Chronique de l’anti-gestion de l’enfant et d’une réflexion sur les verbes « gérer » et « faire »

J’accompagne, je guide, j’entoure, je montre une voie, je rassure, je sanctionne, j’écoute, je partage, j’explique, parfois aussi, je m’emporte, je disjoncte mais je ne gère pas nos trois enfants. L’enfant est, par essence, ce qui échappe à toute gestion! Je continue d’entendre des parents s’exclamer haut et fort: « t’inquiète, je les gère! ». Cela me hérisse toujours autant! C’est une violence faite à l’enfant, un non-respect de sa personnalité en devenir et des besoins qui sont les siens. Dieu que c’est dur d’élever un enfant dans la durée! Chaque enfant est différent. Cette différence est à la fois richesse et complexité. Ce qui va fonctionner sur l’un sera inopérant sur un autre. Inutile de vouloir dupliquer un modèle éducatif hormis les « basiques » qui, étrangement, sont en régression dans tous les milieux. Il est de bon temps d’être insolent, d’afficher sa supériorité, de mépriser les autres et, en toute circonstance, de pratiquer une forme d’humour cynique. La manière dont les adolescents se parlent aujourd’hui fait froid dans le dos, y compris lors des réunions d’aumônerie des lycées.  « Je » n’est clairement plus un Autre!

Ce matin, entre les croissants sur fond de France Inter et la promenade avec notre berger australien, je suis allée farfouiller dans mes archives et y ai retrouvé cette chronique écrite en 2014. Je suis allée la chercher car l’une de mes amies, Agnès, en avait parlé sur sa page Face Book. Elle ne la retrouvait plus mais se rappelait ce dessin de Voutch qui en illustrait un paragraphe.

En 2017, le Courrier International qui m’hébergeait depuis sept ans a donné congé à tous les blogeurs qui n’étaient pas expatriés. J’ai tenté de plaider ma cause auprès du journal. Je savais que j’allais perdre toute une partie d’un lectorat fidélisé en sept années d’écriture hebdomadaire. Rien n’y a fait. Il a fallu que je me trouve un nouveau point de chute. Pendant le transfert des archives, toutes les photos qui illustraient les chroniques se sont volatilisées. J’étais désolée car l’illustration d’un texte prend du temps.

Je ressors la chronique consacrée à l’anti-gestion de l’enfant grâce à Agnès qui, comme moi, à trois enfants: Ange, Lou et Saül. Saül s’est développé avec un chromosome en plus et sa maman a dû batailler ferme pour mener à bien sa grossesse. Les médecins, en première ligne et, tout de suite après, des personnes forcément bien intentionnées ont exercé sur elle une pression terrible pour qu’elle interrompe sa grossesse. Elle a été taxée d’égoïste. On lui a reproché de ne pas penser à sa LouAnge, à Ange et à Lou qui, plus tard, devraient assumer leur petit frère. On lui a fait ressentir le coût représenté par un enfant diffèrent pour la société. Agnès a absorbé beaucoup trop de violence et elle sait qu’elle et Saül prendront encore des coups mais, par chance, elle a toujours su compter sur le soutien inébranlable de sa famille et a pu puiser dans une foi sans faille les forces nécessaires pour aller de l’avant.

Saül entrera à l’école en septembre prochain. Nouveau défi, nouveau combat qu’Agnès a menés avec l’amour et la détermination qui la caractérisent entre deux crises de lupus. Le « géniteur » de Saül a pris la poudre d’escampette quand il a su qu’Agnès portait un enfant différent. Agnès n’a jamais cherché à « gérer » ses enfants. Elle sait bien que cela n’est pas possible, que cela n’a pas de sens. Agnès est une maman « solo » comme elle se définit. Ses deux aînés ont un papa chez lequel ils vivent une semaine tous les quinze jours. Agnès est une maman-louve, une maman-licorne, une maman-Barbie, une maman moitié ghanéenne et moitié française.

La maman d’Agnès, Mamou, une femme dont la lumière intérieure est telle qu’elle remplace le soleil les jours de pluie, a élevé huit enfants qui n’étaient pas les siens avant d’avoir avec le papa quatre autres enfants. La maman des huit enfants âgés de onze ans à trois mois avait brutalement quitté le domicile conjugal. Cette femme ne voulait pas d’enfant. Elle avait certainement une histoire compliquée. La maman d’Agnès, toute jeune fille, était entrée au service de cette famille. Quand le papa s’est retrouvé seul, elle l’a aidé à trouver un équilibre. Tant que son mari était de ce monde, Mamou ne pouvait pas retourner dans son pays comme elle le souhaitait. Maintenant qu’elle est seule, elle y passe presque la moitié de l’année. Ses absences sont longues pour ses enfants et ses petits-enfants mais Mamou est comme le saumon. Longtemps éloignée de sa terre, de ses racines, elle a besoin de retrouver l’eau de sa naissance pour s’y baigner. Quand elle est au Ghana, elle tricote des vêtements pour Saül!

Depuis la naissance de Saül, Agnès s’est investie dans la défense des enfants nés avec le syndrome de Down. Elle participe à des manifestations caritatives et sportives comme la course des héros organisée dans le parc de Saint-Cloud. L’an passé, Agnès avait été invitée au siège de l’ONU à Genève par l’ambassadrice de l’association Stop Discriminating Down France. Elle raconte les aventures de Saül baptisé « Agent spécial Fed ». Elle fait parler Saül et tous les billets se terminent de la même manière « Salut les amigos! Gardez le smile! ».

On entend souvent dire que « Dieu nous envoie les épreuves que nous sommes capables de traverser ». Dans un autre registre, je serai tentée d’écrire que nous avons les enfants que nous méritons. Bien sûr, il y a une dimension génétique qui nous échappe mais c’est assez fascinant de constater combien nos enfants vont se construire en fonction de ce que nous sommes, de ce que nous savons donner, de ce que nous leur refusons, de ces héritages qui se transmettent de génération en génération le plus souvent sans que nous en ayons conscience. Bien que notre fils ait des parents très différents de ceux qui nous ont élevés mon mari et moi, Louis est l’enfant qui me ressemble le plus et Victoire, celle dont le caractère est le plus proche de celui de son papa. En même temps, de nos trois enfants, elle est certainement celle qui, les freins de l’adolescence dépassés, exprimera la plus grande des libertés et pourra tutoyer les cimes d’une douce folie. Céleste, notre aînée, celle que son papa appelait « mon bonbon rose » quand il allait la chercher dans son lit, celle dont la petite enfance a été marquée par un sentiment d’abandon fort, celle qui a absorbé toutes mes angoisses de jeune mère isolée, a hérité à parts égales les qualités et les travers de ses deux parents! Quand nous nous reconnaissons dans le mode de fonctionnement de l’un de nos enfants, nous avons de lui une compréhension innée, intuitive mais il faut se garder de toute projection. Se garder des projections permet de conserver intacte la liberté de l’enfant.

Tout à l’heure tandis que nous déjeunions de restes réchauffés, Stéphane, mon mari, m’a demandé à partir de quel âge j’avais décidé de combattre ma susceptibilité. Notre fils hyper réagit aux choses: les bonnes comme les mauvaises.  Dans la même journée, il est à la fois le plus heureux des enfants et le plus malheureux. Il a les meilleurs parents du monde et les plus pourris. En revanche, contrairement à moi au même âge, il n’exprime que sa joie immense d’avoir eu la chance d’exister quand je me demandais, dans mes jours très sombres, pourquoi nos parents m’avaient conçue et condamnée à la souffrance…J’ai commencé par dire à mon mari que je préférais l’hyper sensibilité à la susceptibilité, terme assez péjoratif utilisé par ceux qui n’ont pas le même degré de sensibilité. J’ai aussi précisé que j’étais encore souvent dans la lutte et que la fatigue ouvrait de sérieuses brèches dans ma volonté de ne pas me laisser déborder. C’est vers treize ans que j’ai décidé toute seule de combattre ma nature sensible car elle me faisait souffrir, pouvait m’isoler et me conduire à adopter une position de « victime ». Ayant une mère sans philtre, une mère qui vous dit les choses tout à trac, qui vous assène ses vérités de manière abrupte et ne s’excuse jamais, il n’a pas été facile de se réformer…L’hyper sensibilité aux critiques et aux refus sont en lien avec un manque de confiance en soi. Meilleure est la confiance en soi et moins l’être dotée d’une sensibilité à fleur de peau souffre.

Parce qu’il m’avait poussé dans mes retranchements, parce qu’il s’était déchargé de ses frustrations sur l’une ou l’autre de ses soeurs, parce que j’étais épuisée, il m’est arrivé d’avoir des propos très durs à l’égard de notre fils. Je m’en veux car je sais que ces paroles l’ont marqué, qu’il ne les oubliera pas et qu’elles ne l’ont pas aidé à corriger sa vision globalement dégradée de lui-même. Les hyper sensibles ont beaucoup de mal à entendre les compliments quand ils impriment à merveille les critiques.

