Chronique autour d’une lecture horizontale du vivant

Mercredi 2 août. Tandis que des grandes marées et des vagues submersibles sont attendues sur le littoral de la Manche et de la Bretagne, une pluie fine humecte le plateau. Les oiseaux sont nombreux à s’accrocher aux boules de graisse et de graines que j’accroche toute l’année à la balustre de ma fenêtre. J’aimerais, comme saint François d’Assise, pouvoir communiquer avec les animaux. j’aimerais les ressentir vraiment, parvenir à décoder leur langue, anticiper leurs besoins mais je ne suis qu’une malheureuse deux pattes qui n’a pas été capable de comprendre, un matin, ce qu’exprimait son berger australien par sa posture et des grognements. Au moment où j’ai enfin compris qu’il fallait l’éloigner de la petite fille qui était collée à lui, le serrait dans ses bras à l’étouffer, il était trop tard. Cet évènement a été un traumatisme pour nous tous et pour Fantôme. La maman n’avait pas plus réagi alors que la famille venait d’accueillir un chien sauvé par une association réunionnaise avant qu’il ne soit jeté en pâture aux requins. Fantôme allait avoir dix ans quand cet accident s’est produit. Trois fois, il m’avait adressé un regard dans lequel j’aurais dû lire qu’il était dérangé par le comportement de cette petite fille sur le point d’entrer au collège. Je suis passée à côté. Cela a joué sur ma relation avec Fantôme. Cela a engendré un très grand stress chez lui. Il a été vu trois fois par le vétérinaire qui savait parfaitement que Fantôme était un animal sain, équilibré et pacifique. Fantôme montrait des signes de nervosité vis à vis d’amies des enfants imprégnées par l’odeur d’un chien non opéré. Je faisais attention. Je n’ai jamais perdu de vu que les animaux qu’on dit domestiques conservent leur part sauvage, leurs instincts profonds. Les grands-parents de Fantôme étaient tous des chiens de travail et pas des chiens habitués à une vie de salon.

Mercredi 2 août, j’aurais pu partager avec vous la joie de cette jeunesse chrétienne venue des quatre coins du globe et communiant au Portugal dans un même élan mais pas, toujours la même conception de la foi. Le pape François restera celui qui a réussi à renouer avec l’esprit de saint François d’Assise et est l’auteur de l’encyclique Laudato Si’. Que vous soyez croyants ou pas, ce texte est à lire car il pose toutes les questions auxquelles nous sommes sommés de répondre pour relever le défi d’une maison qui brûle de la cave au grenier. C’est une réflexion qui porte sur la pollution, le dérèglement climatique, la préservation de l’eau et son accès, la perte de la biodiversité, la détérioration de la qualité de la vie humaine et la dégradation sociale, l’inégalité planétaire, la faiblesse des réactions. L’encyclique met l’action humaine au coeur de la crise écologique. C’est Laudato Si qui plaide pour une écologie intégrale: environnementale, économique et sociale. Ce mercredi 2 août est celui où l’humanité vit à crédit sur le dos de la terre ayant déjà consommé toutes les ressources autorisées.

Aujourd’hui, je vais vous parler d’un sujet auquel je réfléchis depuis de longues années et qui explique que saint François d’Assise soit le saint dont je me sens la plus proche depuis l’enfance: le lien unissant la faune, la flore, les éléments naturels aux hommes. C’est volontairement que je place les hommes en seconde position car ils sont apparus ensuite sans doute car sans faune ni flore ni éléments naturels, l’homme n’aurait jamais pu exister et survivre! Le livre de la Genèse le rappelle: Dieu a conçu l’homme et la femme après la terre, le ciel, les mers, les animaux, les plantes. L’Homme vient en dernier quand, depuis l’Antiquité grecque et l’explosion du christianisme au début du Moyen Age, en Occident, il se croit le roi du vivant imposant une relation verticale à tout ce qu’il ne reconnait pas comme étant de son espèce et se soumettant lui-même à l’autorité de Dieu.

