Chronique autour des départs, les grands et les petits

Voici peu, je vous annonçais ne plus vous donner signe de vie avant la rentrée de septembre. En postant ce qui devait être ma dernière chronique avant le départ pour la Haute-Corse, je savais déjà que j’écrirai à nouveau…J’ai un vrai problème avec ce qui peu, de près ou de loin, ressembler à une fin. Les « fins » sont pour certains de vraies petites morts. Dès que je dis que je n’écrirai plus, c’est automatique: l’envie d’écrire est à nouveau là. L’un de mes amis les plus proches est coutumier du fait. Je sais qu’un sourire se forme sur son visage quand il reçoit un mail lui faisant part de ce qu’il sera sans nouvelle de moi pendant un certain temps…En effet, toujours trop vite, je lui écris à nouveau…J’imagine que chez certaines personnes le besoin de partager est si fort qu’il ne peut pas être remis à plus tard!

La porte de mon cabinet, de mon Ar Men céréalier, va se refermer sur tout un univers à la Prévert. Le zèbre unijambiste descendra de l’étagère pour aller compter fleurette à une girafe-tirelire à l’équilibre incertain. La sorcière-puzzle du Queyras échangera sur la couleur du ciel avec le Général de Gaulle africain en fer forgé. Tandis que les deux guitares classiques joueront « nuage », la balancelle se mettra en mouvement. Les boites à musique s’animeront. L’éléphant vert du Rajasthan ira se coucher dans le lit de la maison de poupée.

Finalement, les filles ne reviendront que lundi. Leur grand-mère laisse passer un week-end chargé sur les routes de France. Les filles auront seulement le temps de sortir des valises tous les vêtements qui ne leur seront d’aucune utilité en Corse. Deux maillots de bain, un paréo, deux shorts, deux robes, quelques tee-shirts et le tour est joué. C’est les doigts et les ongles badigeonnés d’éosine que je vais embarquer mardi. Depuis quelques jours, Pépette, la petite chienne de Muguette, a une sorte de bouton sur le haut de la patte arrière droite. Tous les matins, Muguette la dépose sur la table de la terrasse, une table verte pliable. Je commence par désinfecter avec de l’eau oxygénée et ensuite j’applique de l’éosine. Si, la semaine prochaine, le bouton a grossi, Muguette ira voir le vétérinaire. Pépette a plus de quinze ans. Quand Muguette est allée la choisir dans un refuge, elle a, sciemment, choisi une chienne déjà entrée dans l’âge. Muguette ne voulait pas que la petite chienne lui survive. Pépétte vivait dans un élevage. Elle était destinée à la reproduction. Quand on a estimé qu’elle était désormais trop vieille pour des portées, elle a été abandonnée. Muguette, elle, avait perdu son mari. Elle se sentait seule. Pépette l’a aidée à remonter le courant comme Kiki et Nénette, les moutons, le coq et les poules, le potager et le jardin.

Vendredi matin, je suis arrivée plus tard qu’à l’accoutumée. La veille, nous avions dîné, avec Alice, Benoît et leurs enfants, chez un ami d’enfance, Laurent, que j’ai connu lorsque nous vivions à la Martinique. Quand j’avais sept ans, Laurent a été le premier amoureux à me demander en mariage. Je n’ai pas accepté sa proposition mais nous avons traversé quatre décennies en restant amis. Les amitiés d’enfance ont une dimension particulière. C’est Laurent qui nous a prêté sa maison de campagne en septembre et octobre 2005 le temps que Stéphane vienne à bout des travaux au rez-de-chaussée de la longère. Nous ne pouvions plus demeurer dans le Gard. Je donnais des cours de droit à la rentrée et, avant, devais faire l’adaptation des filles à la crèche. Céleste avait déjà plus d’une année de crèche à son actif mais Victoire allait découvrir la collectivité.

Vendredi matin, quand je suis arrivée, Muguette était installée dans la cuisine avec deux messieurs: Eugène et monsieur P. Eugène est son voisin de gauche. C’est un homme à la grande carcasse solide et aux yeux doux. Natif de Normandie, il a passé sa vie professionnelle à sillonner l’Europe et le MO au volant d’un poids lourd, puis d’un car de touristes. Pépétte l’adore. Il est d’un grand soutient tant moral que matériel pour Muguette. L’autre monsieur habite plus bas. C’est un ancien conducteur de train. Sa mémoire est phénoménale. Cet homme très intelligent devient vite pénible car il monologue et ne voit dans l’autre qu’un déversoir à paroles. Peu de temps après que j’aie passé la porte de la cuisine, Eugène m’a cédé sa chaise. Il allait réussir à échapper à la conversation avec le monsieur du milieu de la côte qui avait décidé, ce matin, de nous parler des marnières et d’une visite guidée dans les combles du château de La Motte à Château-Renard.