Maintenant, voici la chronique que j’avais écrite le 19 mai 2014.

Entre les rayons d’un supermarché, les allées d’un marché, le vestiaire d’une piscine, le parking d’une école, entre deux pages glacées d’une revue féminine, deux femmes se rencontrent. Elles s’embrassent, prennent des nouvelles l’une de l’autre et, très vite, l’une demande à l’autre : « tu l’as géré ? » et l’autre de lui répondre, avec un grand sourire, « oui, sans souci » ou alors, avec un air chagrin, « non, pas du tout ! ».

A votre avis de quoi ces deux femmes peuvent-elles parler ensemble ? De leur budget ? De leur dernière réunion de travail ? Du dernier régime à la mode ? Du contenu de leur réfrigérateur ? Non, pas du tout, ces deux femmes parlent d’un enfant. Mais, on ne gère pas un enfant ! Un enfant est, par essence, ingérable, aussi ingérable que cet amour qui foudroie votre ciel, transperce votre cœur, fait trembler vos jambes, accélère les battements de votre cœur et vous laisse pantelant !

Dans mon cabinet, j’en reçois un certain nombre de mamans – des mamans encore balbutiantes, des mamans confirmées, des futures mamans- et, étendues sur mon divan, elles me parlent souvent assez vite de la gestion de leurs enfants. Je suis là pour les détendre moralement et physiquement, pour les aider à découvrir, réveiller, fortifier en elles tout ce gisement de ressources personnelles qui leur permettra de dépasser leurs peurs, gagner en confiance et aborder le présent et l’avenir dans le calme et la sérénité. Mais, quand elles évoquent cette volonté de « gestion » des enfants, je leur dis, avec gentillesse, qu’il est nécessaire qu’elles renoncent à ce désir de « gestion » car il est voué à l’échec. Je les amène à réfléchir au sens et au poids du verbe « gérer ». Nous utilisons de plus en plus de mots sans prendre vraiment la mesure de leur force, sans les écouter résonner en nous, sans réaliser qu’à les répéter sans cesse ils agissent en profondeur sur notre conscience et sur celle des autres.

Comment ne pas être vite perdu, dépassé, tendu si on raisonne l’éducation de l’enfant en terme de gestion, quand, par ailleurs, on a déjà tant de choses à gérer : gérer les missions qui nous incombent dans notre métier, gérer notre temps pour l’utiliser au mieux sans en devenir l’esclave, gérer notre alimentation plutôt que notre poids, gérer les tâches domestiques, gérer notre budget. On ne peut pas gérer son enfant. Un enfant, on le conçoit plutôt qu’on le « fait ». On le porte. On le met en monde. On le nourrit. On le prend dans ses bras. On le berce. On l’endort. On lui parle. On le veille quand il est malade. On le console quand il se fait mal. On lui raconte des histoires avant de le mettre au lit. On guide ses premiers pas. On garde par écrit ses mots d’enfant. On glisse une pièce sous son oreiller quand il a perdu une dent. On entretient aussi longtemps que possible, aussi longtemps qu’il en a envie les mystères merveilleux qui entourent les cadeaux au pied du sapin, les œufs de Pâques dans les jardins, la petite pièce dans la boîte à dent. On joue avec lui. On lui organise des journées avec ses amis. On fête ses anniversaires. On surveille son travail. On l’accompagne à ses activités sportives, musicales. On se fâche quand c’est nécessaire. On lui dit « non » des milliards de fois. On ne cède pas à tous ses caprices. On lui transmet des valeurs fortes telle que la tolérance, le respect, l’égalité, la bienveillance, le non jugement, la ponctualité. Jour après jour, c’est son départ qu’on prépare.

Notre société veut aller vite et, tout, autour de nous, est imaginé pour que nous succombions à la vitesse. Si une femme porte un enfant pendant neuf mois dans son utérus ce n’est pas par hasard. La nature veille au grain. Elle permet à la greffe de prendre. Ces neuf mois sont nécessaires pour que l’enfant murisse dans l’esprit de ses futurs parents. Si le corps de la femme se modifie, c’est pour lui montrer que plus rien ne sera jamais comme avant et pour permettre à l’homme qui l’accompagne, qui est, normalement, partie prenante dans ce projet d’enfant, de comprendre que quelque chose se passe, que quelqu’un se prépare, qu’à côté de leur couple, il y aura bientôt une famille.

