Chronique d’une évasion capitale et colorée

Pas de séjour à Paris depuis une halte rapide en rentrant de Reims où notre cadette démarrait sa vie étudiante fin août. J’avais immortalisé la silhouette de notre petite nièce, Boucle d’Or, debout sur le canapé et guettant derrière le rideau l’arrivée d’Antoine, l’amoureux de sa grande cousine. Notre ainée n’avait pas encore déménagé ses affaires de la chambre qu’elle avait eue la chance d’occuper pendant deux ans chez sa tante et qui avait été avant celle de sa cousine. Plus tard, Stéphane, Céleste et Antoine avaient aidé ma soeur à repenser l’espace dans son appartement. Les portes séparant les deux pièces donnant sur la rue avaient été ouvertes. La chambre avait disparu devenant une salle à manger. Céleste et Antoine avaient emménagé à dix minutes à pied. En deux ans, Céleste et Charlotte avaient noué des liens très forts dépassant les liens unissant traditionnellement une grande et une petite cousine. Céleste pourrait facilement venir s’occuper de Boucle d’Or.

Jeudi dernier après que mon dernier patient soit parti, je rejoins la gare et prends place dans un Intercité qui mettra 50 minutes à rallier Paris. La nuit est déjà tombée. Les lumières blanches du train à deux étages fatiguent les yeux. Presque tous les voyageurs ont la tête baissée au-dessus de leur téléphone portable, ce prolongement d’eux-mêmes, cette extension de leur mémoire, ce bout de monde transportable partout. Depuis l’attaque terroriste du Hamas et la riposte implacable d’Israël, on oublie l’Ukraine et les milliers de migrants jetés dans des embarcations vétustes. Le monde est souffrant et, dans ces moments-là, on a envie de croire en la victoire d’une équipe de rugby sur son sol qui, le temps des matchs, sert d’antidote à la violence. Dimanche soir, à un point près, le XV de France s’inclinera devant les Springboxs et Antoine Dupont ne retiendra pas ses larmes. Nombreuses ont été les voix juives à s’élever pour condamner les atrocités commises des deux cotés. Je pense particulièrement au pianiste et chef d’orchestre israélo-argentin, Daniel Barenboim qui avait créé avec son ami le philosophe américano-palestinien Edward Saïd le West-Eastern Divan Orchestra en 1999. En 2015 a été fondée à Berlin la Barenboim-Saïd Akademie. Les trois quarts des étudiants viennent d’Israël, du Liban, d’Egypte, d’Iran, de Jordanie ou de Palestine. L’objectif poursuivi par Daniel Barenboim et Edward Saïd était de rapprocher les peuples grâce à la musique. Si depuis l’attaque du Hamas, les étudiants de l’Akademie s’interrogent beaucoup, ils se réuniront lundi prochain à Berlin pour un concert, comme un message d’unité, sous la baguette de Daniel Barenboim.

Il est 21h00 quand je descends du train. Je tire ma petite valise rouge en direction de l’entrée du métro. L’air est aussi doux qu’en plein été. La vie est là partout aux terrasses bondées des cafés, dans les rues. Les gens profitent à plein de cette chaleur si désarmante pour un mois d’octobre. Beaucoup de monde dans le métro. descendue à Lamarck, toujours cette ambiance de grandes vacances qui n’auraient jamais de fin. En arrivant, j’ai la joie de voir Boucle d’Or venir se blottir dans mes bras, ses petits pieds dansant sur les lattes du parquet. Il est déjà tard. Vite elle rejoint son lit, celui qui fut durablement celui de son frère. Il veille sur son sommeil. Sa maman a la gentillesse de me laisser son lit ce qui me gène beaucoup mais Boucle d’Or est enchantée que sa maman dorme avec elle! Miyu, la chatte de la maison et soeur de notre Cookie ne s’y trompe pas et déserte la chambre de ma soeur pour aller la retrouver dans celle de Charlotte. Quelques échanges autour d’une infusion et nous allons nous coucher.

Vendredi, jour de grève. Le métro circule normalement mais, à l’école, le service de la cantine n’est pas assuré. Comme ma soeur travaille, je me propose d’aller chercher sa fille, de la faire déjeuner et de la raccompagner. Le matin, je marche jusqu’à la place du Tertre. Je commence par longer les beaux immeubles de l’avenue Junot. Je marque un arrêt habituel devant la statue de Monsieur Dutilleul, surnommé Passe-Muraille et imaginé par Marcel Aymé. La stature a été réalisée par Jean Marais en 1989. Cette sculpture illustre le moment où Monsieur Dutilleul perdant son don de traverser les murs se retrouve prisonnier de l’un d’entre eux, rue Norvins, à Montmartre. A chaque fois que je passe devant la statue, je lui serre la main ne désespérant pas de rendre à Monsieur Dutilleul sa liberté. Le quartier, très touristique, est encore très calme. Place du Tertre, les peintres et les caricaturistes échangent dans des cafés après avoir installé les chevalets.

