Jeudi dernier, je quitte la maison. Un sentiment étrange m’habite. Je ne suis pas partie depuis trois mois, depuis notre semaine en mars dans un Paris confiné, triste, gris et froid. La maison me retient prisonnière du plateau. Auprès de Muguette, je parviens à ressentir une forme de liberté. Muguette, c’est un peu comme un jardin secret que je me plais pourtant à partager. Le train file en direction de Paris. L’ambiance est feutrée. Le soleil revient.
Les filles dormaient encore quand je suis allée leur dire au revoir. Louis m’a serrée dans ses bras avant de partir au collège et m’a dit : »Quatre jours, c’est long! ». Ma soeur et ses enfants ont la gentillesse de m’accueillir. Je vais essayer de me vider ma tête de tout ce qui l’encombre à longueur de semaine et de journée. Une passagère vient de passer à ma hauteur laissant dans son sillage une odeur fraîche de cédrat. Je vais m’attacher à ne plus penser aux lunettes de Louis qui se sont cassées hier, aux premiers résultats de Parcoursup, à Cookie qui ne sait pas encore faire fonctionner la chatière, à la chaudière qui s’éteint plusieurs fois par jour, au pique-nique de Victoire dimanche, aux épreuves du bac qui se rapprochent et à l’installation à venir de notre ainée dans sa vie d’étudiante.
Comme beaucoup de femmes qui ont durablement mis leurs enfants au coeur de leur vie, je réalise que je ne sais plus penser à moi, que ce que je suis est dilué dans la vie des autres. Maintenant que le trio grandit, marche avec confiance vers son indépendance et qu’à la rentrée, il ne restera plus que Louis à la maison, je dois repenser mon existence et reprendre des forces.
Cinquante minutes pour gagner Paris, c’est vraiment rapide et, pourtant, je n’arrive pas à y aller comme je le souhaiterais. Cela finira par changer. Il fait un temps magnifique. C’est merveilleux de voir les tables devant les terrasses, de penser à cette vie qui reprend dans les salles obscures, sur la scène des théâtres, dans les fosses d’orchestre. La joie est palpable chez les serveurs, le personnel des musées et les vendeurs. En milieu de matinée, j’arrive chez ma soeur qui habite dans le dix-huitième arrondissement, au métro Lamarck-Caulaincourt. Je dépose ma valise et nous allons boire un café à la terrasse ensoleillée d’un restaurant bio. Le quartier regorge de petits restaurants ou de salons de thé qui jouent la carte du sain et du frais. Ils me rappellent ceux que nous avions découverts lors de notre étape de deux mois en Nouvelle-Zélande.
Tandis que ma soeur rentre travailler, je marche jusqu’à la place Colette. A 14h00, je retrouve notre maman devant le Louvre des antiquaires. J’ai le temps de m’acheter un sandwich et d’aller le manger assise dans les jardins du Palais-Royal. Je m’amuse à regarder passer les gens et à deviner leur métier en détaillant leur tenue. L’ambiance est à la fête. Après ces longues semaines d’un temps gris associé au manque cruel de liberté, on sent combien chacun est avide de soleil, de lumière, d’air et d’espace. Comme je suis heureuse de retrouver notre maman que je n’ai pas revue depuis le mois de mars! Nous allons marcher dans le jardin des Tuileries où iris et pivoines sont magnifiques. Les corps s’exposent autant que possible aux rayons du soleil. Au musée des arts décoratifs, l’exposition « Luxes » raconte comment, de l’antiquité à notre époque, le luxe a été pensé. Avec la jauge réduisant le nombre de visiteurs à 35%, c’est justement un luxe de se promener dans les différentes salles de l’exposition. C’est si agréable d’avoir de la place, de pouvoir lire les cartouches et de prendre son temps! Une malle transatlantique conçue par la maison Vuitton retient mon attention. Elle contient plusieurs tiroirs en cuir dans lesquels venaient se loger des paires de chaussures.