Cette réflexion sur les liens que le vivant entretient avec nous me conduira à vous parler du dernier livre de Nastassja Martin « A l’Est des rêves ». A ma demande, ma soeur me l’avait offert pour mon dernier anniversaire. Fantôme étant malade, je n’avais pas l’esprit disponible pour le lire avec l’attention qu’il requiert. Je viens de le terminer et le sentiment qui domine est celui de la tristesse devant un immense gâchis. En février, dans le Vercors, j’avais été fascinée par l’exposition d’une artiste autant professeur d’histoire qu’anthropologue, the Street Yeti. Son exposition intitulée Saint-Ours racontait le rôle de l’ours en Europe. Claude, c’est son prénom, travaille activement à sa nouvelle exposition en lien avec le bestiaire du Moyen Age: le roman de Renart. Je me rappelle avoir pleuré devant les mésaventures du pauvre loup Ysengrain dont s’était moqué le rusé Renart.

Un peu avant la découverte du travail de Michel Pastoureau sur lequel s’est appuyé The Street Yeti pour concevoir son exposition, j’avais lu le roman de Claudie Huzinger Un chien à ma table et, récemment, Son odeur après la pluie de Cédric Sapin-Defour. Ces deux livres disent avec finesse et poésie les liens admirables que les deux pattes et les quatre pattes tissent et qui, le plus souvent, transcendent les mots. Dans le premier, Sophie, romancière et son compagnon, Grieg qui fut berger, vivent dans une maison en Alsace à la lisière du monde. L’arrivée d’une petite chienne qui sera baptisée Yes et a été violentée par l’homme de la manière la plus abjecte va redonner de la vitalité à Sophie, confiance en son corps vieillissant. Yes va réunir ce couple que son rythme de vie avait conduit à dormir séparément. Dans Un chien à ma table, Sophie et Grieg installent un matelas par terre et dorment avec Yes. Cédric et Mathilde Sapin-Defour ont vécu un amour absolu avec Ubac qui, dans son immense générosité, a réussi à vivre bien plus longtemps que les autres bouviers bernois. L’auteur raconte comment il se couchait à côté d’Ubac pour (on l’imagine) être au même niveau que lui. Lors de leurs grandes sorties en montagne, il lui donnait à boire de la bouche à la gueule. Dans ces deux histoires aucune place pour une relation verticale!

On sait le mal qu’ont fait les pères de l’Eglise catholique et la pensée de Descartes aux animaux. Mais, revenons aux premiers temps d’une relation entre un chien et un homme. Voici des milliers d’années, c’est Sapiens qui a fait du loup un chien. Il a su transformer un animal sauvage en un animal domestique. Cette domestication a préexisté à l’ère de la sédentarisation et de l’agriculture, à celle du cheval ou du cochon. L’homme était fragile, exposé à de nombreux prédateurs. Les loups dépensaient beaucoup d’énergie à se nourrir. L’homme eut l’idée de signer un pacte avec le loup. Le loup le protégerait des attaques et l’homme partagerait avec lui le produit de sa chasse. Au début, la relation fut donc intéressante pour les deux parties. Et puis, très vite, trop vite, l’homme a domestiqué de plus en plus d’animaux et a cessé de voir les animaux comme des partenaires. Les animaux ont cessé d’être pensé pour eux-mêmes pour ne plus être appréhendés que par rapport aux services qu’ils pourraient rendre aux hommes. Les animaux domestiques étant le plus souvent animés par une volonté naturelle de faire plaisir, cela fut facile à l’homme! C’est ainsi que les animaux se retrouvèrent à défricher les terres, porter des charges énormes, alimenter le fond de commerce des cirques, des parcs aquatiques, être engagés dans des conflits militaires épouvantables, devenir des armes de guerre (dauphins envoyés avec des bombes sur les navires), des cobayes dans les laboratoires, l’espace, des médiateurs/éponges lors de procès, dans les maisons de retraite, certains foyers de vie pour jeunes relevant de l’Aide Sociale à l’Enfance, des météorologues (pluie, tremblements de terre), des sauveteurs, des démineurs, des anticipateurs de crises d’épilepsie et, désormais, voici qu’on veut aussi comprendre comment les animaux sauvages se soignent en puisant dans leur environnement pour mieux piller leurs savoirs et leurs ressources…

Dans son Plaidoyer pour l’altruisme (la force de la bienveillance) paru en 2013, Matthieu Ricard intitulait le chapitre 33: L’instrumentalisation des animaux: une aberration morale. Ainsi il écrivait: « L’exploitation massive des animaux s’accompagne d’un degré de dévalorisation supplémentaire (au regard de celle qui est réservée aux êtres humains): ils sont réduits à l’état de produits de consommation, de machines à faire de la viande, de jouets vivants dont la souffrance amuse ou fascine les foules. On ignore sciemment leur caractère d’être sensible pour les ravaler au rang d’objets. »Dans son chapitre 17, il avait donné des exemples extraordinaires de l’altruisme chez les animaux. Ma soeur et moi avons grandi avec des animaux et mon mari, mes enfants et moi avons eu le bonheur de vivre un peu plus de douze ans avec Fantôme. S’il a mordu une enfant, ce n’est pas de sa faute mais de la mienne et de celle de l’autre maman. Nous n’avions pas été à l’écoute de son langage. Fantôme était triste quand nous le laissions, triste quand nous avons cessé d’aller voir Muguette tous les matins, heureux quand nous nous retrouvions après quelques heures de séparation, heureux quand il rencontrait ses amies quatre pattes. Deux de nos trois enfants lui confiaient leurs secrets, leurs chagrins. Quand notre premier petit chat a été tué par un malade qui piégeait les animaux, Fantôme l’a attendu longtemps. Il mettait sa truffe dans la chatière. Quand Fantôme est mort, sa grande amie Gypsie a été très malheureuse quand elle passait devant la maison.

L’empathie existe bien plus souvent chez les animaux sauvages ou domestiques que chez les hommes. L’anthropocentrisme est une catastrophe. Il explique que notre maison commune flambe et que la plupart d’entre nous préfèrent être dans le déni ou fuir les problèmes. S’il fait trop chaud en été dans le Midi, plutôt que de me réformer pour entraver le processus de dérèglement climatique, j’irai passer mes vacances ailleurs! Pour l’Eglise, seuls les hommes avaient une âme et cela justifiait qu’on maltraite l’animal. Quand je regardais Fantôme dans les yeux, jamais, je n’ai douté qu’il ait une âme. Jamais je n’ai réduit à l’instinct la connaissance qu’il avait de ce qu’il allait mourir. Il savait.

Des femmes philosophes ont questionné la condition animale. C’est le cas d’Elisabeth de Fontenay avec, notamment, Du silence des bêtes, la philosophie à l’épreuve de l’animalité ou Vinciane Despret avec Habiter en oiseau.

Maintenant, cela me conduit à vous parler du livre de Nastassja Martin A l’Est des rêves (réponses aux crises systémiques). Le premier terrain d’études pour l’autrice a été le peuple Gwinch’in vivant en Alaska. Plus tard, elle a eu l’idée de traverser le détroit de Béring pour mener une étude comparative au Kamtchatka. Cette fois, elle a choisi de vivre avec les Even. Les Even étaient des nomades éleveurs de rennes comme les Nénètses de Sibérie. A l’époque de l’URSS, tous ces peuples nomades ont été contraints de se sédentariser dans des kolkozes et leurs troupeaux sont devenus la propriété de l’Etat. S’ils ont continué à veiller sur les troupeaux ensemble, ils avaient perdu leurs droits sur leurs bêtes. Nastassja Martin apprend qu’une rumeur court selon laquelle une famille, après l’effondrement du bloc soviétique en 1989, serait repartie vivre dans la forêt pour vivre de la pêche, de la chasse et de la cueillette.

Au début, Daria et les siens ne s’intéressent pas du tout à Nastassja qui commence à apprendre des rudiments de leur langue. Très progressivement, ils vont l’accepter et elle va pouvoir étudier leur manière de vivre et comprendre s’ils ont pu retrouver leur mode de vie ancestrale. L’autrice découvre les mythes fondateurs des Even, les liens particuliers qu’ils entretiennent avec les animaux (les zibelines, les saumons) et les éléments (le ciel, la terre, le feu, le vent, la pluie et les nuages). Plus on avance dans ce très beau livre qui n’est pas toujours facile à appréhender quand on n’est pas au fait de la pensée de Levi-Strauss, de Ricoeur ou de Descola, on comprend qu’il n’y a pas de retour possible à la vie d’avant l’entrée dans le monde soit-disant moderne, un monde qui pervertit, acculture, pollue. Daria et les siens vivent de plein fouet les conséquences du réchauffement climatiques. Pour améliorer l’ordinaire, les hommes en arrivent à commettre un crime: braconner des saumons, en tuer trop pour recueillir leurs précieuses semences et cesser de les honorer. Ce peuple nomadisait avec ses troupeaux de rennes. Il savait comment parler aux éléments pour les apaiser et comment sacrifier le plus beau des rennes pour que le froid cesse. Maintenant, Daria et les siens ont oublié les paroles et les gestes. Elle ne peut que subir les enjeux de la crise climatique et les aspects pervers de la modernité. Daria et les siens ont oublié les paroles et les gestes mais ils conservent intacte la force de leur humour et leur capacité à habiter leurs rêves, à investir leurs nuits avec la même intensité, voire plus que leurs jours.

Peu de temps avant de mourir, Claude Lévi-Strauss alertait face à la globalisation d’un monde qui allait faire du jean le nouvel uniforme et du Coca-Cola la boisson universelle. Il s’inquiétait de voir disparaitre ce qui différenciait les peuples, les rendaient uniques. En 2023, seuls les peuples d’Amazonie ayant refusé tout contact avec les hommes blancs ont pu préserver intacte leur manière de vivre, de penser, de rêver, de se soigner, d’invoquer les esprits, de faire corps avec la faune et la flore. Il suffit pour s’en convaincre de voir comment des enfants ont réussi à survivre dans la jungle colombienne car, dés leur plus jeune âge, leur mère, leurs grands-parents leur avaient transmis les clés pour lire leur environnement. Quand nous avons vu l’adaptation pour le cinéma du très beau roman Les huit montagnes de Paolo Cognetti, une remarque de Bruno, l’ami de Pietro, m’a marquée. Il taquine des camarades citadins de Pietro qui envisagent de renoncer à leur vie en ville pour venir à la montagne et qui parlent de leur quête de nature. Bruno leur dit que le concept de « Nature » est typiquement citadin. Ici, personne ne parle de la nature mais de la montagne, des glaciers, des cols, des cascades, des forêts, des crevasses, des moraines…Il n’y a pas d’un côté l’Homme et de l’autre la Nature englobant la faune et la flore. Il y a le vivant pensé horizontalement et tentant la communion dans le respect mutuel de ses besoins.

Arrivée au terme de cette chronique, je me demande vraiment si nous allons réussir à transmettre encore sur plusieurs générations la terre héritée de nos ancêtres? En Europe, il me semble qu’on n’a jamais été autant auto-centrée. Les grandes multi-nationales continuent leur oeuvre de pillage massif des ressources naturelles quand elles ne polluent pas. L’animal est toujours vu comme un moyen de satisfaire nos besoins. Quand Fantôme et moi, nous nous regardions, pas une seule fois j’ai douté qu’il ait une âme. Quand je suis dans le jardin, je lui parle. Quand les rayons du soleil avaient été brûlants, je veillais à arroser le sol pour qu’il n’ait pas trop chaud. Je pense toujours à ses paupières quand elles se sont refermées sur ses yeux si doux, à ce sourire qu’il a adressé à Louis, à son âme qui, peut-être, continue de m’ouvrir la route sur les petits chemins de terre autour du plateau.

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

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