Chronique animale

Ma soeur et moi avons été élevées avec des animaux: des chiens, des chats et des tortues. J’exagère à peine en écrivant que le premier enfant de nos parents a été un cocker français répondant au nom biblique de Rébécca, rebaptisée « Bibique ». Nos parents habitaient alors Metz et la mère de notre grand-mère maternelle, Vosgienne et ayant été répétitrice dans la famille Jacobi en Allemagne avant le début de la Grande guerre, avait bondi en apprenant le nom de la chienne. Comment nos parents pouvaient commettre un tel sacrilège! Donner à leur chiot un prénom juif, c’était aussi délirant que de lui donner un prénom chrétien tel que Marie ou Elisabeth! Nos parents n’y avaient absolument pas pensé et, grâce à notre arrière-grand-mère, ils ont évité de blesser des Lorrains de confession juive.

Bibique était un cadeau de mariage fait par un ami d’enfance de notre mère, Patrick. Ils avaient grandi dans le même immeuble parisien dans le XVIIème arrondissement, non loin du parc Monceau. Les familles avaient traversé ensemble les années de guerre. Elles se retrouvaient à la cave pendant les bombardements. De nombreux liens unissaient les deux familles. Les Arnaud avaient pour les Chamoux une grande admiration. Les Chamoux étaient une famille d’intellectuels (je n’aime pas ce mot assez prétentieux et « poisson froid ») et leurs enfants étaient promis à des avenirs brillants.  Notre arrière-grand-père, un Provençal agrégé d’allemand, Proviseur du lycée Carnot, avait su rassurer les parents de Patrick s’agissant du devenir de Pascal, son petit frère, très agité, un hyper actif à une époque ou ce profil n’était pas encore référencé et qui, un jour, avait renversé le contenu d’un encrier sur la tête du psychologue ou du médecin qui le suivait. De leur côté, les Arnaud avaient un niveau de vie très important dû au poste de PDG de la Shell du papa. Notre père devait, quand il ferait jeune étudiant leur connaissance succomber à la légèreté très « Gatsby le Magnifique » qui semblait toujours régner dans cette famille. Rien ne paressait jamais grave quand bien même ils eurent leur lot de drames. On buvait du champagne à toute heure. Madame Arnaud, amie de notre grand-mère, était éternellement joyeuse et éternellement entrain d’inhaler la fumée de l’une de ses cigarettes anglaises. Alexandra, fille aînée de Patrick et de Laurence, était venue s’installer chez sa grand-mère pour ses études supérieures. J’étais chez la mienne. Nous ne nous voyions pas beaucoup mais nous étions liées l’une à l’autre par tout ce qui unissait nos deux familles. Quand notre père s’est éteint un dimanche de mai, Patrick est arrivé chez notre mère le lundi. Il venait en frère et s’inquiétait de savoir comment elle allait s’en sortir financièrement car les comptes seraient bloqués. Patrick et Laurence étaient présents lorsque, six semaines plus tard, Stéphane et moi nous sommes mariés dans l’Ain.

Nos parents ont aimé comme des membres de la famille nos animaux. Ma soeur et sa famille ont récemment perdu leur chat qui avait contracté le virus du sida. De notre côté, l’adorable petit chat que nous avions accueilli à la maison a été tué par un malade qui, depuis des années, disposait des pièges tout autour des maisons. Inutile que je revienne sur le véritable combat que j’ai mené après sa mort pour que les autres chats des environs vivent en paix. Notre Fantôme aura huit ans le sept décembre. Tous les matins, tandis que j’avance à pas de loup le long du couloir desservant les chambres, je l’entends qui bat de la queue. Je le caresse longuement avant de pousser la porte de la cuisine-salle à manger-salon. Tous les deux, nous écoutons les chroniqueurs se relayer au micro de la matinale de France Inter. Tous les deux, nous attendons que le café ait fini de couler. Tous les deux, nous observons le ballet des oiseaux venant picorer les boules de graines et de graisse accrochées sur la terrasse. Tous les deux, nous dévalons les sentiers et observons le plateau environnant, les feuilles se détachant des arbres, le héron immobile ou la maman poule d’eau et ses petits dans la mare des Bernard et nous arrêtons pour assister au lever des couleurs du soleil au-dessus de la ligne d’horizon, par-delà l’océan céréalier. Sa présence silencieuse et tendre est merveilleuse. Aucun d’entre nous ne va se coucher sans être venu le caresser pour lui dire bonsoir. Les enfants attachent beaucoup d’importance à son confort et il n’est pas rare que je retrouve une écharpe en laine ou un un plaid en mohair ayant servi de repose-tête. Les poils et les traces de coussinets boueux, les restes de bave et son odeur un peu forte quand il a couru sous la pluie ne nous dérangent pas.

La maniaquerie héritée de notre mère, expression d’un besoin fort de maîtriser son environnement et de conjurer la valse des déménagements, a été battue en brèche par la naissance de trois enfants, la présence fréquente d’autres enfants, d’amis, de famille à la maison et l’entrée dans notre vie d’animaux. Mon nez s’allongerait brutalement si j’écrivais que je ne suis plus du tout maniaque! Si je supporte les poils de Fantôme dans le bac à légumes du réfrigérateur, les cadavres de rouleaux de papier toilette abandonnés sur le sol, l’anarchie régnant dans la chambre de Victoire, les pots de compote retrouvés jetés dans la poubelle de mon bureau avec la cuillère, je ne peux pas me mettre au lit sans avant d’avoir fait disparaître les traces de doigt sur la baie vitrée, ramassé les cheveux formant un tapis sur le sol de la salle de bains, rangée les chaussures montant la garde dans l’entrée, remis en place couvertures et coussins et fermé les portes de l’armoire de notre chambre. Je me demandais pourquoi je ne pouvais pas dormir avec un tiroir ouvert sans doute sur des forces inconscientes, une ribambelle de monstres velus et sanguinaires. Dans le Finistère, j’ai eu la réponse quand notre mère a dit qu’elle ne supportait pas que les portes des armoires et les tiroirs des commodes ne soient pas tout à fait fermés.

Souvent, Louis me demande s’il sera encore à la maison quand Fantôme mourra. Je sais que la mort de Fantôme l’inquiète beaucoup tant Fantôme est, pour lui, le frère qu’il aurait aimé avoir. C’est Louis qui passe le plus de temps à le faire jouer et à l’asticoter également. Ils s’aiment fort et, parfois, semblent se détester. Louis avait été très en colère contre Kraspek, le chat de ma soeur, quand ce dernier avait griffé la truffe de Fantôme. Les chats et les chiens ne s’entendent vraiment bien que lorsqu’ils grandissent ensemble. Fantôme avait pour Moustache une grande tendresse et dans les semaines qui ont suivi sa disparition, Fantôme le guettait devant la chatière installée dans la porte de mon atelier clandestin, la pièce sans lumière naturelle où je repasse souvent le matin entre le départ des enfants pour l’école, le retour de la sortie matinale avec Fantôme et l’arrivée du premier patient.

On parle de plus en plus des animaux, de leurs ressentis, de la manière de les accompagner dans la maladie.  La perception que l’homme en a change progressivement. Cette évolution est en partie liée aux travaux de philosophes contemporains comme ceux d’Elisabeth de Fontenay ou de Matthieu Ricard. Gandhi disait « on reconnait le degré de civilisation d’un peuple à la matière dont il traite les animaux ». Dans les pays développés, l’explosion de la démographie a conduit à la mise en place d’un élevage extensif où les animaux sont gavés d’hormones et de structures permettant un abattage massif. La recherche du profit a amené l’homme à séparer l’animal de son environnement naturel pour le parquer dans des espaces concentrationnaires. Dans les élevages porcins, on n’hésite pas à couper la queue des porcelets à la naissance pour qu’ils prennent moins de place. Les poules et les lapins ne voient plus la lumière du jour. L’homme, de plus en plus dégénéré, a poussé le vice jusqu’à donner à manger des farines animales à des animaux herbivores. La suite, on la connaît: maladie de la « vache folle » (plutôt de l’homme fou!), maladie de Creutzfeldt-Jacob, abattage systématique d’un troupeau après découverte d’une bête contaminée, suicides d’éleveurs et recherche de responsables comme dans l’affaire du sang contaminé.

Depuis plusieurs décennies, des associations militent pour la reconnaissance et la défense des droits des animaux. Notre B.B nationale mène une véritable croisade. Revenue des hommes, elle se dévoue à la cause animale. Les associations ont accompli un travail admirable et permis que les mentalités évoluent. Dans un même temps, le nombre de végétariens, végétaliens et de végans augmentent. J’ai renoncé à la consommation de produits carnés alors que j’adorais la viande notamment des morceaux assez effrayants tels que le foie de veau, la moelle et le fromage de tête. En revanche, la vision d’une cervelle dans une assiette me rendait malade et je n’ai jamais pu manger de la langue de boeuf ou de la tête de veau pas plus que des pieds paquets, des tripes ou de l’andouillette.

A chaque fois que nous allons rendre visite à la belle Rosalie, la truie du gîte des Javots et que je lui gratte le ventre avec un bâton après qu’elle se soit étendue les quatre fers en l’air, que ses yeux soient fermés dans un abandon total, je regarde ses pieds et l’idée qu’on puisse les consommer me révolte! Mais, je ne suis pas une ayatollah et ne veux pas influencer nos enfants qui sont encore en pleine croissance et le fait que des parents végétaliens imposent ce régime alimentaire à leurs tout-petits relève de la maltraitance.

J’ai renoncé à la viande car les conditions d’élevage, de transport et d’abattage des animaux me dégoutent et que je ne veux pas les cautionner. Je me suis documentée sur la manière dont les salariés sont traités dans les abattoirs. Ce sont des univers tellement déshumanisés qu’il ne faut pas s’étonner que les hommes qui y tuent à la chaîne des animaux des journées complètes soient dans des états de souffrance terrible ou se soient complètement anesthésiés pour supporter des conditions de travail épouvantables.

Je n’ai pas la naïveté de penser que les conditions de pêche soient plus respectueuses des espèces animales tuées. La lecture du remarquable livre de Catherine Poulain « le grand marin » m’a ouvert les yeux sur l’horreur de la pêche. La Norvège est à l’origine d’une pollution sans précédent du monde marin en raison de ses immenses fermes pour les saumons d’élevage installées dans les fjords. La pollution de nos océans nous amènera également à reconsidérer notre consommation de produits de la mer. Il ne nous restera plus que les oeufs à condition de pouvoir être assuré qu’on ne donne pas à manger aux poules leurs congénères recyclés en grains de maïs!

Je ne pourrai jamais cautionner les violences actuelles dont sont victimes les bouchers. S’en prendre à eux, c’est clairement se tromper de cible! Si nous voulons que les choses évoluent positivement et que les animaux d’élevage retrouvent des conditions de vie normales alors nous devons cesser de vouloir acheter à bas prix des produits carnés et privilégier les races élevées en pleine nature et sans recours aux antibiotiques et aux hormones. Forcément, cela nous conduira à consommer beaucoup moins de viande mais celle que nous achèterons sera d’excellente qualité et les animaux élevés dans le souci de leur bien-être.

Le père de l’un de mes patients, un monsieur âgé de 65 ans, était boucher dans l’Allier. Il allait lui-même choisir ses bêtes. C’est lui qui les tuait, désossait les carcasses et préparait les morceaux. Il aimait les bêtes. Il les respectait. Les gestes qu’il accomplissait avaient un sens. Les animaux ne vivaient pas le stress du transport. Ils étaient abattus là où ils avaient grandi. On n’avait pas encore industrialisé la filière animale et celui qui achetait de la viande chez son boucher n’était pas encore un consommateur mais toujours un amateur qui ne cherchait pas à acheter à bas prix une viande pleine d’hormones, d’antibiotiques, une viande impossible à saisir qui rend de l’eau comme si elle pleurait. Autrefois, le sort réservé aux bêtes était meilleur car on ne consommait pas de produits carnés aussi souvent. Les viandes blanches et rouges étaient considérées comme des produits de luxe, contrairement à certaines volailles.

J’ai découvert très récemment, dans la voiture, alors que nous rentrions du Finistère, que la chasse est un sport, le deuxième sport le plus pratiqué en France et notre bel hexagone, le pays d’Europe qui compte le plus de sportifs à canons et cartouches. Dans notre famille, personne n’a la culture de la chasse. Nos chiens dorment dans des salons sur des tapis et non dans des niches à l’extérieur ou dans des chenils.

Quand nos chiens tombent malades, nous les soignons. Nous ne les abattons pas d’un coup de carabine. La chasse me fait vomir et, en treize ans, dans une région où elle se pratique beaucoup, je n’ai pas pu réviser mon jugement. Je sais qu’il existe des chasseurs aimant vraiment la nature et les bêtes, qui ont plus de plaisir à marcher le samedi ou le dimanche en forêt avec leur chien plutôt qu’à tirer sur des animaux d’élevage relâchés la veille et incapables de survivre en pleine nature. Je pense particulièrement au papa de Virginie, le grand-père maternel de Théo et d’Adèle qui m’a tant appris sur les habitudes de vie des lapins et des lièvres. Un véritable conteur! Un authentique amoureux de la faune et de la flore.

Comment peut-on tirer sur un chevreuil ou une biche? Quel plaisir, autre que sadique, trouve-t-on à participer à une chasse à courre, à galoper toute bride abattue après un cerf et, enfin, à voir la bête traquée, épuisée, encerclée par des chiens rendus fous parce que sciemment affamés des jours durant? On ne me fera pas davantage accepter l’idée que la tauromachie est un spectacle magnifique, un corps à corps esthétique entre un homme et une bête. La mise à mort du taureau est pure boucherie! Enfant, je me réjouissais de savoir le torero encorné! Quand nous sommes dans le Gard, quelle joie de traverser la Camargue et de voir de splendides taureaux!

Notre droit civil repose sur la summa divisio: les personnes et les choses. Comme les juristes regorgent d’imagination, ils ont su, parfois, chosifier les êtres et personnifier les choses! Durablement, les animaux ont été considérés comme des choses, des biens meubles ou immeubles selon leur destination. L’homme blanc dont la suffisance se mesure à l’aune de toutes les terres conquises par delà les mers et les océans traitait en vulgaires marchandises les esclaves enchaînés dans les cales des navires assurant les beaux jours commerce triangulaire.

L’article 2 de la loi du 16 février 2015 dispose que « les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité. Sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens. » Si le législateur reconnaît à l’animal la qualité d’être vivant doué de sensibilité, il n’en est pas moins toujours un bien mais un bien d’un genre nouveau. Sous réserve des lois protectrices des animaux, la nouvelle qualification juridique rattache l’animal au régime des biens corporels. Envisagée sous l’angle pénal le fait que l’animal soit encore un bien corporel le protège puisque son vol demeure répréhensible et on peut douter qu’il soit jamais considéré comme enlevé ou séquestré.

Finalement, le législateur semble vouloir donner satisfaction à l’opinion publique sans réformer vraiment le statut juridique de l’animal qui demeure un objet, au même titre qu’une armoire ou un réfrigérateur sur lequel un propriétaire exerce des prérogatives et engage sa responsabilité en cas de dommage.

Comment peut-on encore douter de l’intelligence et de la sensibilité des animaux qu’ils soient de compagnie ou sauvages? Tous les jours, les bêtes pour peu qu’on sache prendre le temps de les observer nous donnent des leçons de courage, d’empathie et d’ingéniosité. Je pourrai vous donner des centaines d’exemple. Je vais en choisir deux. L’un est tiré de la lecture du dernier livre de Peter Wolhleben « La vie secrète des animaux » et l’autre du « Plaidoyer pour l’altruisme » de Matthieu Ricard. Dans un des chapitres, le forestier allemand explique que lorsqu’un faon est tué par un chasseur sa mère n’arrive pas à le quitter. Elle reste auprès de son petit. Sa peine est immense et cette attitude peut mettre en péril les autres membres du groupe qui sont sous son autorité. Quand la mère ne parvient pas à abandonner son faon alors une autre femelle prend sa place et sauve les autres. Matthieu Ricard dans son ouvrage absolument passionnant évoque le cas de la baleine sur le point de donner vie à son baleineau. D’autres femelles l’entourent pour la protéger d’une attaque et lui permettre de mettre au monde son bébé sereinement.

