Chronique bouleversée et poreuse autour de deux livres

Le petit Robert propose deux définitions du mot poreux: Qui présente une multitude de pores, de petits trous (matière minérale, poterie, etc.). Au figuré Perméable, qui permet l’échange, l’influence. Des frontières poreuses.

Qu’on soit ou pas hypersensible, on sait que la fatigue et les préoccupations nous rendent tous poreux à des degrés divers. Les hypersensibles sont souvent décrits comme des écorchés vifs. Faute de protection, ils absorbent tout. La fatigue rend poreux. On ne parvient plus à trouver la juste distance avec les êtres et les situations. On a vit les larmes au bord des yeux, mal au ventre, une respiration saccadée. Il m’est arrivé de fondre en larmes à la vue d’une personne âgée qui me semblait souffrir d’isolement, d’un enfant malheureux devant son école ou d’un animal perdu. Je pleure aussi, parfois, avec mes patients.

Avant les vertiges qui m’ont terrassée, fin mai 2022,  après un séjour en montagne, au-dessus de Briançon, et les problèmes d’épaule depuis l’automne, j’avais eu cette chance immense de ne jamais être malade ou douloureuse dans la durée. La douleur, chez moi, avait surtout été morale. Je ne reviendrai pas sur mon voyage en anorexie, ma dépression en terminale, deux burn-out en 1998 et 1999 et mon épisode de décompensation ayant provoqué plusieurs phases d’hypomanie après la mort de notre père. La dernière étant survenue en 2009. Ce sont des aiguilles posées dans mes oreilles par l’un des beaux-frères de mon mari qui m’avaient permis alors de renouer avec le sommeil et l’appétit. J’aurais adoré que Bruno m’initie à l’auriculothérapie. Avant de fermer son cabinet de médecin généraliste, il avait cherché à transmettre son savoir à de jeunes médecins mais il fallait beaucoup de temps pour assimiler une approche si empirique et passant par des ressentis très subtils du pouls du patient réagissant aux matériaux exposés au-dessus de son corps. Un 25 décembre, Bruno me faisait m’allonger en travers de notre lit sur un drap blanc et ne me posait aucune question. Il était essentiel que les ressentis qu’il aurait de mon pouls ne soient pas faussés par mon analyse. Le diagnostic tombait: le corps calleux n’assurait plus les échanges entre les deux hémisphères de mon cerveau. Pendant de longues semaines, j’avais mené une vie en apparence tout à fait normale en ne dormant qu’une heure par nuit. Je n’étais jamais fatiguée, ne cédais à aucune forme d’impatience, écrivais la nuit les deux semaines pendant lesquelles Stéphane était en Roumanie. Je ne mangeais presque plus. Je brûlais d’un feu intérieur qu’il fallait à tout prix éteindre. Après cet épisode dangereux, j’ai décidé que cela n’arriverait plus. Je me suis ensuite formée à la sophrologie. Stéphane a cessé ses longs séjours roumains. J’ai ouvert le cabinet. Fantôme est arrivé dans notre vie. J’ai appris à communier avec la nature.

Plus la recherche progresse et plus on pense que les troubles psychiques ont une origine génétique. C’est possible mais il me semble évident que le bain familial joue considérablement sur l’équilibre des futurs adultes. Si vous grandissez dans une famille dysfonctionnelle où la violence verbale et/ou physique est présente, que vous ne pouvez pas vous laisser aller à un sommeil profond, qu’on vous dénigre, qu’on vous étouffe, qu’on ait pas de projet pour vous, que vous soyez sommés de garantir l’équilibre de votre famille, de prendre soin d’un parent physiquement ou psychiquement malade, forcément, cela va vous atteindre et provoquer des manques ou des fragilités. Récemment, sur Instragram, Diane, professeur et sophrologue, a posté sur son compte l’image d’un arbre tiré du magnifique livre de Peter Whohlleben La vie secrète des arbres, ce qu’ils ressentent, comment ils communiquent paru en 2015 et régulièrement réédité. Il s’agissait d’un arbre jeune qui avait été obligé de pousser avec un tronc tordu pour trouver la lumière que les grands arbres alentour lui ôtait. Ce petit arbre avait eu envie de vivre. Il avait trouvé en lui les ressources pour pousser mais à quel prix! Il m’a tout de suite fait penser aux enfants qui grandissent dans des familles déséquilibrantes. Les enfants atteignent l’âge adulte mais ils ont grandi de travers. Adulte, un enfant tordu, bancal, ne s’en rend pas compte tout de suite. Un jour, à la faveur d’une situation difficile, il peut brutalement décompenser. C’est comme une bombe à retardement qui explose.

