Chronique d’un immense chagrin et d’une grande joie

Lundi 19, nous sommes sur le parking de la clinique vétérinaire avec Stéphane et Louis. Fantôme est étendu dans le coffre avec ce plaid dont je le couvre depuis qu’il a tant maigri. Je ne pensais pas qu’il serait son linceul. Je lui ai expliqué pourquoi nous étions là. Depuis hier, il reste sous la table de la terrasse qu’il affectionne tant au printemps quand la glycine se lance à l’assaut des canisses. Il ne gémit plus. Il ne tremble plus mais il ne peut plus se lever et refuse de manger et de boire. Le redoux a permis à Stéphane de creuser la terre du jardin près du magnolia. Au déjeuner, Céleste a tenté du poisson et il l’a pris en se léchant les babines. Ensuite, il a bu l’eau fraiche du seau. Son regard est profond et il brille de son éclat habituel mais ses yeux sont creusés. Son collier flotte autour de son cou. Combien de fois en douze ans avons-nous repassé au feutre noir son prénom, notre nom et nos numéros de téléphone? J’avais souvent peur qu’il ne s’enfuit mais alors que souvent la porte donnant sur le plateau restait ouverte il n’a fugué qu’une fois se mettant sur la piste d’une congénère dont les odeurs étaient particulièrement attractives. Stéphane et moi l’avions cherché une bonne heure. Il avait fini par rentrer et savait que nous n’étions pas contents.

Jamais vu autant de personnes à la clinique vétérinaire. J’avais eu une assistante au téléphone hier. J’avais demandé à venir à un moment où nous serions seuls. Je ne voulais pas imposer notre chagrin à d’autres parents deux pattes. En septembre, alors que j’allais chercher un comprimé anti-puces pour Cookie, un couple attendait sur le parking. J’avais tout de suite compris pourquoi ils étaient là et, la vétérinaire était venue administrer à leur chien étendu dans le coffre le tranquillisant. J’avais vu ce couple enlacé fondre en larmes. Sentant que l’émotion me submergeait et ne voulant pas les gêner, je m’étais écartée. J’avais repensé à la peine de nos parents à la mort de nos deux chiennes et à celle d’Iris, la chatte de ma soeur. Je me rappelais combien Valentin avait pleuré dans les bras de leur grand-mère quand sa maman l’avait appelé pour lui dire qu’il ne reverrait pas son chat. Il y avait aussi eu ma colère de comprendre dans quelles conditions barbares notre premier petit chat avait disparu. J’avais toujours redouté ce moment où Fantôme nous quitterait. Avec le recul, je sais que ce jour-là, en septembre, j’avais compris que ce moment approchait. Fantôme était d’ailleurs sans doute déjà bien malade sans que nous en ayons conscience et les vétérinaires ne semblaient pas inquiets quand nous consultions pour sa toux et ses maux de ventre.

Louis a tenu à nous accompagner. Il ne quitte pas Fantôme. J’échange avec les autres parents deux pattes. Un couple âgé se fait beaucoup de souci pour sa chienne qui peine désormais à se déplacer. Elle souffre de diabète. La dame tremble. Son mari lui prend la main. Je les écoute me parler de leur chienne assise à leurs pieds. Une quadra avec un très gros chien plein de poils qu’elle a été chercher dans un refuge comme son autre chien se joint à nous.  A l’intérieur, une dame avec le corgi de sa fille qui aurait dû mettre au monde ses premiers petits depuis deux jours. J’apprends que cette race a du mal à accoucher et que les césariennes sont fréquentes. On va lui administrer de la progestérone. Dans un box, le vétérinaire qui a fait son échographie à Fantôme et voulait pratiquer une biopsie. Il ne me dit pas bonjour. Il a pris ombrage d’un mail dans lequel je lui parlais de mon grand-oncle et parrain vétérinaire de campagne en Sologne. Il manipule sans ménagement le chien d’une dame âgée. Cela fait une heure que nous attendons. La quadra charmante qui recueille des animaux dans les refuges m’offre de prendre sa place. Le vétérinaire le plus âgé, le père de celui qui ne m’a pas saluée, celui qui avait opéré Fantôme quand il avait un peu plus d’un an et avait extrait le noyau de pêche qui aurait pu le tuer, me suit jusqu’à la voiture. Il injecte le tranquillisant. Il me semble que le temps s’arrête. Je comprends que Fantôme s’endort pour ne plus jamais se réveiller. Le vétérinaire revient et injecte dans la veine le produit qui va instantanément arrêter le coeur de notre lion. Ma vue se brouille en écrivant ces lignes alors qu’une patiente va bientôt se garer le long de la maison et que j’irai l’accueillir avec un grand sourire sous mon masque et que, certainement, elle ne constatera pas que Fantôme n’est pas avec moi derrière la porte. Le vent fait danser les poils doux de Fantôme. Nous nous serrons fort les uns contre les autres. Le monsieur et la dame s’en vont et m’adressent un geste de la main, un geste qui se veut réconfortant.

Pas un mot sur le chemin du retour. En se garant sur ce parking où nous ne verrons plus Fantôme se précipiter pour nous accueillir et nous témoigner sa joie de nous retrouver, les filles viennent l’embrasser. J’enfouis mon visage dans sa crinière. Je pourrais rester comme ça de longues heures. Stéphane et Louis transportent Fantôme dans le jardin. Cookie s’approche et monte sur le corps dissimulé par la couverture. Il le respire et s’en va. Victoire ne bouge pas. Les yeux bleus de Céleste sont rouges. Je vois Stéphane et Louis faire disparaitre le corps de mon plus fidèle compagnon, de mon quatrième enfant tout poilu, de celui qui a mis des couleurs dans ma vie matin après matin pendant douze ans. Je pense à notre père que nous n’avons pas enterré. J’ai envie de crier mais je ne peux pas. Tout se bloque en moi. Je dépose des jacinthes blanches et des bougies. Le soir, très tard, Louis pleure devant la tombe de Fantôme avec son papa et se libère d’un poids énorme qu’il portait en lui depuis sa petite enfance. Dans le Gard, notre maman qui aimait tant Fantôme et s’est si souvent occupée de lui avait déjà tout préparé pour qu’il soit le mieux possible dans la maison.

Le lendemain, nous partons tard. Nous laissons les enfants se reposer. Ils étaient tous si malheureux. Je range la disparition de notre Fantôme dans un coin de mon coeur. La voiture est pleine à craquer. C’est la première fois que notre petit chat fait un grand voyage. Il miaule jusqu’à ce que le véhicule soit sur l’autoroute. Cela fait douze ans que notre maman n’a pas réuni autour d’elle ses deux filles et ses petits-enfants dans la bonne et vieille maison de Pont où elle aurait pu naitre en aout 40 si notre grand-mère n’avait pas tenu à accoucher dans une maternité. Cette maison est entrée dans notre famille en 1870. Elle a été acquise par le grand-père paternel de notre grand-mère maternelle. Il était confiseur et traiteur. Son laboratoire est devenu la cuisine. Au moment des grandes fêtes, tous les enfants étaient mis à contribution. Notre arrière-grand-père s’occupait de couper la pâte des berlingots.

C’est moi qui ai formulé très tôt cette année le voeu que nous soyons réunis dans le Gard à Noël. Ces dernières années, nous avons surtout été dans l’Ain ou dans le Loiret. Notre maison est géographiquement bien située pour rassembler nos deux familles. Notre maman est arrivée voici une semaine. Elle a fait une route éprouvante avec de la neige, du brouillard et des déviations. Si la vieille chaudière parfois récalcitrante a démarré tout de suite, le gaz avait été coupé dans la rue. Il faisait dix degrés dans la maison. La vague de froid qui a traversé la France est derrière nous. Je n’aurais pas le temps froid et lumineux que j’espérais trouver et dont Fantôme raffolait. Il ne connaitra pas un nouvel hiver lui qui était taillé pour les températures négatives. Nous ne verrons pas nos amis. Ce très court séjour est familial.

Avant l’arrivée de ma soeur et de ses enfants, Stéphane et moi allons marcher au départ d’Aiguèze, ravissant village médiéval dominant l’Ardèche. Il fait très chaud. Charlotte est ravie de retrouver ses cousines. Valentin et Louis se retranchent dans leur chambre pour se raconter leurs secrets et échanger autour de la musique et du dessin. Notre maman a passé beaucoup de temps à préparer la maison pour que nous y soyons bien. Elle a sorti la vaisselle des jours de fête.

La veille du réveillon de Noël, nous partons tous en Avignon par le train que le Conseil général a remis en circulation et qui permet aussi de gagner Nîmes. C’est tellement plus pratique, économique, écologique et confortable que la voiture! Virginie qui a joué à plusieurs reprises pendant le festival connait très bien la ville. Nous allons revisiter le palais des Papes. Si les grands traversent le vieux bâtiment au pas de charge, avec Charlotte et ma soeur, nous sommes fascinés par la reconstitution des pièces que nous découvrons sur les tablettes. Dans la boutique, un potier nous montre comment étaient peints les carreaux et avec quels matériaux. Il a vu le livre sur la signification du tarot au Moyen-Age que ma soeur a acheté. En début d’année, il publie un livre portant sur la symbolique des végétaux, des animaux et des couleurs représentés à cette époque. Je m’offre une assiette représentant un poisson. Ce monsieur est passionnant. Déjà à Guédelon, avec Stéphane, nous avions longuement échangé avec une artiste-peintre fabriquant ses couleurs avec des pigments naturels utilisés plus tard pour décorer les salles du château. La couleur nous suit. Je me dis que Stéphane devrait transmettre tout ce que son papa lui a appris de la technique des maitres flamands et hollandais du 17ème siècle. Le moment est peut-être venu. D’ailleurs, il a installé dans son bureau tous les pots contenant les pigments d’origine animale, végétale ou minérale. Maintenant, je retrouve l’odeur qui flottait dans l’atelier de son père, celle de l’huile de lin servant de liant.

Après un déjeuner asiatique dans un restaurant si peu aéré que nous en sortons parfumés comme des légumes en tempura, nous flânons dans les ruelles, entrons dans les boutiques, admirons les façades des hôtels particuliers et poussons la porte de la Collection Lambert. Stéphane qui ne goûte que modérément l’art contemporain s’affale sur une banquette dans l’entrée. Nous lui abandonnons toutes nos affaires. Là encore, les grands cousins avalent les espaces au pas de charge. Virginie et moi sommes très émues par les textes qui racontent des objets du quotidien prêtés par les bénévoles d’associations caritatives ou du musée. Charlotte reste un long moment devant un tour du monde de boules de neige. Un chocolat chaud et nous voici dans le train du retour. La nuit est tombée. Les paupières sont lourdes. En temps normal, je serais pressée de rentrer pour aller promener Fantôme. Cookie a retrouvé sa soeur, Miyu et ils ne se quittent plus explorant la maison ensemble.

Le 24, je me lève avec les reins en compote et de la migraine. Céleste déboule à la table du petit-déjeuner en disant qu’elle ne se sent pas bien. Stéphane est malade depuis notre arrivée. Nous allons au marché et passons à la pharmacie acheter des auto-tests. Stéph et Céleste sont positifs. Le virus est l’invité qu’on n’attendait pas. Les cousins se masquent et s’isolent autant que possible. La messe est à 18h30. Les hommes restent à la maison. Ils sont chargés de préparer l’apéritif et d’assurer la livraison des paquets du Père Noël. A l’église saint Saturnin, les bénévoles se sont donnés du mal pour que la célébration soit vivante: crèche vivante, choeur, musiciens. Charlotte est très déçue au moment de la communion que le Père ne lui ait pas « donné à manger ». Quand nous rentrons le Père Noël est passé et Charlotte est enchantée! Son déguisement de sirène lui va à merveille! Les enfants ont eu pour chacun d’entre nous des attentions délicates. Encore un délicieux déjeuner de Noël et, déjà, le séjour se termine.

Dans la matinée du 26, la maison se sera vidée. Finis les manteaux et les écharpes abandonnées sur les fauteuils en rotin de l’entrée, les chaussures en éventail sur le tapis en coco martiniquais, les valises ouvertes comme des bouquets de tulipes défraîchies, la table autour de laquelle on peine à tenir en dépit de la rallonge, le réfrigérateur qui déborde, les abords des lavabos embouteillés, les cousins dessinant ou écoutant de la musique sur le tourne-disque dans le petit salon jaune, ouvrant les armoires pour en dénicher des histoires familiales, les cousines se préparant devant la glace, Charlotte jouant aux poupées dans la chambre de sa maman ou montant sur le selle de notre grand-père, les mamans dans la cuisine ou dégustant des verres de Uby numéro 4 à la Bourse, le papa changeant un néon ou un abattant des toilettes car la vie se niche dans les moindres détails qui n’en sont pas! Hier soir, une grand-mère dévouée a rangé la vaisselle de fête dans les ventres sombres des bibus sentant les sachets de lavande que ma soeur et moi confectionnions l’été. Elle est partie à 6h30 avec ma soeur, les enfants et Miyu à la gare TGV de Montélimar. Cookie miaule cherchant sa soeur et ressentant le vide laissé par Fantôme. Les pendules marquent la course du temps dans une maison où il est suspendu.

Il est presque dix heures quand nous partons à notre tour laissant Céleste avec sa grand-mère positive au Covid pour la première fois depuis le début de la pandémie. La route est longue et un embouteillage nous oblige à quitter l’autoroute avant Vezelay. Je redoute le retour à la maison sans Fantôme. J’ai à peine passé le pas de la porte que je sens mon ventre et mon plexus se nouer. Je ne veux pas regarder dans le jardin. Je range les affaires, mets une machine en route et m’effondre. Avant que Fantôme entre dans notre vie et que je ne décroche mon diplôme de sophrologue, les retours sur le plateau étaient difficiles pour moi. Il me fallait plusieurs jours pour me stabiliser moralement. Le cabinet et Fantôme ont redonné du sens à ma vie en dehors de ma vie de mère. Tout dans la maison me fait penser à Fantôme: le canapé, les rideaux, les marches, l’entrée. Comme j’aimais entrer dans ma journée avec lui, nos promenades contemplatives, la douceur de sa belle crinière blanche, sa manière de nous parler, de vouloir danser avec nous, l’entendre rêver et veiller sur son sommeil. Je savais que le retour serait difficile. Il va me falloir du temps. Cette peine n’est pas toujours comprise et même moquée par celles et ceux qui n’ont pas grandi avec des animaux ou ne les ont pas investi comme des membres de leur famille.

Voici ce que j’écrivais le jour où Fantôme s’est éteint: « Vous connaissez l’histoire: j’étais malheureuse sur le plateau et j’aspirais à agrandir notre famille. Stéphane a eu l’idée de m’offrir Fantôme. Je n’avais encore jamais entendu parler des bergers australiens, chiens de travail appréciés des bergers. Les bergers australiens n’étaient pas encore devenus une race à la mode et les éleveurs étaient peu nombreux. Les quatre grands-parents de Fantôme étaient des chiens de travail. Sa première maman deux pattes, Florence, avait insisté pour qu’on le fasse certifier LOF mais nous n’avions pas voulu. Tout le monde s’arrêtait pour louer sa beauté. Fantôme était un berger australien très large de carrure et sa crinière était celle d’un lion. Il pouvait être à la fois très placide et ultra tonique. Son maitre était Stéphane qui, contrairement à moi, a une véritable autorité et les Aussies ont des caractères très forts encore plus quand ils sont dominants. Fantôme s’est éteint un peu après seize heures. C’est le vétérinaire qui l’avait opéré quand il était tout petit qui lui a fait les deux piqures. Louis a tenu à nous accompagner. J’ai craqué quand j’ai plongé mon visage et mes mains dans sa fourrure si douce et que je me suis dit que c’était la dernière fois. Nous l’avons enterré dans ce jardin où il a été si heureux. Il aimait se reposer à l’ombre des canisses ou du magnolia. Je ne réalise encore pas vraiment mais je sens que la maison est triste. Demain matin, il ne sera pas au bas des marches. Il n’écoutera pas le 5/7 de France Inter avec moi et ne quémandera plus un petit bout de beurre ou un morceau de pain sec. Il ne sera plus impatient de quitter la maison en me voyant enfiler ma veste et lacer mes chaussures de marche. Il ne mettra plus son menton sur le bord de la table. Il ne se couchera plus sur mes pieds. Il ne s’installera plus sur le canapé rouge. Il ne choisira plus les itinéraires des promenades. Il ne sautera pas dans le coffre de la voiture quand on y met les valises. »

Le matin, je m’attends à le trouver en bas de l’escalier me fêtant comme une reine et réclamant son premier câlin de la journée. Le soir, je m’attends à le voir derrière la baie vitrée. Je ne remplirai plus d’eau fraiche son seau noir. Il ne viendra plus se coucher à côté de moi sur le canapé. Il ne restera pas à proximité de la table à repasser tandis que j’étendrai le contenu d’une machine. Il ne fera plus courir les moutons ni ne boira dans la mare des Bernard. Il ne s’agacera plus contre les corneilles moqueuses. Il ne jouera plus avec Gipsy et Nalla. Depuis que Fantôme n’est plus là, je n’ai plus envie de me lever le matin. Pourtant, dés le 2 janvier, il faudra que je trouve la motivation nécessaire pour m’extraire du lit avant six heures.

Cette année 2022 aura été douloureusement marquée par le début de la guerre en Ukraine, l’augmentation du nombre de migrants morts sur la route de l’exil, la paupérisation de nos sociétés dites riches et la poursuite du dérèglement climatique. Pourtant, il faut continuer de mettre nos énergies positives et nos bonnes volontés au service de l’humanité et réparer le vivant. La nature nous montre tous les jours combien elle est résiliente et capable de se réinventer.

A toutes et à tous un bon bout d’an comme on dit en Provence et à l’année prochaine!

 

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

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