyager autour du globe, vivre dans le Gard, à la campagne, mettre au monde trois enfants et, après une longue et mortifère traversée du désert, y exercer le métier d’analyste et de sophrologue en sabots. Ces dix-neuf années m’ont vue m’investir dans différents domaines et consacrer du temps à l’écriture. Ces dix-neuf années m’ont permis de me sentir plus proche de notre mère, d’accepter, enfin, de l’aimer comme elle est.
Mon père est derrière moi. Il appartient à mon histoire passée. Ma mère est mon présent et mon avenir. C’est elle qui me montre la voie, celle qui me conduit à l’âge sage, à la joie simple. Je lui suis profondément reconnaissante pour le chemin qu’elle nous ouvre à ma soeur et à moi et au temps précieux qu’elle consacre à ses six petits-enfants.
Hier, premier mai, comme presque tous les matins, j’étais la première sur le pont. Après que Fantôme et moi nous nous soyons promenés sur le plateau, que je sois allée à la boulangerie chercher du pain et des tartelettes aux fraises pour le déjeuner, ai acheté plusieurs brins de muguet à un adorable petit bonhomme de dix ans stationnant courageusement dans les courants d’air froid sur la place de l’église, ai fait une étape chez Marc, le caviste, ancien montagnard ayant du renoncer à son rêve de guide après une mauvaise chute, je buvais un café en écoutant une émission de radio. Dans Boomerang, Augustin Trapenard recevait la si charmante, spontanée, brillante et talentueuse Patricia Petibon. J’étais touchée par cette femme née à Montargis à peine plus âgée que moi et qui évoquait avec tant de profondeur son mari, le violoniste de jazz Didier Lockwood, brutalement décédé en avril. Avec simplicité et grâce, elle interprétait a capella une chanson brésilienne dont les accents évoquaient un air du Cap-Vert. Mon corps était parcouru de frissons. L’émission achevée (ci-dessous le lien pour écouter le morceau de musique), j’envoyais un sms à ma soeur et lui suggérais que nous offrions à notre mère pour ses soixante-dix-huit ans une place d’opéra ou de concert.
https://www.franceinter.fr/emissions/boomerang/boomerang-01-mai-2018
Le neuf mai, pour les dix-neuf ans de la mort de notre père, nous serons à Pont. A notre arrivée, Louis se précipitera sur nous. Il nous aura guettés derrière le rideau de la fenêtre de l’entrée ou du salon. Il se jettera dans nos bras en nous disant « vous m’avez tellement manqué! Je vous aime tant! ». Avec Victoire, les retrouvailles seront anglaises. Fantôme se ruera sur notre mère qu’il adore et sera à un poil de la faire tomber. Un matin, avec Fantôme, je pourrai aller me promener entre les allées paisibles du cimetière. Mes pas me conduiront à la tombe dans laquelle a été déposée l’une des deux urnes contenant les cendres paternelles. Le ciel sera bleu comme une toile de Klein, comme les yeux de Céleste.
L’if au vieux corps noueux montra la garde. Après avoir été l’arbre dédié par les Grecs et les Romains à Hécate, la gardienne des enfers, l’if sera l’arbre sacré des druides celtiques. Comme il l’a toujours fait, le christianisme récupère ce symbole païen et les ifs sont plantés dans les cimetières et autour des églises. L’if devient le symbole chrétien du lien entre le ciel et la terre. Les grands-parents maternels de notre mère, Henriette la Vosgienne et Emile le Provençal, qui avaient formé un couple très uni toute leur vie, avaient souhaité être enterrés près d’un if. Etrangement, cela n’avait pas de lien avec l’arbre en lui-même mais avec la légende de Philémon et Baucis contée par Ovide dans « les métamorphoses ». En remerciement de leur si grande hospitalité alors qu’ils s’étaient présentés tels deux mendiants, Zeus et Mercure avaient réalisé le souhait le plus cher de Philémon et de Baucis: pouvoir mourir ensemble et de ne pas être séparés. Ils moururent et se transformèrent l’un en un chêne et l’autre en un tilleul dont le tronc était commun. Avec Fantôme que je retiendrai de lever la patte sur une sépulture, j’aurai une pensée pour tous les membres de la famille de notre mère ayant tenu à trouver la paix éternelle dans ce cimetière provençal.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner