Chronique d’une aventure humaine exceptionnelle au Baïkal (défi Baïkal)

Ce matin, à six heures, j’ai entendu la baie vitrée de la cuisine qui se refermait dans un bruit de soucoupe volante et j’ai perçu les manifestations de joie de Fantôme : Stéphane venait de rentrer ! Une partie des membres du Défi Baïkal sont arrivés samedi un peu après midi à Roissy. Les autres sont restés pour assurer l’après défi au-travers de manifestations diverses. https://fr.sputniknews.com/international/201703051030338483-aventure-siberie-handicap/ Avec dix heures de vol au compteur, quelques heures d’attente en salle d’embarquement tant à Irkoutsk où, au milieu des cartes postales et des cadeaux souvenir divers se vendent des peaux d’ours, de renard et des poissons séchés, qu’à Moscou et sept heures de décalage horaire, j’ai proposé à Stéphane d’aller dormir chez sa sœur et son beau-frère qui, résidants roumains, ont un pied à terre à Paris. C’est donc en cette fin de nuit que Stéphane me fait le récit de cette incroyable aventure humaine, une aventure longuement préparée en amont qui aura impliqué un grand nombre d’acteurs. Quand il a fini de me raconter ce qu’ils ont vécu, le jour s’invite dans la chambre. Tandis que je l’écoute, des images, des émotions et des envies défilent dans ma tête et dans mon cœur.

Le séjour ne pouvait pas mieux se dérouler. La température a été exceptionnellement douce pour la saison. Les guides et les membres de l’équipe de télévision russes étaient très agréables. Deux week-ends de préparation dans les Alpes avaient déjà permis au groupe de se souder. La plupart des membres aveugles et/ou sourds se connaissent car ils sont membres d’une association très active « vue d’ensemble » présidée par son fondateur Yves Wansi et co-présidée par Nicolas Linder. C’est Gérard, le père de Pierre Muller, chef de l’expédition, qui a été à l’origine de ce projet et l’aura porté de part en part avec une énergie incroyable. On peut imaginer les moments de complicité du père et du fils réunis autour d’un si beau défi d’autant plus que Pierre, en qualité de guide de haute montagne et de médecin urgentiste n’est pas souvent en France.

Stéphane me raconte leur séjour et, bien sûr, je ne peux qu’entrapercevoir des éclats de leur aventure. Je ne pourrai pas savoir ce qu’on peut vraiment ressentir en partageant la vie de ces femmes et de ces hommes qui ne se laissent pas prendre au piège de leur handicap et refusent de se laisser enfermer dans l’univers carcéral auquel nos sociétés lisses, éprises de perfection, ont si durablement condamné celles et ceux qui étaient différents et ne semblaient pas « adaptés ». Leur volonté, leur énergie et leur amour de la vie sont incroyables ! Sur toutes les photos, je ne vois que des visages ouverts et des sourires. Celui d’Alice est celui qui me touche le plus. Alice est venue au monde en ne pouvant pas en percevoir sa musique et, doucement, c’est sa lumière qui va cesser de lui parvenir. Mais, Alice est la vie même ! Stéphane me relate leur séjour mais je ne saurai pas ce qu’on éprouve en se tenant sur ce lac qui, pour les chamans, possède une âme.

Elodie Arrault et son compagnon Dominique Bleichner, à la tête du Baïkal Race, sont allés se faire bénir par une femme chamane avant de se lancer dans la traversée du Baïkal en char à glace. Je ne saurais pas toute cette symphonie du lac : son chant, son rire, ses craquements, ses pleurs. Je ne saurai pas ce qu’on ressent en s’élevant au-dessus du lac et en avançant en ski de randonné dans la forêt. Je ne saurai pas ce qu’on éprouve en s’endormant sous une tente montée sur la glace. Je ne saurai pas les sensations du banya, du corps fouetté par des branches de laurier et d’un corps qui se roule dans la poudreuse ou reçoit l’eau d’une douche dont la température atteint deux degrés.

Quand Stéphane me raconte leur expérience de feu et de glace, ma mémoire me renvoie loin, très loin, à l’époque de la fin de notre tour du monde et des derniers jours d’un trek de trois semaines en autonomie complète au Népal, dans le Rolwaling. Après plus de quinze jours sans village, nous retrouvions de la vie. Nous approchions de la ville de Namche Bazar. C’était jour de marché. Nous croisions des hommes et des femmes avec des yaks dont les flancs étaient lourdement chargés. Il se dégageait de ses animaux une force et une placidité étonnantes. Nous posions nos affaires dans un lodge dont le salon s’ouvrait sur une immense baie vitrée dominant la ville construite en espaliers. C’était mon anniversaire. Je fêtais mes trente-deux ans et mon plus beau cadeau fut cette douche chaude que je pouvais prendre après toutes ces ablutions dans des rivières ou sous des cascades dont l’eau était gelée. Dans la grande pièce à vivre du lodge, de l’eau chauffait dans une énorme bassine et, dans une pièce, au-dessous, il me suffisait de tirer sur une ficelle pour que l’eau tombe sur moi par une petite ouverture.

Je ne saurai pas les repas préparés après que les guides russes aient mis de la neige à fondre sur des chaudrons installés en plein air et la joie autour d’un barbecue concocté par des Géorgiens que Kusturica auraient voulu faire tourner dans son prochain film. Je ne verrai pas Jean Nerva, musicien de formation et ancien champion du monde de snowboard sortir de ses affaires les trois cents paires de lunettes de soleil que la société Vuarnet lui a données et dont il fera profiter les Géorgiens si sympathiques et tous les membres de l’expédition. Mes nuits ne seront pas bercées par les passages réguliers du transsibérien. Je ne ferai pas la connaissance de Balou, chow-chow noir suivant son maître, Nikolaï, sur la glace. Nikolaï qui porte un vieux sac à dos sans confort et glisse ses grosses chaussures noires sur des skis de randonnée en bois. Je ne verrai pas le petit chat qui s’était pris d’affection pour Pierre.

De ce que Stéphane me raconte, je ressens toutes ces attentions des uns pour les autres, la délicatesse de Nicolas ayant, le soir même, décidé de sacrifier la barbe qu’il porte depuis des années après avoir compris que Françoise, co-fondatrice avec son mari Daniel Buffard-Moret de l’association « les montagnes du silence » http://www.lesmontagnesdusilence.org/shopping.cfm, n’arrivait pas à lire correctement sur ses lèvres, l’insomnie légendaire d’Olivier Weber battue en brèche par la présence rassurante de Pierre, de Pascal et de Stéphane, ses camarades pour une nuit passée sur la banquette unique d’une cabane. Je retiens les facéties de Jean Nerva dont la maladie altère la vision, l’amour pour la parole de Gérard qui, comme moi, pourrait être surnommé avec tendresse par ses proches Higgins, en référence au personnage emblématique de la série Magnum, un majordome très anglais, ancien officier de sa gracieuse Majesté cachant qu’il est en réalité un auteur de romans policiers à succès et la silhouette de lutin de Toufik, journaliste de RFI, qui redoutait d’avoir à endurer la morsure du froid sibérien.

Tandis que Stéphane était en Sibérie, je tenais la barre du navire depuis mon Ar-Men et les jours étaient si longs à devenir demain qu’il n’y avait pas de place pour le manque. Je retrouvais ce que j’avais si durablement connu lorsque Stéphane travaillait en Roumanie : la coexistence de deux vies menées en parallèle dans laquelle les « héros » expérimentent des situations résolument opposées. Cette fois, le fuseau horaire sibérien renforçait l’impression de vivre des quotidiens dans deux espaces temps. Comme cela m’arrive lorsque je suis privée de mon garde-fou, je peux errer des heures entières dans des gares vides sans voir jamais un train en partance pour le sommeil s’afficher sur le tableau. Le tableau est vide. Pas de passager. Pas de chef de gare. Même pas un café ouvert où aller s’installer sur une banquette. Contrairement aux années passées, je m’interdis de me lever pour rejoindre mon Ar-men, m’emmitoufler dans mon sac de couchage, soulever le capot argenté de ma pomme et laisser mon imagination galoper tel un cheval sauvage, un cheval d’orgueil. Je reste étendue. Je résiste à l’envie d’allumer ma lumière et de me plonger dans l’un des nombreux livres empilés au pied de ma table de chevet. Mais, parfois, je craque  et c’est ainsi que j’ai lu « trois jours au Népal », le récit vrai des trois jours de marche de Jean-David Blanc dans la montagne himalayenne après qu’il se soit sorti sans une égratignure d’un crash en paramoteur. Tandis que Stéphane et tous les membres de l’équipe avancent sur le lac ou s’élèvent dans la montagne, au milieu des mélèzes, je suis Jean-David Blanc dans son parcours pour survivre à 3000 mètres d’altitude, en plein hiver, avec seulement trois carrés de chocolat noir au fond de sa poche.

Sans garde-fou, mon cerveau bat la campagne humide, se promène dans des forêts de résineux, vogue à la surface des océans, part à la conquête de sommets himalayens, s’unit au vent qui emporte dans son sillage les prières des drapeaux bouddhistes suspendus aux cols et se pose à la surface d’un lac immense, un lac sur lequel les camions peuvent rouler en hiver, sous la surface duquel des phoques évoluent avec grâce, un lac qui abrite l’âme russe : le Baïkal.

L’Asie Centrale et l’Asie du Nord sont les berceaux du chamanisme. L’un des derniers fiefs du chamanisme est l’île d’Olkhon, située au milieu du Baïkal et considérée comme le centre sacré du monde septentrional chamanique. Autrefois, c’est sur cette île qu’étaient brûlés les corps des chamans. Lors des persécutions orchestrées par les lamas de l’époque de Gengis Khan, plusieurs chamans y trouvèrent refuge. J’aurais aimé pouvoir observer le long des rives du Baïkal des témoignages de cette religion, la première religion de l’humanité : des monticules élevées en pierre de sacrifice, des bouts de tissu accrochés aux lieux sacrés et des endroits sacrés abritant les demeures des dieux chamaniques comme des grottes ou des montagnes.

La nuit enveloppe le plateau. La nuit est noire, sans étoile. Je me dis que le plateau aussi a une âme qui se manifeste au-travers de ces trois chevreuils et de cette chouette que Fantôme et moi rencontrons presque tous les matins. Nous n’aurons pas beaucoup vu Stéphane. Passé le temps des retrouvailles, des présents tirés du sac à dos qui nous ont à tous fait tant plaisir, des photos partagées et du déjeuner, il a disparu dans son bureau, son Finistère, au fond du jardin. Clichés à retravailler, mails à traiter, coups de fils à passer et un nouveau voyage à imaginer pour une famille au Spitzberg. Pas facile d’être une femme de chef d’entreprise-aventurier ! Pas facile d’être celle qui reste. Pas facile d’être celui qui rentre ! Victoire et moi, nous nous sommes lancées dans un grand nettoyage d’avant printemps et j’ai réussi à repartir sur le vélo avec Fantôme à la faveur d’une courte accalmie. Céleste et Louis ont revu le film « Mama Mia » pour la énième fois !

Céleste met la table. Stéphane est toujours dans son bureau et il a déjà annoncé la couleur du ciel pour la semaine à venir : travail, travail et travail ! Ce matin, en vidant le contenu de ses sacs, il a montré à Victoire une petite chaussette grise avec des étoiles bleues. La première nuit, dans une pension, face au Baïkal, il l’a trouvée au fond de son sac de couchage ! Victoire est un chamane. Elle l’y avait glissée pour qu’il soit protégé et qu’il ne nous oublie pas !

Des départs, les enfants, Fantôme et moi, nous allons en vivre de plus en plus souvent. Des longs départs et des départs plus courts. A son retour, Stéphane pouvait être heureux. Non seulement parce qu’il s’en revenait comblé par une expérience humaine exceptionnelle mais aussi parce que l’article que Paris-Match lui avait commandé sur Cousteau était paru dans le numéro hors-série sur la mer et que le supplément de l’Equipe, la revue « Sport et Style » leur consacrait à Pierre Malherbe et à lui, tous deux fondateurs du SomewhereClub, un article expliquant avec beaucoup de finesse leur volonté de toujours placer l’humain au cœur des voyages. Stéphane sera de plus en plus sollicité. Je m’y prépare. L’équilibre dans un couple est subtil. Certains changements sont de nature à le mettre à mal. Alors, il faut s’adapter et trouver des compensations pour vivre tous les bonheurs de l’être aimé sans jamais se laisser aller à une forme d’amertume et ne pas trop souffrir d’être celle qui reste et glisse une carte surprise dans le sac à dos.

Elodie (Arrault) et Dominique (Bleichner), je pense beaucoup à vous. Pas seulement parce que vous progressez tous les jours sur le dos du Baïkal en espérant que le Dieu Eol aura la gentillesse de faire avancer votre char à glace mais parce que vous vivez cette expérience de trois semaines ensemble et que ce partage au quotidien d’une aventure hors normes est, pour un couple, un ciment merveilleux et qu’elle me rappelle ce que Stéphane et moi avons vécu une année complète entre 2000 et 2001 et que j’aspire à revivre car ce serait encore mieux. Nous serions alors tout à fait libéré des chaînes qui ont parfois lourdement pesé sur notre aventure et ont pu la rendre douloureuse. Si nous avions la chance de pouvoir repartir dans la durée, alors, nous pourrions vraiment signer à quatre mains, deux paires d’yeux et d’oreilles, un carnet de voyage!

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

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