On voudrait « gérer » son enfant car ce serait rassurant. Mais, ce n’est ni souhaitable ni possible. Par ailleurs, comment grandiront ces enfants qui auront toujours ou si souvent entendu leurs parents parler d’eux en disant qu’ils les géraient ? Même si la plupart des parents qui disent « gérer » les enfants, pensent en réalité à tout ce qui entoure l’enfant : le temps scolaire et péri-scolaire, les vacances, les loisirs, la rentrée des classes, les anniversaires, l’entrée, l’installation et la sortie de l’adolescence, l’orientation en vue d’un métier, les chagrins d’amour (le pire pour les parents tant ils sont impuissants !), les stages, il n’en reste pas moins que l’enfant entend qu’il est « géré » et que le parent pense qu’il est « gestionnaire » de l’enfant, du temps qui gravite autour de l’enfant.

Arrêtons-nous un moment et analysons le sens des verbes que nous employons. Le larousse, nous donne la définition suivante du verbe « gérer » :

 

  • Administrer une fortune, un bien, conformément aux intérêts de celui qui les possède : Gérer les biens d’un mineur.
  • Être le directeur, l’administrateur d’une société ; administrer : Gérer un commerce.
  • Assurer la gestion, l’administration d’un stock de marchandises, d’informations, de données informatiques, etc. Franchement, cela ne correspond en rien à l’éducation d’un enfant ! Réfléchissons aussi à la portée du verbe « faire ». Le Larousse en offre une trentaine de propositions. Je n’en ai retenu que cinq :

Constituer par son action, son travail, quelque chose de concret à partir d’éléments, ou le tirer du néant ; fabriquer ; réaliser, créer : On fait le pain avec de la farine. Faire un film.

Produire, créer, provoquer quelque chose, en parlant de quelque chose : Le bois fait de la fumée en brûlant.

Fournir un produit agricole : Ici, dans le Gâtinais, on fait du maïs, de l’orge, de la betterave ou encore du colza.

Faire le commerce d’un article, proposer à la clientèle une marque, un service, etc. : Crémier qui fait aussi les fruits.

Être à l’origine de quelque chose : L’union fait la force. Il fera votre bonheur.

Comme on ne gère pas un enfant, on ne le fait pas plus. Ou alors il s’agit encore d’un raccourci et faire un enfant voudrait dire qu’il est une émanation tangible de l’amour que ressentent deux êtres qui s’unissent physiquement.

Cessons de « faire » nos enfants. Abandonnons le souhait de les « gérer ». Nous ne sommes ni des ouvriers de la conception, ni des gestionnaires des enfants. Concevons-les dans l’amour. Aimons-les. Respectons-les. Bornons leur chemin et laissons-les s’envoler quand ils sont prêts !

Le poète Khalil Gibran parle magnifiquement bien de notre rôle de parents. Je relis ce texte très régulièrement et je le donne à lire à certaines de ces mamans angoissées, perdues, en quête, parfois désespérée, de maîtrise qui viennent me voir.

Et une femme qui portait un enfant dans les bras dit,
Parlez-nous des Enfants.
Et il dit : Vos enfants ne sont pas vos enfants.
Ils sont les fils et les filles de l’appel de la Vie à elle-même,
Ils viennent à travers vous mais non de vous.
Et bien qu’ils soient avec vous, ils ne vous appartiennent pas.

 

Vous pouvez leur donner votre amour mais non point vos pensées,
Car ils ont leurs propres pensées.
Vous pouvez accueillir leurs corps mais pas leurs âmes,
Car leurs âmes habitent la maison de demain, que vous ne pouvez visiter,
pas même dans vos rêves.
Vous pouvez vous efforcer d’être comme eux,
mais ne tentez pas de les faire comme vous.
Car la vie ne va pas en arrière, ni ne s’attarde avec hier.

 

Vous êtes les arcs par qui vos enfants, comme des flèches vivantes, sont projetés.
L’Archer voit le but sur le chemin de l’infini, et Il vous tend de Sa puissance
pour que Ses flèches puissent voler vite et loin.
Que votre tension par la main de l’Archer soit pour la joie;
Car de même qu’Il aime la flèche qui vole, Il aime l’arc qui est stable.

Anne-Lorraine Guilllou-Brunner

 

 

 

 

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