Muguette me regardait. Comme moi, elle en avait assez. Elle avait plutôt envie de me montrer des vieux journaux qu’elle avait été chercher dans son grenier. Elle me tendait un numéro aux pages jaunies de la Nouvelle République en date du jeudi 5 novembre 1959. Un article racontait l’histoire de la fonderie Lafond, créée par Emile Lafond en 1936 et l’un des premiers exemples de décentralisation industrielle. André, son mari, y a fait toute sa carrière. Muguette avait noué avec les directeurs et leurs familles une relation privilégiée. Elle avait pris soin de leurs intérieurs pendant trente ans. Chez le gendre du fondateur de la fonderie, elle appréciait qu’une entreprise soit sollicitée pour le lavage des vitres. Muguette est comme moi: nettoyer les vitres, c’est ce qu’elle déteste le plus!

Ce matin-là, je suis repartie avec le journal et des oeufs. Muguette pensait que la lecture de l’article intéresserait Stéphane. Muguette devait, après avoir rempli sa citerne qu’elle nomme sa « tonne », se mettre en quête, pour son unique petite-fille, des « Lettres de mon moulin ». Muguette avait précisé que sa petite-fille était comme beaucoup de jeunes et qu’elle ne trouverait pas le livre elle-même car elle ne verrait pas l’eau dans une rivière. J’avais pris la défense de sa petite-fille en lui disant que c’était normal car, de l’eau, dans les rivières, il n’y en avait plus!

Pendant ces quinze jours, c’est notre mère qui va me remplacer chez Muguette. Muguette l’a dit ce matin à Fantôme: « tu sais qu’à partir de mardi, c’est mamie qui va venir avec toi « . Même si sa vue est très mauvaise, je vais envoyer une carte postale à Muguette de la Haute-Corse. L’un de ses fils pourra la lui lire. C’est agréable de découvrir dans sa boite aux lettres autre chose que de la publicité et des factures! Cet été, nous en avons reçu deux. L’une venait d’Espagne (chemin de Saint Jacques) et l’autre du Nord. Je les ai accrochées au-dessus de l’évier de la cuisine.

Prenez soin de vous! Je vous laisse avec cette chronique que j’aime beaucoup et qui croise grands et petits départs.

Cela faisait un an que ma soeur et les siens étaient partis vivre à Los Angeles. Cet été-là, nous avions eu quelques petits jours pour nous retrouver avant qu’à nouveau deux océans nous séparent. A cette époque, j’avais accroché au-dessus de l’évier de la la cuisine deux pendules. La première marquait l’heure française et la seconde l’heure californienne. Lorsque ma soeur et sa famille sont rentrées des Etats-Unis alors qu’ils partaient pour ne plus revenir sauf le temps des vacances, j’ai mis la seconde pendule à l’heure de la Nouvelle-Zélande. Pendant notre tour du monde, nous avions tant aimé ce pays, surtout l’île du Sud, que nous avions vraiment envisagé de partir y vivre. Je vous laisse cette chronique avant, cette fois, de vous dire au revoir. Je n’emporte pas ma pomme dans mon sac. Elle va rester à Ar Men. Je jetterai mes pensées dans un petit carnet. Avec ma vieille mûre perdue dans la paille et retrouvée grâce à la gentillesse d’un ami, je suis limitée dans mes relations sociales. Prenez soin de vous.

Comme tout bon Breton qui se respecte, comme tout homme né dans la première moitié du XXème siècle, notre père avait du mal à exprimer ses sentiments. Et, pourtant, il était avec ses proches incroyablement chaleureux, tendres, attentifs. Il touchait les gens tant par ses mots que par ses gestes. Il mettait sa main sur leur épaule. Il les serrait dans ses bras. Mais, avec sa femme et ses filles, c’était une autre histoire… Ainsi, il ne nous caressait jamais les cheveux avec douceur. Il passait sa main sur notre tête comme si nous étions des chiens de chasse habitués à la vie dehors. En revanche, il était tendre avec le chat de ma sœur, Iris. Après s’être opposé catégoriquement à l’entrée d’un chat dans notre famille, il s’était mis à l’adorer. Avec le recul, je me dis qu’il ne voulait pas s’attacher à un chat car, enfant, chez sa tante et marraine, il avait eu un petit chat qu’il aimait beaucoup et qui avait trouvé la mort en s’étranglant à la branche d’un arbre à cause de son collier. Iris n’eut jamais de collier ni nos autres chats. Elle se frottait à ses jambes et montait sur ses genoux. Il la laissait s’installer. Tous les deux ne bougeaient plus et tous deux écoutaient un morceau de musique classique ou regardaient un film, « Le Guépard » ou « Les enfants du paradis » par exemple ou suivaient les aventures du commissaire Maigret ou de l’inspecteur Colombo à moins qu’il ne se soit agi de Magnum et de Higgins, héros qu’il aimait tout particulièrement !