Nous regagnons Montmartre et, avec ma soeur, allons chercher Charlotte à la sortie de la garderie. Elle est ravie de nous découvrir devant son école. Nous allons dans le petit square où des jeux et un bac à sable permettent aux enfants de se dépenser. Ma soeur retrouve des parents. Vingt fois, trente fois, Charlotte essaie de remonter le toboggan en sens inverse. Après un apéritif, notre maman rentre chez elle. Valentin a la gentillesse de me céder sa chambre. Miyu, la soeur de Cookie, n’est pas très rassurée de me voir. La veille de mon départ, enfin, elle me laissera la caresser. Dans la nuit, j’entends un train siffler et, le matin, ce sont les pigeons qui roucoulent et s’envolent dans de grands battements d’aile.
Vendredi, avec ma soeur, nous allons découvrir la toute première rétrospective consacrée à Coco Chanel à Paris. Certainement, ses amitiés avec l’occupant pendant le seconde guerre mondiale et ses positions franchement antisémites expliquent qu’il ait fallu que le temps passe avant qu’un musée rende hommage à son talent immense. Les manteaux me plaisent particulièrement. Le caractère massif des bijoux tranche avec l’élégance sobre des robes. Sur la place du Trocadéro, les terrasses sont prises d’assaut et le bruit de la circulation ne donne pas envie de s’attabler. De toute manière, nous avons ce quartier sans âme et prétentieux en horreur. Nous pique-niquons à l’ombre de grands arbres non loin de l’esplanade du Trocadéro. Devant la nouvelle installation de JR, une file s’est improvisée. On se fait prendre en photo entrain de sauter au-dessus du grand canyon que la tour Eiffel fait mine d’enjamber.
Ma soeur part à Montreuil retrouver des amis comédiens pour une lecture. Je vais à mon rendez-vous bi-annuel à la Pitié. J’attends presqu’une heure dans la salle d’attente. Il fait très chaud. J’ai oublié mes lunettes pour lire. J’en suis réduite à être seulement dans l’attente et à méditer sur le sens du mot « patient ». Un patient doit faire preuve de patience dans le processus de guérison. L’endocrinologue me raconte que son fils et sa future femme ont repoussé leur mariage en Grèce continentale à l’année prochaine. En sortant, j’offre à ma soeur d’aller chercher Charlotte à l’école. Comme je ne suis pas sur la liste des personnes autorisées à venir la récupérer, Valentin m’accompagne. Charlotte porte fièrement le cadeau qu’elle a tendrement préparé pour la fête des mamans et que je confie à son grand frère tandis que nous partons au square. De retour chez eux, Charlotte tend son cadeau à sa maman: un tablier en coton écru qu’elle a décoré avec un grand coeur et deux tournesols, une carte et un adorable poème qu’elle lui récite. Comme ces cadeaux sont magiques! Je me rappelle tous ceux que les enfants m’ont offerts et qu’ils n’ont jamais eus la patience de garder jusqu’au dimanche.
Samedi, tandis que Virginie et Valentin sont chez le médecin, Charlotte et moi allons dans un parc situé rue Marcadet. Balançoire, araignée, toboggan, mur d’escalade: Charlotte est infatigable. Pendant un long moment, nous nous amusons à nous lancer sa poupée dont la longue chevelure rouge attire les regards des autres enfants. J’observe toute cette jeunesse. Dans le bac à sable, une petite fille se laisse prendre ses jeux sans riposter quand une autre les défend bec et ongle et qu’un petit garçon est ravi de construire avec son papa un château. Charlotte a retrouvé Lucie, une petite fille de son âge qui est dans son école. Les deux demoiselles sont aussi intrépides l’une que l’autre. Ce parc est une véritable tour de Babel: on y parle anglais, allemand, néerlandais, espagnol ou arabe.
