Quand ma soeur et moi étions à l’âge auquel vous n’avez pas d’autre choix que de suivre les parents, on nous infligeait des déjeuners longs comme des banquets sous la 3ème République où nous nous ennuyions ferme. On nous photographiait sur des tombes de parfaits inconnus dans des cimetières calmes et fleuris. On nous trimballait dans des châteaux dont je conserve une impression de poussière. Nous n’en avons jamais autant vu que lorsque nous étions dans la Sarthe et avons fini par en habiter un. Autant je n’aimais pas les visites des châteaux historiques que la vie avait quitté ou qui n’étaient plus habités que par des âmes errantes, autant j’ai apprécié l’existence à Chêne de coeurs qui faisait penser à deux films délicieux » La vie de château » et « Le diable par la queue » dont ma soeur, enfant, connaissait toutes les répliques par coeur!
https://www.youtube.com/watch?v=w_3op01Ppfc
Madame de V, anglaise de naissance, avait caché un aviateur pendant la guerre. Elle retrouvait parfois une vache au milieu de ses framboisiers. Nos chiennes faisaient des razzia dans la basse cour. On grelottait l’hiver. J’avais un petit potager. Notre maman allait écouter le cerf bramer dans la forêt. Notre papa nous apprenait les champignons. Dans l’immense salon, une cheminée tout aussi immense. Toujours un peu provocateur, notre père avait glissé dans les rayons de la bibliothèque une édition en deux volumes du dictionnaire de la vraie et de la fausse noblesse. Quand madame de V les avait vus, elle avait été très contrariée. Maintenant, ils sont dans la bibliothèque de la bonne et vieille maison de Pont. L’abbé Bidault venait parfois célébrer la messe dans la chapelle que notre maman nettoyait longuement au préalable. C’est à Chêne de coeur habillée avec un tutu long rose et juchée sur des pointes que j’ai décroché le téléphone et entendu la voix paternelle glisser ce dimanche 8 mai 1981 à 15h00: « Tu diras à maman que c’est foutu ». J’avais 11 ans et cette phrase aurait de longues répercussions sur notre vie. Le combiné reposé, j’ai repris mes pas de danse. Lorsque j’ai transmis le message à notre maman et à ses amis, je les ai vus se décomposer.
C’est parce que la visite des châteaux m’ennuie vite que je refusais d’aller découvrir Guédelon situé à une bonne heure de la maison. Comme j’avais tort! J’ai été littéralement transportée par cette visite sur ce lieu magique où des oeuvriers construisent depuis 25 ans un château et tout ce qui s’y rattache comme s’ils vivaient sous le roi Philippe Auguste. Ce dernier dont on dit qu’il est chétif est sacré à Reims le 1er novembre 1179. Pour remplir le trésor royal, il persécute les Juifs qui sont les usuriers de la chrétienté, la religion catholique interdisant le prêt à intérêt. Il va exploiter les querelles familiales entre Henri II et ses deux fils Richard Coeur de Lion et Jean sans Terre. Il réussira à confisquer à Jean sans Terre tous ses fiefs de France: Normandie, Maine, Touraine, Anjou et Poitou. Jean sans Terre s’allie l’empereur d’Allemagne, le duc de Brabant, les contes de Flandre et de Boulogne pour attaquer Philippe Auguste. Cette coalition lève 40000 guerriers qui vont combattre les 25000 hommes de Philippe Auguste. Après six heures de combat, la France l’emporte à Bouvines. Cette victoire donne à la royauté capétienne une aura très forte. Philippe Auguste protège les communes et augmente leurs privilèges. Il donne aux notables bourgeois des responsabilités politiques. C’est lui qui fait de Paris la capitale de la France. C’est un roi bâtisseur qui fait daller de pavés les rues, étend les quartiers de la rive droite de la Seine, élève des Halles, construit la forteresse du Louvre et une enceinte nouvelle. Les bâtisseurs de Notre-Dame continuent d’être à pied d’oeuvre jusqu’en 1245. Sa vie sentimentale mouvementée lui vaut une excommunication passagère. Sous Philippe Auguste et pour combattre l’hérésie cathare ou albigeoise, le pape Innocent III crée l’Inquisition. Des croisades vont préparer l’annexion du Languedoc au domaine royal.
