Chronique autour des inégalités entre les femmes et les hommes à 16h34

C’est en licence, en cours de droit de la famille que, grâce à notre professeur, monsieur Champenois, j’ai ouvert les yeux sur l’histoire des droits des femmes. Et, je me rappelle avoir été saisie de stupeur en l’écoutant ! Comment le législateur (un homme, bien sûr !) avait-il pu laisser si longtemps la femme dans une telle relation de dépendance vis-à-vis de son mari ? A l’appel du collectif féministe, les Glorieuses, les femmes étaient invitées aujourd’hui à cesser de travailler à 16h34. Il s’agissait de protester contre les inégalités salariales entre les sexes. Je ne sais pas combien de femmes auront répondu à cet appel mais si j’avais été salariée ou fonctionnaire, je l’aurais fait tant ce manque de reconnaissance du travail de la femme me révolte ! A 16h34, j’étais dans mon cabinet avec l’une de mes patientes et nous parlions du quotidien des femmes qui, dés lors que les enfants entrent dans le couple, se lèvent la nuit, sèchent les larmes, vérifient le contenu des cartables, des trousses, préparent les sacs de sport, pensent aux invitations aux anniversaires, font des câlins et, parfois, épuisées, à bout de forces, se mettent à crier après leurs enfants car elles ont, depuis bien longtemps, épuisé leurs réserves de patience. On dit souvent que la femme est critique, qu’elle râle beaucoup mais, à son corps défendant, elle assouvit alors une sorte de vengeance au quotidien. Elle laisse s’exprimer la somme de toutes ses frustrations, la tristesse de se sentir faire partie du décor. Elle cesse d’être commode lorsqu’elle sent qu’elle se chosifie dans le regard de ceux qui l’entourent.

Un de mes plus anciens amis a toujours souri en moquant ma nature féministe. Il semblerait que je sois comme ça depuis l’adolescence. Je ne m’en rendais pas compte. Si je dois à une femme de l’être, c’est, de toute évidence, à notre grand-mère maternelle, une femme incroyable qui a mené sa barque dans le courant de sa vie professionnelle avec une volonté farouche. Notre père était globalement assez misogyne et il avait fini par espérer ne plus avoir de secrétaire féminine. Quant à notre mère dont l’animus est très fort, elle se désole régulièrement que les femmes aient envahi tous les métiers traditionnellement réservés aux hommes. Notre grand-mère maternelle n’aurait pas du travailler mais, son mari, officier, mort en déportation en avril 1944, elle n’avait plus le choix. C’était une artiste, une vraie. Elle était née avec l’oreille absolue. Elle s’entraînait au piano plusieurs heures par jour et elle était premier prix de chant lyrique su conservatoire de Paris. Grâce à l’appui d’une amie, elle entrait à l’Opéra Garnier par la petite porte. Très vite, elle devint le bras droit de Georges Auric et, à son départ, il ne lui fut pas toujours facile de travailler avec ses successeurs. Notre grand-mère était belle, très belle. La beauté n’est pas facile dans la vie. Il faut à la fois composer avec les hommes et avec les femmes. Les hommes sont à tenir à distance avec tact pour ne pas s’en faire des ennemis. Quant aux femmes, elles sont promptes à vous jalouser et à faire courir sur vous des rumeurs infondées.

Notre grand-mère était une jeune veuve. Mais elle était d’une très grande indépendance. Elle s’éprit d’un homme marié et leur relation dura de longues années. Ce monsieur, ancien machiniste communiste, franc-maçon, membre du réseau de résistants au sein de l’Opéra de Paris pendant l’occupation allemande, devait devenir directeur de l’Opéra comique. La Résistance et la passion de la musique les rapprochaient. Après la mort de sa femme, notre grand-mère ne voulut jamais l’épouser. Elle s’était habituée à cette vie de femme libre. Avec cet homme qui m’a ouvert mon livret A à la Poste à ma naissance et qui s’est éteint alors que je n’avais que quelques mois, elle partageait le meilleur. Ils vivaient une sorte de « Belle du Seigneur ». Pas de quotidien, pas de compte à rendre, pas de heurt. C’est sur le tard que notre mère se mit à apprécier et à aimer cet homme qu’elle avait tant détesté car il lui ravissait sa mère. Toute la famille était au courant et fermait les yeux. On préférait ne pas savoir. Seuls les beaux-parents de notre grand-mère trouvaient triste que leur belle-fille ne se remarie pas. Notre grand-mère vivait avec sa fille dans l’appartement de ses parents et c’est elle qui veillerait avec tendresse sur les vieux jours de son père et de sa mère.