L’après-midi, direction la Ménagerie du jardin des Plantes. Nous y sommes souvent allés avec les enfants. C’est Charlotte qui tient fermement le plan que nous ne suivons pas. Comme il fait chaud, la plupart des félins et des grands singes font la sieste. Nénette, la doyenne des orangs-outans, elle, s’offre à la vue des promeneurs. Elle fêtera cette année ses 52 ans. C’est un très grand âge pour un orang-outan et Nénette bénéficie de nombreux soins vétérinaires. A mes côtés, une dame, charmante, est intarissable sur Nénette. Elle s’est amusée à reconstituer son arbre généalogique. C’est une vraie passionnée. Ce sont les binturongs ou « chats-ours » et les pandas roux que nous observons le plus longtemps. Charlotte, elle, préfère les petits chevaux mongoles de Przewalski. Tandis que Virginie, Valentin et Charlotte repartent de l’autre côté de la Seine, je vais retrouver une amie d’enfance, marraine de Céleste, que je n’ai pas vue depuis un an. Près de l’église Saint Médard, nous arrivons à trouver une table chez un glacier. Parfum pêche de vigne pour l’une et yuzu pour l’autre. Nos échanges portent surtout sur les enfants, la culture et l’absence de projet de grandes vacances. Soline me raccompagne jusqu’au métro Jussieu. Encore un apéritif aux Abbesses avec ma soeur, des pizzas à emporter et la journée s’achève.
Dimanche, le ciel est toujours aussi bleu. Tous ensemble, nous allons visiter l’exposition que le musée Montmartre consacre à Raoul Dufy. Je n’avais jamais poussé la porte de ce musée composé de deux maisons et possédant un grand jardin imaginé en hommage à Renoir. Nous tombons sous le charme de la palette si vivante de Dufy qui fut non seulement peintre mais aussi décorateur, illustrateur, céramiste, graveur, créateur de tissus, de tapisseries et de mobilier. Avec sa toile intitulée « La fée électricité », Dufy a longtemps détenu le record mondial de la plus grande oeuvre. L’atelier que Suzanne Valandon, Maurice Utrillo et André Utter ont occupé est magnifique et la vue sur Paris incroyable!
Après avoir bu un café « Chez Ginette », nous retrouvons notre maman dans le jardin du Luxembourg, près des poneys. Les trois générations n’ont pas été réunies depuis Noël. Charlotte est ravie de monter sur un poney et de faire un grand tour à l’ombre des arbres. Ensuite, elle s’envole dans les airs avec une balançoire et demande une barbe à papa. Ce n’est pas tant le goût de la barbe à papa qui plaît à Charlotte que le fait que le volume fonde si vite dans la bouche. Charlotte s’installe un long moment sur le bassin où des voiliers, poussés par le vent, avancent à vive allure. Charlotte est fascinée par les gros poissons moustachus qui se pressent pour avaler des petits bouts de croissant. Le temps se suspend. Je pense à ces générations d’enfants qui se sont succédées, depuis deux cent ans, autour de ce bassin pour y éprouver la même joie.
Un rafraîchissement à la terrasse ombragée du Rostand. Charlotte boit sa grenadine cuiller après cuiller. Le bruit des voitures est très pénible. Notre maman repart. Nous regagnons le métro à Notre-Dame-des-Champs. Charlotte est fatiguée. Elle voudrait que sa maman la porte mais sur une longue distance ce n’est pas possible. Alors, la petite fille aux boucles d’or se met à bouder. Dans sa jolie robe tablier, elle avance les mains dans le dos et la tête baissée plusieurs mètres derrière nous. Devant la boutique du fleuriste, elle constate que les grosses marguerites colorées qui lui avaient tant plu ont disparu. Dans le métro, sur les genoux de sa maman, le visage enfoui dans son doudou, elle s’endort. Un magnifique bouquet de pivoines attend ma soeur. Délicate pensée de sa grande fille et de son fils.
Pour moi, le séjour prend fin. Lundi matin, je reprends le train. Je termine ma chronique avec cette phrase de Roland Dorgeles parlant de Raoul Dufy: « C’est là que j’ai surpris le secret de Raoul Dufy. Il ne travaillait pas, il s’amusait. Il chassait les couleurs comme d’autres chassent les papillons. »
Anne-Lorraine Guillou-Brunner