Si beaucoup d’éléments de la foi cathare n’étaient pas compatibles avec l’Eglise de Rome (rejet de l’Ancien Testament vu comme émanant de l’Esprit mauvais, refus de reconnaître un corps de chair au Christ qui n’aurait pas été porté par Marie ni cloué sur la croix, refus encore des sacrements instaurés par l’Eglise, indifférence s’agissant des églises en pierre, croyance en la métempsychose, régime végétarien) ce qui dérangeait le plus Rome c’est le nombre de conversions, y compris dans les rangs de la noblesse. Les Cathares se vivaient comme une église du début de la chrétienté épurée des ajouts des conciles.
Une fois qu’on a ces données en tête, on peut plus facilement appréhender la visite de ce château neuf né dans l’esprit de Michel Guyot propriétaire avec son frère de Saint-Fargeau, propriété de la famille maternelle de Jean d’Ormesson. Les deux frères achètent la propriété en 1979 pour un million de francs et réussissent à le restaurer grâce au spectacle de son et lumière qu’ils y organisent grâce à la solidarité des habitants qui participent bénévolement. 600 acteurs et 50 cavaliers retracent presque mille ans d’histoire. C’est en 980 que l’évêque d’Auxerre et demi-frère d’Hugues Capet fait élever un rendez-vous de chasse fortifié. Cinq siècles plus tard, Antoine de Chabannes fat construire sur la base de l’ancienne forteresse le château actuel. Condamnée à cinq ans d’exile après la Fronde, la Grande Mademoiselle, cousine germaine de Louis XIV vient s’installer à Saint Fargeau. L’architecte Le Vau intervient sur les façades intérieures. Saint-Fargeau entre en 1713 dans la famille maternelle de Jean d’Ormesson et ce dernier en fera le personnage principal de son roman Au plaisir de Dieu.
Le site est choisi car on y trouve tout ce qui est indispensable à la réalisation du projet: une forêt, une carrière et de l’eau. Guédelon est un chantier d’archéologie expérimentale. En utilisant les matériaux du site, en partant à la redécouvert de savoir-faire et en élaborant des hypothèses de construction, les oeuvriers construisent pour percer des mystères, comprendre et transmettre. Les oeuvriers du XXIème siècle sont confrontés aux mêmes problématiques qu’au XIIIème siècle: délais, coûts de construction, tenue des ouvrages et conditions météorologiques. Tout a été fabriqué sur place: les outils, les cordes, les peintures, les poutres. Les métiers représentés sur le chantier sont les tailleurs de pierre, les carriers, la vannière, les tuiliers, le cordier, les jardiniers du potager, le boulanger, les charpentiers, le charron, les bûcherons, le meunier et le moulin hydraulique, les charretiers et leurs chevaux, les forgerons, les maçons, la teinturière et la peintre. On trouve aussi l’enclos des animaux, le bac à gâcher, le four à chaux, le four banal.
Des chroniqueurs se relaient toute la journée pour raconter l’histoire de Guédelon et tous les oeuvriers répondent aux questions que se posent les visiteurs. Nous passons un long moment à l’atelier des couleurs. Nous y bavardons avec la personne en charge des teintures et celle qui s’occupe des couleurs pour les peintures. La jeune femme qui est peintre nous explique qu’elle vit à Lyon où, dans une première vie, elle travaillait aux décors de l’opéra. Maintenant, elle se partage entre sa vie de peintre du Moyen Age et celle de maman à temps plein. Elle est charmante et très intéressée par ce que Stéphane lui raconte de la technique des maitres flamands et hollandais du XVIIème siècle. Si nous n’avions pas encore tant de choses à découvrir, nous aurions pu rester avec elle plusieurs heures tant le monde des couleurs est fascinant. Quand les enfants étaient petits, avec un couple d’amis, nous avions participé à une journée autour du moulin à vent de Vénéjan construit en 1813. Nous y avions appris comment utiliser des plantes pour teindre de la toile.