Il me faudrait des pages et des pages pour raconter notre grand-mère. Deux épisodes permettront de saisir sa nature entière. Pendant mai 68, toute activité cessa à l’Opéra Garnier. Si ma grand-mère était encore là, elle écrirait que c’était, pour reprendre un mot du Général de Gaulle, la « chienlit ». Notre grand-mère s’était fabriquée un immense drapeau français sur lequel elle avait cousu une croix de Lorraine. Tous les matins, à pied, elle marchait du parc Monceau à l’Opéra faisant flotter au vent son drapeau et en chantant à tue-tête la Marseillaise. Elle soutenait, frondeuse, les regards hostiles des grévistes qui, eux, sur le trottoir d’en face, entonnaient l’Internationale. Lorsqu’il fut décidé de voter ou non le retour au travail, le vote devait se faire à main levée. Notre grand-mère intervint pour obtenir que ce dernier se passe à bulletin fermé. Elle savait parfaitement que sans cela le travail ne serait pas repris. Les syndicats étaient très puissants au sein de la maison. La reprise du travail fut votée à une large majorité. Elle n’avait peur de rien ni de personne. Elle passait son permis de conduire le matin et partait l’après-midi même avec sa mère et sa fille pour le Gard. Ma sœur a hérité de notre grand-mère ce tempérament fort et ce refus d’être « politique ».

Si je compare ma situation à celle d’autres milliards de femmes à la surface du globe, je sais à quel point je suis chanceuse. J’ai pu aller à l’école et faire des études supérieurs. Mes filles ont aussi cette chance. Les machines à laver le linge et la vaisselle m’ont libérée de tâches ingrates et répétitives sans parler des couches jetables pour les fesses de mes enfants quand ils étaient des bébés. Avec le recul, on comprend mieux les passages forcés des couches au pot des tout-petits par des mères épuisées de nettoyer des langes. Benoîte Groult a écrit sur ce sujet quelques pages d’anthologie et, comme elle, je ne peux pas comprendre que des femmes plus jeunes que moi ressuscitent les couches lavables.

Je n’ai pas été contrainte de renoncer à deux de mes grossesses parce que je portais des petites filles. Je ne suis pas obligée de quitter ma famille pour passer sous le joug de ma belle-famille. Je ne suis pas battue. Je n’ai pas traversé la violence effrayante pour le corps et l’âme qu’est le viol et que Magritte a si puissamment représenté en peinture. Maintenant, comme tant d’autres femmes que moi, j’ai souvent assumé seule les nuits sans sommeil après la naissance des enfants. Je me suis levée des centaines de fois parce qu’ils étaient malades. Je suis celle sur qui repose au quotidien la bonne marche de la maison. J’ai un mari qui conduit les enfants à l’école et va les y chercher. C’est lui qui supervise les devoirs dans les matières scientifiques. C’est lui qui, de plus en plus, parce que je sors tard de mon cabinet, s’est assuré que les bains étaient pris et a supervisé le dîner. C’est moi qui signe les mots dans les cahiers de liaison et écris aux professeurs quand quelque chose ne va pas. Comme beaucoup de femmes ayant vécu seule avec leurs enfants sans leurs maris absents, j’ai appris à puiser en moi les ressources nécessaires pour assurer le bon fonctionnement de notre famille. C’est toujours pendant les absences de Stéphane que le portail se bloquait, que la chaudière tombait en panne et que la voiture se faisait porter pale. Heureusement, on trouve toujours des solutions !

Dans tous les pays où l’égalité entre les sexes est la plus importante, la séduction entre les hommes et les femmes a terriblement reculé. Faut-il que la femme soit moins féminine et l’homme moins viril pour que l’égalité se fasse ? Je me rappelle une réflexion de Mary, une amie canadienne venue nous rendre visite dans le Gard avec son mari et qui ne comprenait pas qu’enceinte de Victoire je porte des chaussures à talon. Ce matin, alors que Stéphane me rejoignait dans la cuisine, je lui parlais de ce qu’aujourd’hui les femmes étaient invitées à cesser de travailler en signe de protestation contre l’inégalité salariale qu’aucune loi ne parvient encore à gommer.