On n’entend souvent des dire des bêtes qu’il ne leur manque plus que la parole mais leurs regards sont si expressifs qu’on peut y lire toutes leurs émotions. Comme il est facile de maltraiter un animal élevé dans la dépendance de son maître! Comme l’homme qui fait souffrir un animal, un enfant, un être en situation de vulnérabilité est un tout, mais alors tout petit homme dénué de courage et, certainement, bien déformé dans l’enfance pour se défouler de la sorte de ses frustrations! Je ne parlerai pas des pervers. Il n’y a malheureusement rien à espérer de ces êtres-là! Tout au long de son évolution et du développement de ses besoins, l’homme a utilisé l’animal pour se nourrir, se vêtir, se déplacer, porter, se protéger, tester des médicaments ou des produits de beauté, lui tenir compagnie, l’accompagner en cas de déficience visuelle et, maintenant, à des fins thérapeutiques. Les animaux sont de plus en plus présents dans les hôpitaux et les maisons de retraite. Leur présence apporte du réconfort, de la tendresse. Dans le si émouvant « Mémoires d’un chat », l’animal réussit à déjouer la surveillance du personnel soignant pour venir au chevet de son maître hospitalisé. L’animal supporte très difficilement la mort de son maître.

Il aura fallu le film « Cheval de guerre » et, plus tard, la lecture du magnifique « Collier rouge » de Jean-François Ruffin pour que je prenne la mesure de ce que les animaux, au coude à coude avec les hommes, avaient vécu pendant les années d’enfer de la Grande guerre et, plus tard, dans tous les conflits armés. J’avais occulté ce qu’on m’avait raconté s’agissant de ces dauphins sacrifiés avec des explosifs au moment de l’impact sur la coque d’un navire lors de la guerre dans le Pacifique. Dans les tranchées, les animaux se sont comportés comme de véritables héros et cela continue de nos jours. L’animal fait montre d’un courage sans limite. Il suit son maître partout sans se poser de question et ce n’est pas parce qu’il ignore la peur mais parce qu’il aime son maître. Ce sont quatorze millions de chevaux, boeufs, ânes, mulets, chiens et pigeons qui ont été engagés pendant la première guerre mondiale. 

Je termine ma chronique avec un extrait du « Silence des bêtes » d’Elisabeth de Fontenay dont la famille maternelle, juive, a connu l’horreur des camps de concentration et qui a mis la défense des droits des animaux au coeur de sa pensée philosophique: « Plutarque, porte-voix des animaux, pousse ainsi les ripailleurs dans leurs derniers retranchements. Si vous répugnez à tuer vous-mêmes la bête, leur dit-il, si vous hésitez à la manger crue et encore chaude, c’est que vous reconnaissez implicitement que vous commettez un meurtre et que vous vous en effrayez, en vertu de votre constitution innée où se fonde le droit naturel.  A ce moment du texte s’opère une transgression rendue possible par la logique des extrêmes, et sur laquelle il faut s’attarder. Le faire-rôtir et/ou bouillir, ces manières de table de l’homme civilisé et du citoyen, ne constitue pas pour Plutarque une circonstance atténuante, bien au contraire. Mieux vaut manger sauvagement et en pleine conscience du crime que de dénier celui-ci par des assaisonnements : chasseurs, sacrificateurs, bouchers, cuisiniers sont tous au même titre des meurtriers, et Diogène mangeant un poulpe cru qu’il dispute aux chiens, ne s’ensauvage pas plus, en réalité, que les convives raffinés de festins somptueux. Lui, au moins, c’est ce qu’il fait et ce qu’il veut faire : devenir comme une bête féroce. Alors que les autres, qui se croient d’autant plus civilisés qu’ils cuisinent, ignorent leur vérité ».

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

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