Nous découvrons l’intérieur du château avec sa chapelle, ses chambres, son aula, sa cuisine et son cellier, le cabinet d’aisance, les caves, les salles de tir, le pigeonnier et la poterne. Dans la cuisine, le tamelier (boulanger) explique la fabrication du pain et les farines utilisées.
Le succès de ce chantier unique au monde est tel que, maitenant, une société a remplacé l’association des débuts. Grâce aux entrées, elle ne dépend plus d’aucune subvention et salarie 70 personnes. Certains arrivent sur le chantier déjà formés et d’autre se forment sur le tas. Ce qui frappe, c’est la disponibilité de ces femmes et de ces hommes et leur capacité à transmettre leurs savoirs. Guédelon accueille des stagiaires professionnels, des groupes de jeunes en formation ou des particuliers qui souhaitent s’initier à un métier ou approfondir un savoir-faire. Pour ceux qui souhaitent individuellement, par envie, par passion, par défi, s’initier ou approfondir un savoir-faire manuel et dans le respect des matériaux, pour ceux qui souhaitent partager notre aventure, Guédelon propose des séjours.
Les membres du comité scientifique sont archéologues, castellologue, architecte et historien. J’aime beaucoup cette phrase d’Anna Baud, archéologue et professeur à l’université de Lyon 2: « Mon travail habituel consiste à faire des recherches sur des murs (…) En fait on déconstruit mentalement le mur que l’on étudie. Cela va loin, mais cela reste cérébral. Aujourd’hui, le chantier de Guédelon nous aide à concrétiser des idées, des recherches ».
Cette visite nous enchante ma maman, Stéphane et moi. Nous ne voyons pas le temps passer en dépit de la chaleur. Avant de partir, Stéphane m’offre une chose dont j’ai envie depuis plusieurs années: un tablier japonais jaune. Notre amie Virginie, peintre, en a plusieurs. Il sera parfait avec mes sabots de la même couleur.
J’ai commencé ma chronique mardi et nous sommes jeudi. Il fait lourd. Le ciel est gris. J’aimerais que des orages éclatent pour rafraichir l’atmosphère. Cookie et Miyu dorment ensemble ou combattent comme des gladiateurs. J’ai essayé de mettre Miyu dans le jardin mais elle a eu peur. Il faudrait qu’elle y aille seule sans collier ni laisse et sans la présence de Fantôme. Louis et Mala partiront le 10 en vélo pour l’Ain. Hélène fera la voiture balai. Les garçons vont parcourir presque 350 kilomètres en cinq étapes. Victoire, Louis, Jules et Mathurin s’élanceront le 14 de Montargis et pédaleront sur le triangle de l’eau. Victoire et Louis prennent les vélos qui nous ont permis de faire le tour de l’île du sud de la Nouvelle-Zélande ainsi que nos sacoches et l’une de nos tentes. Stéphane a apporté à Hélène un coffre de toit et des barres qu’il a installées sur le toit de sa voiture. Céleste, elle, est toujours en Haute-Corse avec deux de ses amies et Kévin notre grand neveu de presque 40 ans.