Je suis l’une des premières à arriver devant l’école. Des mamans sont installées à un bureau dehors. Elles tiennent le bureau de vote pour l’élection des parents d’élève. Voici quelques jours, j’ai mis sous enveloppe 140 bulletins en deux heures au lycée. On compte 70 enveloppes par classe. C’est long et fastidieux. Peu de temps avant, nous avion vu L’établi, film réalisé par Mathias Goklap. Il raconte comment des universitaires militants d’extrême gauche se sont mêlés aux ouvriers à la chaine de chez Citroen pour les pousser à la grève dans les mois suivants mai 1968. Swan Arnaud est remarquable en Robert Linhart, sociologue, philosophe, maitre de conférences à l’université Paris VIII. Je pense à ce que les heures à la chaine représentent pour des êtres humains tandis que je répète les mêmes gestes pendant seulement deux heures.

Les enfants sortent classe par classe. Cela fait une éternité que je n’ai pas assisté à la sortie des classes. C’est fascinant de voir combien un enfant se transforme du CP au CM2. Grand écart entre l’enfance et la pré-adolescence. La classe de Boucle d’Or sort en dernier. Elle me trouve vite dans la foule, marche vers moi, prend ma main avant de la lâcher pour rejoindre son amie Iko et dévaler avec elle la rue. Besoin de se dégourdir les jambes. C’est le dernier jour de l’institutrice. Enceinte, elle commence son congé maternité. Pas évident pour des enfants de CP de changer d’enseignant. Après le déjeuner et avant de regagner l’école, nous disputons deux parties de sept familles. Ce sont des Monsieur Madame en vacances à la montagne, au camping, à la campagne, à la plage, à la mer ou en voyage. A 13h20, Boucle d’Or disparait derrière la large porte. Je ne la vois plus. L’école l’a avalée. Je me rappelle du denier jour au centre aéré accueilli dans l’école maternelle, l’émotion des équipes qui avaient veillé sur les enfants et les voyaient partir pour la grande école, l’espoir de les revoir, les centaines d’heures de jeux, d’histoires, de déguisements et de coloriage.

Le soir, ma soeur rejoint l’une de ses amies au théâtre. Céleste et Antoine viennent diner avec nous. Ils ne restent pas longtemps. Antoine travaille le samedi. Charlotte va chercher un livre dans la bibliothèque. Je me glisse dans son lit. Je commence à la raconter mais la petite fille m’interrompt et me demande de faire comme sa maman: changer ma voix de manière plus marquée en fonction des personnages. Pas simple de passer après une comédienne! Je fais de mon mieux. Charlotte rit. Je l’ai souvent écrit: raconter des histoires à nos enfants longtemps encore après qu’ils aient su lire a été une grande source de joie. Quand leur papa était absent, cela nous occupait une heure. Il m’arrivait, en hiver, d’avoir du mal à quitter la chaleur d’un petit lit.

Samedi, dans la matinée par une belle journée, nous voici remontant l’avenue du Président Wilson en direction du palais de Tokyo. J’ai toujours eu ce quartier en horreur avec ces grands axes impersonnels et sa place du Trocadéro ouverte aux quatre vents. Nous entrons vite dans les salles dédiés à une grande rétrospective de l’oeuvre de Nicolas de Staël, un homme qui aura semblé toujours hésiter entre le figuratif et l’abstraction. Les souvenirs que j’ai conservés d’une exposition qui lui était consacrée à la fondation Maeght à Saint Paul de Vence l’été 1991 sont toujours vivaces. Je découvrais ce peintre et j’étais éblouie par sa capacité à faire jaillir la vie avec des aplats de couleurs. Au début, l’oeil ne voyait pas ce que le peintre avait voulu représenter et petit à petit les personnages et les objets se faisaient jour comme par magie. Au printemps 2003, j’étais avec notre maman au centre Pompidou et, à nouveau le charme opérait. J’avais été fascinée par une immense toile représentant un orchestre dans des tons de gris, de blanc, de noir et de vert. Il est présent au palais de Tokyo. Ma soeur explique à sa fille ce qui ne s’offre pas à la vue de prime abord. Charlotte s’amuse à prendre les toiles en photo. Je connaissais mal l’histoire de Nicolas de Staël. Je me demande de quoi ses parents sont morts la même année en 2019, sur qui il a pu transférer une tendresse filiale et s’il se serait donné la mort en pleine gloire à l’âge de 41 ans si sa première compagne, le peintre Jeannine Guillou, maman de sa fille ainée Anne n’était pas morte après avoir subi une interruption de grossesse thérapeutique. Anne parle avec un infini respect de Françoise Chapouton qui fut la seconde femme de son père et lui a donné Laurence, Jérôme et Gustave. Alors qu’il a une famille stable, il s’éprend follement d’une femme mariée, Jeanne Polgue-Mathieu et, pour la première fois de sa vie aime plus qu’on ne l’aime. Comme Jeanne le repousse et qu’il se sent dépassé par la gloire qu’il n’a finalement pas vraiment cherché, il préfère se jeter dans le vide depuis la terrasse de la maison qu’il occupe à Antibes. Le géant succombe à 41 ans. Anne a 13 ans et Gustave un an.

