Chronique autour du départ de la dernière grande figure familiale maternelle

Hier, notre maman m’a appelé depuis le Gard pour m’annoncer que sa tante, Marie-Suzanne, la femme du petit frère de notre grand-mère était partie dans la nuit. En tout début d’année, ses deux filles avaient été obligées d’installer leur maman dans une maison de retraite dans le Vaucluse. Comme Marie-Suzanne était malheureuse de quitter son appartement parisien situé dans le quatorzième arrondissement, non loin de la porte d’Orléans!  Comme il était douloureux pour cette femme indépendante de renoncer à sa liberté! Cette décision avait été dictée par le fait qu’elle tombait et risquait de se blesser. Sa fille cadette, médecin urgentiste à le retraite, avait fait en sorte que leur maman s’installe près d’elle. Mais, trop vite, ce fut le vote de l’état d’urgence sanitaire et la mise en place d’un confinement brutal. Marie-Suzanne n’eut pas le temps de prendre ses marques dans son nouvel environnement et elle ne voyait sa cadette que derrière une grille…On ne mesure pas encore la somme des violences morales infligées aux personnes âgées. L’isolement aura tué plus que le virus!

Marie-Suzanne était une femme à la fois forte et libre, ultra sensible et capable de coups de griffe redoutables. Son regard bleu vous pénétrait jusque dans le coeur de vos cellules. Elle possédait une très grande intelligence et beaucoup d’humour. Elle était très fière de ses deux filles et de ses deux petites filles. Elle avait une grande élégance épurée. Elle écoutait beaucoup. Notre père avait beaucoup de plaisir à échanger avec elle. De son enfance, elle avait conservé une blessure profonde que le temps passant et une analyse menée avec un frère dominicain n’avaient pas pu cicatriser. Comme le meilleur ami de son mari, Bernard, le petit frère de notre grand-père maternel et mon parrain, elle accordait une grande importance au sens des mots. Son hyper sensibilité la rendait très réactive. Le timbre de sa voix était à la fois chaud et grave. L’âge venant, Marie-Suzanne n’avait pas cherché à dissimuler ses cheveux blancs qu’elle portait courts et qui rendaient ses yeux encore plus bleus. Il arrivait qu’entre un séjour chez sa fille aînée et un autre chez sa fille cadette, elle reste quelques jours avec notre maman à Pont. S’il y avait beaucoup de tendresse entre la tante et la nièce, des tensions pouvaient se faire jour. Notre lionne de maman ne sait pas toujours comment s’y prendre avec des scorpionnes!

Notre maman avait promis à sa tante d’aller lui rendre visite mais elle n’en aura pas eu le temps. Contrairement à toute sa belle-famille, tante Marie-Suzanne n’a pas fait le choix d’être enterrée dans le cimetière de Pont-Saint-Esprit, auprès de son mari parti voici plus de trente ans, mais près de l’endroit où vit sa fille cadette. Je me rappelle parfaitement de ces moments de famille partagés dans la bonne et vieille maison autour du corps de l’oncle Remy, le mari de Marie-Suzanne. Il avait été installé dans le petit salon et chacun avait pu venir le voir. Il me semble que c’est la dernière fois que nous étions aussi nombreux dans la maison. Désormais notre maman est la plus âgée de notre famille. En 2011 alors que nous allions quitter la bonne et vieille maison de Pont et qu’une nouvelle fois, j’étais triste d’y être restée si peu de temps, notre maman avait ouvert l’une des armoires de la maison pour essayer de trouver pour Céleste des pelotes de laine. Elle en avait sorti plusieurs boîtes ayant appartenu à notre grand-mère décédée en 2008, à notre arrière-grand-mère et à des grands-tantes. J’avais eu le coeur lourd en pensant q’un jour, c’est moi qui tournerais la clé dans l’armoire et y trouverais des objets ayant appartenu à notre maman. Puis, ce serait nos enfants qui prendraient ma place. J’avais intitulé ce texte « chronique d’une vie en boites ». Le voici.

La veille du départ, une grand-mère cinq galons ouvre les deux portes d’une armoire. C’est un meuble provençal travaillé dans un bois foncé, du noyer. Au-dessus de la cour dans laquelle un vent chaud se laisse voluptueusement glisser, le ciel est parfaitement bleu et les hirondelles vont et viennent poussant des petits cris qui évoquent le langage des dauphins. Elle a promis à l’une de ses petites-filles de lui donner des pelotes de laine. Elle se rappelle à présent avoir confié, dans les mois qui suivirent la mort de sa mère, presque toute la laine que cette dernière possédait à une dame tricotant des vêtements pour des personnes plongées dans une grande détresse tant matérielle que morale. La petite fille désireuse de s’initier aux travaux d’aiguille n’est pas là. Elle est chez son autre grand-mère avec sa petite sœur. Régulièrement, elle cherche à joindre ses parents. Elle laisse d’incroyables messages sur les boites vocales des téléphones mobiles. De son côté, le petit frère demande souvent quand il reverra ses deux sœurs et quand, tous ensemble, ils rentreront à la maison. Ils sont toujours si heureux de retrouver leur univers, de s’endormir dans leur lit, d’ouvrir les yeux, le matin, sur tout ce qui donne vie à leur chambre et de se lancer dans une redécouverte minutieuse de leurs trésors.

La grand-mère tourne la grosse clef dans la serrure de la porte de l’armoire. Elle est obligée de forcer un peu. Le battant de droite s’ouvre, puis celui de gauche. Sa fille ainée est assise sur le lit. Le contenu des armoires lui donne toujours le tournis. Une journée ne suffirait pas en faire un inventaire à la Prévert ou une description à la Perec. Sur plusieurs strates de draps de lin, tous brodés à la main, des dizaines de boites en tout genre : des boites à ouvrage, des boites à gâteaux, des boites en osier, en fer, en bois. Avec délicatesse, la grand-mère dépose les boites, l’une après l’autre, sur le lit. Dans l’une des boutons, dans l’autre des aiguilles à chapeaux. Elle exhume quelques pelotes de laine qui devraient faire la joie de sa petite-fille. Elle ajoute deux paires d’aiguilles. Dans un sac en plastique, elle trouve, enroulé dans une feuille délicate de papier de soie, le début d’un gilet. Il est blanc avec une frise bleue. Seul le dos a été tricoté. Avec le gilet, le modèle issu d’un magazine pour femmes aimant associer mode et travaux. Le gilet était destiné à l’un des arrières petits-enfants de celle qui, dans cette famille, avait des doigts de fée et savait tout faire. Dans un autre sac, la grand-mère sort un canevas dans des tons de bleu et d’orange. Commencé, il n’a jamais été achevé. Elle montre ensuite à sa fille deux petits chaussons, un bleu et un blanc. C’était pour elle ou pour sa sœur quand elles étaient bébés. Elle avait voulu faire comme sa mère mais, passé le premier chausson, elle avait abandonné. Quand sa fille lui demande pourquoi elle ne continuait pas, elle lui glisse qu’elle trouvait ses talents médiocres au regard de ceux de sa mère.

La maman du trio emporte les pelotes de laine et les aiguilles à tricoter. Avant de les glisser dans sa valise, sa mère lui explique comment monter des mailles et tricoter à l’endroit et à l’envers. La fille fait semblant d’avoir compris. Elle sait déjà que, dans quelques jours, quand son aînée lui demandera de lui montrer comment tricoter sa première écharpe pour Léa, sa poupée adorée, elle ne le pourra pas. C’est que maintenant alors que sa mère lui donne une leçon de tricot qui n’est pas la première, elle n’a pas le cœur à se concentrer sur des explications techniques. Son cœur est lourd. Ouvrir cette armoire qu’elle a toujours vue dans la chambre de sa grand-mère, redécouvrir ses différents travaux restés inachevés, voir les deux petits chaussons orphelins, sentir l’odeur qui flottait chez elle, comme un mélange de thé russe, de cake et de pain grillé, l’ont rendu profondément triste. Il est triste de voir la vie d’un être, presque quatre-vingt-dix ans de son existence, réunis dans des boites. Une partie d’elle songe qu’un jour, fatalement, elle aussi fera tourner les grosses clefs des lourdes armoires dans leur serrure, ouvrira les boites et montrera à ses propres enfants les deux petits chaussons orphelins que leur grand-mère avait commencé à tricoter pour leur tante et pour elle.

Au-dessus des toits en tuiles chers à Jean Giono, le ciel est toujours aussi bleu et les hirondelles continuent leurs ballets musicaux. Le chien, dans l’entrée, se demande, lui aussi, quand il retrouvera sa maison, son jardin et ses courses quotidiennes avec sa maîtresse. Le chat l’observe, immobile. Un agréable parfum de lavande cohabite avec l’odeur de l’âtre de la cheminée et celle du tapis en coco rapporté de la Martinique.

La maman range les pelotes et les aiguilles. Elle est triste de quitter la vieille maison. Elle n’a pas eu le temps de s’enfermer dans le petit salon pour y regarder les albums de photos et toucher du bout des doigts la couverture en cuir des livres de la bibliothèque. Un jour, fatalement, la responsabilité de cette maison leur incombera à sa sœur et à elle. C’est aussi cette forme de poids qu’elle ressent en ouvrant les grandes armoires. Le poids de toutes ces générations qui s’y sont succédées. Ce n’est pas vraiment un poids mais une sorte de crainte de ne pas réussir à s’en sortir quand le relais sera passé. Depuis qu’elle a lu « L’immoraliste » de Gide quand elle avait quinze ans, elle n’a jamais oublié ce personnage curieux, cette sorte d’archéologue étrange, pour lequel toute possession est une aliénation. Elle lui envie cette liberté, ce détachement total par rapport aux choses. Elle ne sera jamais comme lui car à chaque objet, à chaque livre de la bibliothèque se rattache un membre de la famille, une histoire, des souvenirs. Vendre la maison, ce serait comme balayer d’un revers de la main sept générations, enterrer à jamais ceux qui ne sont plus et dont la présence perdure dans tous ces objets.

Au-dessus de la cour, le ciel reste bleu et les hirondelles s’en donnent à cœur joie. Un petit bonhomme entre dans la chambre. Il tient son doudou contre lui. Le drap a marqué de ses plis sa joue gauche. Ses cheveux sont humides. C’est à peine s’il arrive à garder les yeux ouverts. Il se hisse sur les genoux de sa mère, toujours assise à côté de la sienne. Il niche sa tête dans son cou. Ils restent là tous les trois quelques minutes sans rien dire. Le petit garçon relève la tête, regarde sa grand-mère et lui dit : « tu sais, grand-mère, moi je l’adore le coffre en bois qui est dans l’entrée ! ». La grand-mère passe ses doigts dans une mèche de cheveux et lui répond « si tu veux, plus tard, il sera à toi ». Et le petit garçon de s’exclamer : « Super ! Je pourrai y ranger tous mes chevaliers et mes pirates playmobil ! ».

 

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

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