Le 31 juillet, nous fêtions nos 23 ans de mariage et voici ce que je postais: » Pas de chevreuil ce matin se nourrissant dans le champ. Pas de vent. Les grandes branches du sapin sont parfaitement immobiles. Miyu guette Cookie depuis la fenêtre ouverte. Des coqs s’animent. 23 ans de mariage pour Stéphane et moi! Même si nous sommes encore un bébé couple, nous sommes déjà vieux au regard de ce que nous avons traversé sans jamais dévisser. Cette photo a été prise par Victoire lors de notre dernier séjour finistérien dans la baie des Trépassés avec le trio, notre neveu et l’une des mes deux filleules. Cette photo nous représente dans ce que nous sommes et aimons. Nous marchons. Stéphane a son appareil photo. Des histoires s’écrivent dans ma tête. Nous sommes dans le Finistère sud. Notre désir de repartir voyager et de réaliser enfin un carnet de voyage à quatre mains murit de jour en jour. Stéph se verrait bien retaper un Combi ou aménager un Defender. Un couple de copains, carnettistes à succès, reprend la route après les années de pandémie. Ils renoncent à la moto au profit d’un Toyota Land Cruiser qu’ils ont entièrement aménagé ensemble. Nous sommes impatients de voyager avec eux! Nous avons encore deux enfants dans le nid. Nous allons continuer de les accompagner et quand ils seront prêts à prendre leur envol, nous pourrons envisager à nouveau de déployer nos ailes voyageuses et, parfois, d’être rejoints par le trio. Depuis la fin de notre odyssée en 2001, j’ai entrepris tant de voyages immobiles!
C’est l’une de mes patientes née en Lorraine qui m’avait appris que des couples pouvaient se remarier à l’église. Je ne savais pas. L’idée a pris racine dans un coin de mon cerveau. Le Covid nous a empêchés de fêter nos 50 ans, les 20 ans de notre départ pour notre aventure de par le monde. Nous nous remarierons avec celles et ceux qui nous accompagnent depuis que nous nous connaissons, ont toujours été respectueux de notre choix de vie, aidants dans les passages à vide, généreux dans ce qu’ils donnent. Ce sera un mariage simple: tous ceux que nous aimons mélangés et tous unis au-delà de leurs différences, une grande table, des photophores, des fleurs des champs, des pieds nus dans l’herbe des attentions et beaucoup d’amour. Louis sera en charge de la musique. Les filles pourront lire les textes à l’église.
Le 3, notre maman fêtait son anniversaire et j’inventais une devinette: » Qui traversait la France de la Sarthe au Midi dans sa légendaire 4L sans faire la moindre étape, m’a mis le pied à l’étrier dans les dissertations de français et de philo, m’a permis de décrocher une excellente note à l’oral de latin en terminale, pouvait emmener trois petits-enfants et le fils d’une amie en voiture et arriver dans une vieille maison restée fermée depuis de longs mois, a repeint seule la fameuse maison, possède un matériel de bricolage impressionnant ses gendres, fait toujours brûler son pain grillé le matin, est si triste de louper une messe dominicale, parle de chandail ou de paletot, de la malle de son automobile et de ses souliers, a toujours eu à coeur de nous permettre de nous évader en couple ou avec les enfants sans les animaux, voudrait que nous votions comme elle le souhaite, se passionne pour l’histoire, la sociologie, la généalogie, l’art, les châteaux, parle anglais avec un délicieux accent oxfordien, refaisait nos lits quand nous étions enfants, a accompagné à la perfection son mari dans un métier où il fallait savoir recevoir et « tenir son rang », refusait que nous portions des jeans, ayons les oreilles percées, ne se plaint jamais faisant sienne la devise de la reine Elizabeth II « Never explain, never complain », parle sans filtre et s’étonne de blesser, me répète depuis toujours que je suis susceptible, aime que les gens aillent droit au but évitant les détails qui éloignent de la chute, se délecte de séries policières, lit la fin des romans avant le début, écrit remarquablement bien, a encore et toujours une énergie fabuleuse même si elle se trouve désormais ralentie et fête son anniversaire aujourd’hui? Notre maman et la grand-mère de six merveilleux petits-enfants que nous aimons par-delà nos différences et de ces moments où nous croisons le fer! Joyeux anniversaire! »
Je voulais vous parler de deux livres qui m’ont beaucoup plu: Ressac de Deglie et Croire aux fauves de Nastassja Martin. J’ai été bluffée par la maturité de l’illustratrice et autrice Deglie. A la lecture de l’essai de Nastassja Martin, j’ai su une nouvelle fois que c’est en anthropologie que j’aurais dû soutenir une thèse sur le don humain. Je vous en parlerai la semaine prochaine.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner