Chronique d’un été qui s’étire

Le ciel est bas et gris aujourd’hui. Le soleil ne fait que de timides percées. La température est plus douce. Les oiseaux continuent de venir activement piquer du bout de leurs becs les boules de graisse que j’accroche au balcon de la fenêtre. Je peux passer de longues heures à les observer, à les voir se poser sur les grandes branches du sapin et à se chamailler. Je peux aussi passer de longues heures à suivre la course des nuages au-dessus du plateau. Les champs sont en attente des prochains semis. Là où s’élevaient des légions de tournesols quelques coeurs jaunes ont poussé. Muguette les appelle des soleils. Mercredi, j’écrirai à Franck pour avoir des nouvelles de Pépette sous antibiotiques depuis quelques jours.

Plus jeune, il m’arrivait souvent de procrastiner quand j’avais un devoir de philosophie ou une dissertation en droit à traiter. j’achoppais toujours sur les plans. Ma pensée n’a jamais réussi à se fondre dans un plan en deux parties avec deux sous-parties elles-mêmes encore par deux fois divisées. Quand je commence à écrire, je n’ai pas toujours une idée précise de ce que je vais écrire. Je suis un peu comme le pêcheur qui jette son fil et laisse le courant agir. Depuis que nous sommes revenus de Balagne, je souhaitais partager avec vous mes lectures estivales et les expositions vues avec ma soeur lors du dernier marathon culturel parisien.

En rentrant des courses, au lieu de me mettre au travail, j’ai voulu retrouver les musiques que j’avais entendues dans les six épisodes d’une série anglaise que Stéphane et moi avons adorée et qu’Arte diffuse Good vibrations. Cette série raconte l’histoire vraie de femmes au foyer ou désireuses d’arrondir leur fin de mois dans l’Angleterre tatchérienne et vendant de la lingerie sexy et des sextoys. Ces femmes organisent des soirées chez d’autres femmes sur le principe des réunions Tupperware. La première réunion se tient chez la femme d’un artisan boucher proche de la retraite. L’actrice, Pénélope Wilton qui n’est autre qu’Isobel Crawley, cousine de sir Robert Crawley, propriétaire de Downton Abbey, est absolument remarquable comme tous les autres acteurs. Dans cette série très enlevée, on retrouve un peu de l’atmosphère de The full Monty.

https://www.arte.tv/fr/videos/RC-022140/good-vibrations/

Je ne savais pas que c’était Earl Tupper, un ingénieur chimiste américain, qui avait inventé le bol hermétique en polyéthylène. Ces objets arrivent au moment où les réfrigérateurs commencent à entrer dans les foyers américains. C’est la Tupperware Brands Corporation, une firme transnationale américaine, qui a l’idée de développer un nouveau type de vente: la démonstration-vente à domicile. Le succès de Tupperware repose sur la promesse faite à des femmes de milieux très modestes d’obtenir des revenus et d’avoir une activité sociale en utilisant leurs réseaux sociaux pour vendre ces produits. En France, au Canada ou encore aux États-Unis, les nouvelles vendeuses se voient proposer une activité rémunérée sans investissement, avec une grande flexibilité, et en acquérant une certaine expérience professionnelle. Les techniques de ventes vont s’enseigner de manière pyramidale.

Cette manière de vendre a progressivement gagné presque tous les produits: hygiène, beauté, entretien de la maison, bougies. Le succès de cette technique de vente repose sur le fait qu’elle offre à un groupe de femmes un espace pour se réunir et passer ensemble un vrai moment de convivialité. En Occident, les femmes ont perdu les espaces qui leur donnaient des possibilités d’échange. Ainsi, longtemps, les femmes se retrouvaient-elles au lavoir. Le monde moderne a isolé les femmes dans des foyers réservés à une seule famille quand, par le passé, plusieurs générations cohabitaient sous le même toit. Maintenant que presque toutes les femmes travaillent en dehors de la maison, la journée terminée, elles s’empressent de rentrer pour s’occuper des enfants, faire des courses et préparer le diner. Les hommes, eux, sont encore nombreux à faire un détour par un café avant de retrouver leurs pénates. Le café ou le train sont des lieux de transition entre deux mondes. Dans certains milieux, on fréquente des clubs. Pour certaines femmes, les salons de coiffure ou de beauté restent encore cet espace de parole libre.

Quand Stéphane partait quinze jours par mois en Roumanie, je réunissais des femmes à la maison. Nous étions entre 5 et 6 femmes. Nous avions sympathisé à la crèche où nous déposions les enfants. Virginie, Marylaine, Aline, Hélène et Eva arrivaient le vendredi soir toujours très élégantes et avec un plat ou une bouteille. Virginie travaillait à l’hôpital. Aline était prothésiste, Hélène angiologue. Marylaine s’occupait surtout des enfants tout en assurant la communication autour de l’activité paramédicale de son mari. Eva, née en Pologne, se formait pour devenir secrétaire médicale. J’étais encore engluée dans ma thèse et moralement à la dérive depuis que j’avais cessé de donner mes cours à Paris et que notre ainée souffrait terriblement des absences de son père se déchargeant sur moi de sa colère de toute petite fille. Nous étions si heureuses de nous retrouver dans cet espace où notre parole était totalement libre (la présence des hommes censure consciemment ou non le langage des femmes) que nous nous quittions alors que le soleil se levait au-dessus du plateau. Nos enfants étaient encore très jeunes. Si mes amies pouvaient se reposer sur leurs compagnons, je devais faire face à la journée sans soutien.

Quand Stéphane a cessé ses activités en Roumanie, nos soirées ont disparu. Je les ai regrettées tant nous nous amusions! Un très ancien ami de nos parents qui a hébergé Stéphane quand il menait les travaux dans la maison se demandait ce qu’un groupe de femmes pouvait se raconter pendant des heures. Cela l’intriguait beaucoup! Une chose est certaine: les femmes ensemble parlent beaucoup de leurs compagnons, de leurs enfants, de leurs aspirations profondes mais aussi de leurs grossesses, de leurs accouchements, de sexualité. Les sujets intimes sont abordés sans tabou. Cette parole libérée fait un bien fou!

J’ai réussi à retrouver les titres de certaines des chansons entendues dans la série. Guilty de Barbara Streisand, Heart of glass de Blondie, Enjoy the silence de Depeche Mode ou encore Don’t go de Yazoo. Nos enfants adorent les séries dont l’action se déroule dans les années 80, époque à laquelle nous étions adolescents. Cette décennie leur semble fabuleuse: pas de problème de dérèglement climatique et le sentiment que tout était encore possible. Pour l’avoir vécue, nous savons que, déjà à notre époque, l’avenir n’était pas sans nuages et que nous serions nombreux à connaitre des périodes de chômage et des dépressions liées un épisode de burn-out. Mais, il est juste de reconnaitre que notre adolescence a été légère et que les chansons que nous hissions en tête du hit-parade étaient plus joyeuses. Mais déjà moins que celles des décennies funk, pop et disco. J’ai adoré revisiter ces chansons m’entrainant dans un voyage dans le passé dont je conserve la nostalgie. A ce sujet, j’ai entendu hier l’un des épisodes que la philosophe Cynthia Fleury consacre à Jankelevitch dans Un été avec Jankelevitch. Le philosophe expliquait d’où venait la nostalgie et pourquoi on pouvait ressentir de la nostalgie pour des choses qu’on n’a pas vécues. C’est ce sentiment qui habite nos enfants quand ils suivent des séries qui se déroulent à une époque où nous, leurs parents, nous avions leur âge et qu’ils savent ne jamais pouvoir connaître. Le philosophe également musicologue évoquait aussi la volonté au travers du vouloir vouloir. Je regrette de ne découvrir cet été avec ce philosophe passionnant qu’à la fin des épisodes que Cynthia Fleury lui consacre. Je vais les reprendre depuis le commencement!

https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/un-ete-avec-jankelevitch

J’ai ouvert mes lectures estivales alors que mes vertiges m’obligeaient au repos forcé. J’ai commencé avec La maison de Bretagne de Marie Sizun dont l’histoire m’a d’autant plu qu’elle se déroule à l’Ile-Tudy où nous sommes allés plusieurs fois à la Toussaint toujours dans la même maison. Marie Sizun vit dans cette petite ville de l’autre côté de l’Odet. Je pouvais suivre son héroïne dans ses déplacements: le bout de l’île, le débarcadère, l’église, l’épicerie, le restaurant. J’ai beaucoup aimé l’écriture délicate de Marie Sizun, professeur de lettres classiques retraitée. J’ai aimé la manière dont elle fait parler la mémoire des absents par le truchement des objets laissés dans une maison de vacances dont on ne sait pas trop quoi faire: la vendre ou la conserver. Pour la garder, il faut pouvoir se confronter à son passé et aux fantômes tapis dans les armoires. C’est un acte de courage que celui qui consiste à faire face à son histoire et parvenir à se pardonner à soi-même pour ouvrir la voie au pardon des autres.

Plus tard, parce que j’avais envie de retrouver le sud Finistère avec ses odeurs d’algue sur les grandes plages, ses boules d’hortensia, ses chemins creux, la tombe du père et son infinitude, j’ai lu avec délectation Ressac. Le premier essai d’une jeune illustratrice et romancière dont je n’avais jamais entendu parler: Ressac de Maureen Wingrove alias Diglee. J’ai été bluffée par la maturité de cette trentenaire, son style aiguisé et sa culture. Elle raconte sa retraite de quelques jours dans l’abbaye de Rhuys dans le Morbihan en hiver. Elle ressent l’urgence d’un isolement après avoir vécu un évènement douloureux, vu des repères s’effondrer et avoir traversé un burn-out. Son récit très intime n’est jamais impudique. Au fil des pages, on voit se dessiner le portait d’une femme hypersensible encore sur le chemin d’elle-même habitée par une volonté farouche d’indépendance et de vérité. Un très bel essai!