Notre père ne nous prenait pas la main quand nous marchions à ses côtés ou alors il nous la tendait sans nous regarder et nous nous y accrochions le temps d’un passage protégé. Quand il nous donnait un bain, il nous lavait du dessus de la tête au bout des orteils avec une énergie virile. Ils ne nous séchaient pas, ils nous étrillaient et quand il avait fini nous étions rouges tels des homards !

Pour moi, lui parler, savoir ce qu’il éprouvait s’apparentait vraiment à une opération de survie, alors nous avons entretenu une longue correspondance. Après sa mort, ma mère m’a donné une pochette rose. Dans l’angle droit de cette pochette rose, un rectangle qu’il avait tracé au stylo vert et dans ce rectangle, les verbes : écrire et répondre. Dans cette pochette, plusieurs sous-chemises et sur l’une d’elle, il avait inscrit à l’encre noire: « Lettres d’Anne-Lorraine, lettres de Virginie, de membres de la famille. Lettres à garder ». Parmi les documents, le dernier bon à tirer de l’édition du Who’s Who in France daté du 15 avril 1999. Il est mort un peu plus d’un mois après.

Son regard et son humeur étaient changeants comme la mer d’Iroise. Ses yeux bleus pouvaient devenir noirs, jeter des flammes quand il était hors de lui. Il quittait la table et claquait toutes les portes de la maison. Sa chaise restait vide et un silence pesant s’installait entre ma mère, ma sœur et moi. Avec les autres, il ne se serait jamais laissé aller à de tels excès. Il était toujours charmant, drôle, léger, rassurant. Il étouffait au milieu de toutes ces femmes, les siennes et quand sa belle-mère était de passage pour quelques jours, c’était encore plus difficile. Il rêvait de ce jour où, enfin, il aurait des gendres qu’il aimerait comme des fils et auxquels il raconterait des histoires de couloirs ministériels, des aventures européennes ou africaines. Des gendres avec lesquels, il pourrait sortir de l’ambiance gynécée. Des gendres qu’il conduirait au marché, inviterait à boire un verre au comptoir d’un café, découvrir une église perdue au milieu des vignes ou un bout de terre du Finistère déchiqueté par les tempêtes. Il leur conseillerait des lectures, leur donnerait à lire le Canard enchaîné et les aiderait en silence à faire ce que ni lui ni sa femme n’auront réussi à faire pour mener une vraie vie de couple harmonieuse : couper le cordon avec la mère en écoutant la mer.

Justement, sa femme rencontrée rue Saint Guillaume quand il avait 17 ans, notre mère est partie ce matin à neuf heures avec quatre petits enfants, trois à elle et un petit garçon dont nous sommes si proches qu’il est vraiment comme un autre petit-enfant. Après une étape en Bourgogne, du côté de Tournus chez une amie qu’elle connaît depuis cinquante ans, elle franchira le grand pont de Pont-Saint-Esprit avant 17 heures. Comme à chaque fois, son cœur se serrera en traversant le Rhône, en devinant le Ventoux dans son dos et en regardant le clocher de l’église Saint Saturnin où elle a reçu le baptême en août 40, à moins d’un mois, avant de regagner un Paris occupé par les Allemands. Comme toujours, au moment de glisser la clef dans la porte, elle redoutera que le bois ait gonflé et que la porte ne s’ouvre pas. Ensuite, en faisant le tour des chambres, elle aura peur que la pluie ne se soit infiltrée par les tuiles. Elle priera pour que les pigeons n’aient pas installé leurs nids sur le bord de l’une des fenêtres du grenier, pour que la cour ne soit pas trop sale. Mon mari et moi avons habité cette maison pendant presque quatre ans après notre tour du monde. Un jour, alors que nous revenions avec notre aînée qui avait quelques mois, nous avons découvert partout dans la maison, de la cave au grenier, sur les deux étages plusieurs centimètres de poussière. On aurait pu penser qu’il y avait eu un tremblement de terre. Une tempête terrible avait soufflé emportant avec elle tous les alluvions du Rhône. Pendant quelques heures, la ville de Pont avait disparu dans un nuage rouge.