La grossesse et la maternité demeurent des risques pour l’employeur qui s’amuse à programmer des réunions importantes les mercredis après-midis quand les salariées se sont organisées pour pouvoir être avec leurs enfants et dont le visage se verrouille quand sa précieuse collaboratrice lui annonce, déjà culpabilisée, qu’elle attend un heureux événement. Le père de mon mari était féministe. Il était sensible à la double journée de travail des femmes, à leurs attentions au quotidien pour les leurs, à leur fatigue. Il avait été sensibilisé à la vie des femmes au travers de celle de sa mère ayant élevé, quand sa naissance la destinait à un tout autre destin, cinq enfants sans soutien et sans argent avec un mari dont la personnalité avait été tristement déformée par de la maltraitance dans l’enfance. Quand mon beau-père venait passer des week-end à la maison et que je faisais toujours en sorte de recevoir le mieux possible mes beaux-parents, il me remerciait toujours pour mon accueil et pour toute la peine que je m’étais donnée.

Alors que j’étais partie dans un discours véhément sur la condition des femmes, Stéphane, placide, finissait de boire son chocolat chaud. Comme je lui demandais ce qu’il pensait des inégalités, il me répondit très calmement que, pour lui, l’égalité entre les hommes et les femmes serait totale lorsque les femmes seraient libérées des tâches ménagères par les progrès de la robotique et que les enfants se développeraient dans des utérus artificiels. L’idée que les femmes soient privées de ce pouvoir de vie m’a fait bondir. Pour avoir lu l’essai du professeur Atlan sur le sujet et avoir échangé avec certaines femmes refusant de devenir mères pour ne pas freiner leur carrière, je sais que cette question est dans l’air du temps. J’imagine qu’il est peut-être difficile pour certains hommes de songer que sans les femmes ils n’auraient pas vu le jour. Derrière tous les grands hommes se dissimulent des femmes, mères, sœurs, épouses. Des femmes qui leur ont donné confiance en eux, les ont portés, poussés, encouragés dans leurs projets, épaulés jour après jour et réconfortés quand le doute s’immisçait. Simone Melchior, la première femme du Commandant Cousteau en est un remarquable exemple. Sans la foi de cette femme en la vision de son mari, pas de « Calypso ».

Au 7 novembre 2016, en France, les femmes doivent travailler en moyenne soixante-dix sept jours en plus que les hommes pour gagner autant que les hommes. Si rien n’est fait, si les jeunes générations ne se mobilisent pas, si de plus en plus de femmes quittent le monde du travail sans y revenir, il faudra attendre encore cent-soixante-dix ans pour que les hommes et les femmes gagnent les mêmes salaires ! Cela me désole de constater que les femmes ayant atteint les plus hauts postes se mobilisent si peu pour faire avancer les choses, pire, que, parfois, elles se montrent si dures avec leurs consoeurs. Il fut un temps où, lors d’une procédure de divorce, les femmes magistrats se montraient redoutables avec les femmes venues plaider leur cause. Sans doute, la peur d’être taxée de partialité !

Si je me sens féministe, je n’ai jamais mené de croisade contre les hommes. J’ai les rapports de force en horreur ! Je ne supporte pas qu’on cherche à me soumettre à une quelconque autorité et je n’aspire jamais à soumettre l’autre. Je suis en quête d’harmonie, d’équilibre et les hommes et les femmes ont tout à gagner à travailler ensemble et à s’unir pour relever les défis de demain. Quand notre fils ne ramasse pas son pyjama, cherche à filer à l’anglaise au moment de desservir la table, oublie de nettoyer la baignoire, je lui dis souvent que, plus tard, quand il sera un homme et qu’il vivra avec une femme, je ne veux pas que cette dernière puisse lui reprocher d’avoir été mal élevé par sa mère. Je n’ai pas envie que ma future belle-fille s’épuise au quotidien entre son travail, les enfants et la maison. Je souhaite que son mari soit pour elle un soutien de tous les instants et qu’il ne lui demande jamais quand elle a un bébé sur une hanche et les sacs de courses dans l’autre main s’il peut l’aider, phrase jetée depuis le fauteuil du salon où il sera confortablement assis…Non, je souhaite qu’il se lève et, tout de suite, lui prenne les courses et les range. Quand je parle à Louis de la sorte, un sourire se dessine sur ses lèvres et une lumière taquine éclaire ses prunelles. Il me répond « ne te fatigue pas maman. Je ne me marierai jamais ! ».

« La femme est l’avenir de l’homme », alors je laisse le mot de la fin à Jean Ferrat : « Il faudra réapprendre à vivre, ensemble écrire un nouveau livre, redécouvrir tous les possibles, chaque chose enfin partagée, tout dans le couple va changer d’une manière irréversible” .

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

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