En Balagne, dans la bibliothèque de ma belle-mère chez laquelle la lecture est une passion presque dévorante, j’ai déniché un autre récit autobiographique celui d’une anthropologue spécialiste des populations arctiques: Croire aux fauves de Nastassja Martin. L’auteur raconte comment elle a survécu miraculeusement à l’attaque d’un ours qui, sans raison particulière, a décidé de ne pas la tuer. Elle a été opérée en premier par des chirurgiens russes avant d’être prise en charge par d’autres spécialistes à la Pitié persuadés que le travail de leurs confrères russes n’avait pas été bien fait. En voie de guérison et après avoir souffert un enfer physique et moral, elle décide de repartir dans sa famille de chasseurs évènes au fin fond d’une forêt au Kamtchatka. C’est là qu’elle pourra comprendre ce qu’elle a vraiment vécu le jour de l’attaque et ce qui s’est joué entre cet ours et elle. On lui expliquera que l’ours l’a attaqué car elle l’a regardé dans les yeux. En découvrant sa part humaine dans son regard, il a eu peur mais a fait le choix  de l’épargner. Désormais, un peu de l’ours vit en elle. A la lecture de ce livre passionnant, j’ai eu la confirmation de ce que je savais déjà depuis plusieurs années: j’étais faite pour l’anthropologie et les terrains au plus près des populations qu’elles soient très éloignées de celle que je suis ou proches de moi. Je l’avais déjà compris pendant mes recherches en thèse. C’est l’étude du don sous son aspect anthropologique que je trouvais le plus intéressant et la rencontre avec des chercheurs, des médecins, des donneurs, des receveurs. Devrais-je, comme m’y invitait mon ancien directeur de thèse, écrire un essai sur le don?

Maintenant, j’ai presque terminé la lecture de Comment faire l’amour avec un fantôme? de Philippe Charlier. L’auteur qui est à la fois médecin légiste, anthropologue et paléopathologiste dirige le département de la recherche et de l’enseignement musée du Quai Branly raconte comment presque tous les objets d’art africain ou asiatique ont un lien avec l’invisible, notion remise au goût du jour depuis quelques années. Cet invisible semblait avoir disparu dans nos sociétés chrétiennes occidentales alors qu’il occupait une place importante. Récemment, la maman de l’une des amies de Victoire qui est née et a grandi à Espelette dans le pays basque me racontait que dans le village il y avait une maison dite maison des sorciers qu’aucune famille n’avait jamais pu habiter dans la durée et qui restait désormais inhabitée.

Dans certains peuples asiatiques ou africains, les vivants entretiennent des liens quasi permanents avec les morts. Il m’est souvent arrivé de penser que la nuit venue, il devait se passer beaucoup de choses dans le musée du Quai Branly! Les masques qui ont servi à des rituels restent animés par ce qu’ils ont vu. C’est pourquoi récemment le masque tukah qui était vidé de son énergie a été revitalisé à la demande des dignitaires de la chefferie bamendou, un des nombreux petits royaumes du Pays bamiléké, au Cameroun en étant placé à côté d’un autre conservé au pavillon des Sessions au musée du Louvre. Les masques à l’instar d’un grand nombre d’objets des cultures de l’Afrique subsaharienne sont « les supports concrets d’un système de pensée magico-religieux fondé sur l’existence d’un monde parallèle. Dans cet infra -ou supra-monde évoluent toute une variété de forces que le commun des mortels ne voit pas, mais avec lesquels on peut se connecter: des dieux, des ancêtres, des âmes, des esprits, des bons ou des mauvais génies, un réseau d’entités invisibles ». (cf un article de Sophie Cachon dans le Télérama Voir l’invisible du 6 au 19 août 2022).

Le récit de mon marathon culturel sera encore pour une prochaine fois mais surtout si vous le pouvez avant que Paris ne soit à nouveau plein de Parisiens pensez à découvrir l’institut Giacometti rue Victor Schoelcher qui abrite son atelier reconstitué et une exposition passionnante d’aquarelles et de sculptures en lien avec ses Alpes suisses. Comme l’institut est à quelques minutes à pied de la fondation Cartier, vous pouvez en profiter pour découvrir les grandes toiles de Sally Gabori, artiste aborigène ayant découvert la peinture à l’âge de 80 ans. Son histoire est très émouvante.

Tandis que je termine la chronique, le soleil revient sur le plateau. Les animaux dorment. La maison est incroyablement calme! L’odeur des immortelles flotte dans l’air et vient s’unir à celle d’un bouquet de lavande qu’une patiente m’a offert. Nous avons un nouveau boulanger. Sa compagne et lui sont charmants. Le comice agricole se prépare. Deux ans qu’il est reporté. Un grand bonhomme fait de ballots de paille se dresse au bord de la route. J’irai. J’adore cette ambiance bon enfant et ces manifestations qui redonnent vie à des villages trop souvent endormis.

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

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