Ce matin, devant la maison, mon mari, Nadège, son dernier petit garçon accroché sur la hanche et Fantôme disaient au-revoir aux passagers. Une pluie fine commençait à tomber. J’étais sur le bord du chemin. En voyant s’engager la voiture, pleine à craquer, sur la petite route, j’ai pensé à Thelma et Louise. Non pas que notre mère soit une féministe acharnée, loin s’en faut. Elle est même l’opposée d’une féministe. Elle se désole de voir les femmes « envahir » (je cite) les domaines professionnels réservés aux hommes et amener ces derniers à les déserter et pourtant, c’est un métier de magistrat qu’elle aurait aimé exercer si elle n’avait eu assez confiance en elle et n’avait pas tant écouté sa grand-mère…Je pensais aux deux femmes du film car, à 74 ans depuis dimanche, notre mère montre une force, un courage et une énergie qui me fascinent. Je ne connais pas d’autres femmes qu’elle qui seraient capable de partir avec quatre enfants toute seule et arriver dans une grande maison restée fermée pendant de longs mois. Hier, elle était de très méchante humeur car elle était triste et que faute d’exprimer ce qui la peine, elle devient désagréable. Ma sœur allait repartir pour Los Angeles avec ses deux enfants. Elle avait le cœur gros et elle craignait de ne pas pouvoir les entendre avant leur départ. Dès qu’elle les a eus elle s’est apaisée.

Notre mère avait très mal vécu le départ de ma soeur et des siens pour les Etats-Unis car, comme moi, elle savait que ce départ rimait avec installation définitive. Elle était très attachée aux enfants de ma soeur. Margot, sa première petite-fille et Valentin, son premier petit-fils. Margot était venue au monde dix-huit mois après la mort de notre père. Sa présence avait aidé notre mère dans sa traversée du deuil. Rien de mieux que ces jeunes vies pour vivre dans le présent, redonner du sens à son existence. A une époque, elle s’occupait tous les jours de Margot et de Valentin. Ma soeur et ma mère étaient géographiquement proches. Ce n’était pas mon cas. Leur départ était une vraie déchirure. Pourtant, en mère aimante, elle espérait de tout son coeur leur bonheur et si ce dernier passait par un nouveau départ alors il n’y avait rien à dire.

La pluie tombe avec régularité. Elle fait briller les mirabelles et les reines-claudes encore accrochés aux arbres du jardin. Je n’ai pas vu le chat depuis ce matin. Il doit dormir au calme dans un coin de la maison. Fantôme est dans l’entrée. Je n’ai pas de patient aujourd’hui. Quand ma sœur est arrivée à Paris le 10 juillet, il pleuvait. Elle va s’envoler dans quelques heures et il pleut à nouveau. Je suis certaine que Paris se met à la pluie pour qu’elle et ses enfants repartent sans tristesse, heureux de retrouver la belle lumière californienne, leur maison pleine de couleurs et leur chat qui joue les filles de l’air. Il pleut sur notre campagne. Il pleut sur Paris et sûrement sur Nantes mais mon cœur n’est pas gris. Comme on apprivoise la mort, on apprivoise l’éloignement. Quant au manque, on le sublime ! On apprend à vivre avec nos absents. On les associe à ce qu’on vit. On les porte en soi. S’agissant de ces grands absents, de ceux qui ont franchi les frontières d’un monde qui garde ses mystères jusqu’au moment du passage, je ne partage pas la pensée d’Olivier de Kersauson pour lequel : « Les gens qu’on a aimés et qui ont disparu ont emporté une partie de soi. C’est comme si leur mort sclérosait ce qu’on a vécu avec eux. Leur mort nous fige. Leur mort nous fait mourir un peu ». Je trouve qu’un mort aimé peut nous rendre encore plus vivant dans le sens où, en mettant nos pas dans les siens, en continuant son œuvre, on est encore plus riche et plus fort. La mort de ceux que nous avons aimé peut donner du sens à notre vie, l’illuminer au lieu de l’éteindre.

Bonne route à notre mère et aux enfants !

Bon voyage à ma sœur et à nos neveux !

Un an, c’est vite passé et puis, n’oublions jamais que : « Paris est tout petit pour des gens qui s’aiment comme nous d’un aussi grand amour ! ».

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

 

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