La psychiatrie est un univers qui m’est très familier et je pense que si je n’avais pas rencontré un homme pour borner mon chemin, n’avais pas eu trois enfants, un merveilleux compagnon poilu et une vie à la campagne, mon équilibre aurait été précaire. J’en ai une conscience forte. Parfois, c’est par le renoncement à une forme de liberté qui pourrait nous emmener sur des rives dangereuses qu’on se canalise. Je crois, malheureusement, que tous les esprits différents doivent sacrifier une part de leur liberté pour tenir le cap. C’est dur de faire le deuil de phases hautes, de l’énergie d’une grande ville. Après, si notre père n’était pas mort et si j’avais continué dans une carrière universitaire qui m’aurait permis de m’épanouir au contact de mes étudiants, plus, je pense, que de mes collègues juristes, est-ce que j’aurais trouvé mon équilibre? Je ne le saurai jamais. Cela restera une énigme.

Dans le Vercors, j’avais réussi à lire deux romans qui m’avaient énormément plu: L’île des âmes de Piergorgio Pulixi et Blizzard de Marie Vingtras. Depuis, j’ai commencé plusieurs livres sans jamais réussir à en terminer un seul. Et puis, en deux jours, j’en ai lu deux qui m’ont bouleversée: S’adapter de Clara Dupont-monot et Charge de Treize. Je devais avoir déjà souvent entendu Clara Dupont-Monot sur les ondes de France Inter sans avoir fait attention. Elle a commencé très tôt sa carrière de journaliste de presse écrite avant de rejoindre le navire amiral: la maison de Radio France. Dans ce livre qui n’est pas son premier et a obtenu plusieurs prix littéraires, elle raconte la vie d’une famille contrainte de s’adapter après la naissance d’un enfant handicapé qui mourra à l’âge de dix ans. Cette naissance fait jouer tous les équilibres de cette famille qui, au début, est composée d’un couple de parents, d’un fils ainé et d’une fille cadette. La soeur vénère son grand frère qui mène la bande des cousins dans la nature cévenole. La naissance de ce petit frère différent va briser les liens unissant le grand frère à sa petite soeur. Le grand frère devient un parent bis pour ce petit frère. D’instinct, il s’en occupe dans le souci de soulager les parents qui doivent sans cesse courir les cabinets médicaux, les administrations, les centres. Il développe pour ce petit frère aveugle qui ne peut ni parler ni bouger un amour inconditionnel. La soeur, elle, jalouse, rejetée, déteste ce petit frère qui les marginalise et occupe tant de place. Elle grandit comme une herbe folle dans la colère et la recherche de limites pour se punir de ne pas être aimante. A la mort du petit frère, les parents auront un autre fils qui devra grandir dans l’ombre de celui qu’il n’aura jamais connu et essayé de deviner tout ce qui s’est joué dans sa famille. Ce livre, très autobiographique, est magnifique. Il est rare qu’un livre me fasse pleurer mais ce fut le cas. J’ai trouvé cela merveilleux que l’autrice fasse des pierres de la maison les narratrices de cette histoire très ancrée dans la foi protestante. Clara Dupont-Monod est une descendante de Jean Monod qui a donné à la France des esprits libres comme Théodore Monod.

De très nombreux passages du livre m’ont émue mais je citerai celui où il est question de ces religieuses qui prirent soin de l’enfant car la pouponnière n’y arrivait plus. Pour des protestants cévenols ayant connu les persécutions, il ne fut pas facile de confier un enfant à des « papistes ».  » Des années plus tard, il (le grand frère) comprendrait que ces femmes, elles aussi, étaient arrivées à un niveau inouï d’infralangage, capables d’échanger sans mots ni gestes. Qu’elles avaient compris, depuis longtemps, cet amour si particulier. L’amour le plus fin, mystérieux, volatil, reposant sur l’instinct aiguisé d’animal qui pressent, donne, qui reconnait le sourire de la gratitude envers l’instant présent sans même l’idée d’un retour, un sourire de pierre paisible, indifférent aux demains. »

Replongée dans une réflexion en lien avec la psychiatrie et l’antipsychiatrie développée notamment par Michel Foucault, j’ai lu d’une traite le premier livre de la slameuse Treize, Charge. J’ouvre le huis clos psychiatrique dont je vous donne à lire un extrait « Si je suis un coquillage, alors je crois que ma coquille est fêlé. Si j’étais un coquillage j’en serais un fêlé; si j’étais un animal j’en serais un blessé; si j’étais une couleur j’en serais une passée; si j’étais un mot j’en serais un qu’on a du mal à prononcer; si j’étais un lieu, j’en serais un qu’on ne sait pas situer; si j’étais un vers j’en serais un qui ne rime pas; si j’étais un fruit, j’en serais un qui ne se mange pas; si j’étais un chiffre j’en serais un qu’on a des difficultés à diviser; si j’étais une partie du corps j’en serais une qu’on ne peut pas opérer; si j’étais une chanson j’en serais une qu’on a du mal à retenir; si j’étais un fantôme j’en serais qui a du mal à revenir; si j’étais quelqu’un d’autre je serais morte. » En 121 pages, Treize fait le récit de sa deuxième décade sous camisole chimique et de ce jour où elle a supplié la psychiatre de ne pas la soumettre à de la sismothérapie car elle avait vu une jeune fille de quinze ans revenir de sa première séance. Treize ne nous épargne pas. Elle a raison! Dans un chapitre, elle évoque les pouvoirs hallucinants qu’ont les psychiatres sur les cerveaux et les corps (isolement, contention, sismographie…). Treize explique qu’elle a écrit un petit livre car les personnes sous médicaments en peuvent pas lire longtemps.

https://www.youtube.com/watch?v=p1LNpxTjzOk

Avant de lire le récit de Treize, j’avais vu le documentaire diffusé dans l’émission Infrarouge de France 2 intitulé Nos folies ordinaires. Dans ce très beau documentaire, on suivait le parcours d’Hana, Maximilien, Arnaud et Imelda souffrant tous d’un trouble psychique : schizophrénie, bipolarité, dépression grave ou encore trouble borderline. Ils ont consenti à raconter leur quotidien à visage découvert dans l’espoir de combattre les discriminations et l’ignorance. Dans ce documentaire très fort, j’ai découvert l’existence de la Maison perchée dont l’histoire est racontée de la manière suivante sur leur site: « L’histoire commence de plusieurs façons différentes selon nos parcours de vie… Mais il s’agit avant tout d’un alignement d’étoiles qui a mis sur la même route Victoria, Lucille, Caroline et Maxime en avril 2020, au coeur du confinement.

Nous avions tous entre 25 et 35 ans, et nous rêvions d’un monde où la folie n’est pas un crime, un tabou, une insulte ou un silence. Nous voulions un endroit pour faire briller nos sensibilités et nos expériences personnelles, aussi originales soient-elles. Nous avions besoin d’un lieu pour accueillir avec bienveillance, notre souffrance et celle de nos proches; d’un espace de rencontre, de débats, de révoltes, de changement et de paix.

Les hospitalisations de Maxime, Lucille et Victoria liées à leurs troubles psychiques ont souvent abouti à une errance et un isolement. Ils en sortent avec pour seule compagnie, des ordonnances à rallonge de traitements souvent nécessaires, mais ne suffisant pas. Le besoin d’accompagner leurs pairs dans une transition post-hospitalisation plus douce et bénéfique est alors devenu une évidence. En septembre 2020, La Maison Perchée s’est lancée et depuis l’équipe continue de s’agrandir! »

L’association cherche à recruter une personne pour ouvrir une antenne à Paris. J’aurais adoré le faire tant je ressens ce besoin de mettre mes compétences aux services de personnes souffrant de troubles psychologiques. En ouvrant mon cabinet dont les fenêtres donnent sur un plateau parcouru par des vagues céréalières, en devenant la sophrologue en sabots qui avait comme secrétaire admirable un berger australien, je n’ai jamais eu pour objectif de m’enrichir mais seulement de vivre décemment. J’aimerais quitter le plateau, remiser parfois mes sabots et aider dans un autre cadre. J’ai jeté des lignes. J’attends qu’elles bougent.

https://www.youtube.com/watch?v=WrnU-Ie4-Qs

Le manque de Fantôme est toujours vif. La glycine et le lilas commencent à fleurir. Sur la tombe de Fantôme, les pensées ont résisté au gel, à la neige, à la grêle, au vent du nord. Nous ne partons pas pendant ces vacances. Le Gard, le Ventoux, le Rhône, nos amis de Provence vont me manquer. Je ferai seulement un saut de puce à Paris pour voir ma famille. J’étais tentée par un très grand nombre d’expositions mais j’ai été obligée de faire des choix. Ce sera les femmes et l’impressionnisme au musée de Montmartre avec notre fille ainée, Léon Monet au musée du Sénat avec notre maman et Elliott Erwitt avec ma soeur. Paris sera à la pluie. Pas de terrasse ensoleillée. Pas de rêverie à la vue des arbres fleuris. Paris sera malgré tout une fête.

Bonnes vacances à celles et à ceux qui en ont.

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

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