En regagnant la butte Montmartre, nous voyons dans les rues des gens déguisés dont deux jeunes filles couvertes de ballons. Elles sont transformées en grappes de raisin. Nous avons loupé le Grand Défilé organisé pour célébrer la 90ème fête des vendanges. Plus de cinquante confréries de France et d’ailleurs se réunissent. Traditionnelles, vineuses ou gastronomiques, elles déambulent dans les rues pavées du quartier, depuis les vignes du Clos Montmartre jusqu’à la Mairie du 18e. Les confréries sont accompagnées des habitants ainsi que des associations sportives et culturelles de l’arrondissement. Le Grand Défilé rassemble 1300 participants dans une atmosphère pacifiste et intergénérationnelle. Un accompagnement spécifique a été pensé en partenariat avec les Souffleurs d’Images à destination des publics malvoyants et non voyants. Le service développe une médiation humaine et personnalisée. Un souffleur bénévole, lui-même étudiant en art ou artiste, décrit et souffle à l’oreille du spectateur aveugle ou malvoyant, les éléments qui lui sont invisibles le temps du spectacle.

Le soir, ma soeur est invitée à un anniversaire et Boucle d’Or et moi marchons jusqu’à l’appartement de Céleste et Antoine. J’ai glissé dans mon sac le jeu des sept familles. Tandis que le jour décline, que les Irlandais vont rencontrer les All Blacks, l’avenue de Saint-Ouen est très animée. Céleste et Antoine sont très bien installés. C’est un sentiment curieux pour moi, maman, de voir notre aînée installée avec son copain. Les pages n’en finissent pas de se tourner et les nouveaux chapitres de s’écrire. J’ai bien fait d’emporter le jeu car nous nous amusons beaucoup! La pluie commence à tomber et le vent s’est levé quand Charlotte et moi revenons sur nos pas. Boucle d’Or me fait observer que l’avenue est triste maintenant que tous les commerces sont fermés. Au moment de fermer les yeux, dans son petit lit douillet, Charlotte s’inquiète de savoir si sa maman viendra l’embrasser en rentrant de sa soirée. Nous laissons la lumière de la table de chevet allumée.

Notre dimanche s’écoule tranquillement entre la magnifique exposition des derniers tableaux si lumineux peints par Van Gogh à Auvers-sur-Oise dans les mois précédents sa mort, un déjeuner italien rue de Bellechasse, une flânerie dans Paris avec une traversée des Tuileries dans les allées desquelles s’exposent des oeuvres d’art contemporain qui, parfois, prêtent à rire, une longue étape dans un rayon de la Fnac consacré aux coloriages pour adultes et un apéritif avec une amie de ma soeur. Tandis que nous admirions les toiles si lumineuses de Van Gogh au milieu de nombreux visiteurs, je pensais à tous ces artistes incompris de leur vivant, morts dans la détresse et la précarité. Le pauvre Van Gogh écrivait même qu’il serait heureux que ses toiles soient exposées dans un café! Un documentaire diffusé par Arte permet de comprendre le rôle essentiel joué par la femme de Théo, marchand d’art mort peu de temps après Vincent. A 27 ans, Johanna Van Gogh est veuve, sans métier et maman d’un petit garçon. Elle retrouve la Hollande, ouvre une maison d’hôtes et honore la promesse faite à son mari: faire en sorte que le travail de Vincent soit reconnu. C’est une vraie croisade que cette jeune femme animée par une volonté farouche va mener pendant de très longues années sans jamais renoncer. Et elle aboutira. Un très beau documentaire diffusé sur Arte retrace son combat. En voici le lien:

https://www.arte.tv/fr/videos/110296-000-A/van-gogh-deux-mois-et-une-eternite/

Lundi, un peu avant 7h00, dans un couloir du métro Bercy, mon regard est attiré par un extrait quelques lignes écrites par Colette et extraites de La naissance du jour. Si je n’ai jamais aimé la laisse qui entrave l’animal dans sa liberté, est le rappel de sa soumission à l’homme, j’ai été très touchée par le début du texte. Notre train arrive à quai avec 45 minutes de retard. Je tremble encore comme une feuille quand je monte dans ma petite voiture.

Ce soir, cela faisait une semaine que je retrouvais Paris, ma soeur et sa petite fille. Les nuits sont de plus en plus longues. Si le matin, les chevreuils sont dans les champs, les yeux ne les perçoivent plus. Ils ne font que les deviner étendus sous le pommier dans l’herbe humide. Il fait encore étonnamment doux pour un mois d’octobre grignoté en sa moitié. La pluie devrait venir rafraîchir les sols et donner aux champignons des sous-bois une chance de pousser leurs chapeaux vers la lumière. En sophrologie analytique, on demande aux patientes et aux patients ayant besoin de gagner en confiance de se fondre dans la fleur de leur choix et d’en vivre le cycle de la graine dans le sol froid à l’éclosion dans le soleil printanier.

Bonne fin de semaine!

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

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