Tandis qu’en Savoie, à Albertville, Stéphane est heureux au Grand Bivouac où il retrouve toute la joyeuse équipe du défi Baïkal, je suis à la maison avec les enfants et Fantôme. L’adorable petite tourterelle sur laquelle nous avons veillée pendant six semaines et que nous devions emmener dans le Finistère est morte. Je me suis beaucoup culpabilisée. Ce jour-là, j’avais enchaîné sans relâche les rendez-vous et c’est Stéphane qui avait pris le relais. Il avait fait très beau dans la journée. Stéphane avait fait voler la jeune tourterelle dans le jardin. Elle volait de mieux en mieux et avait toujours le réflexe d’aller se percher sur une branche. Nous étions tous heureux de la voir grandir et prendre des forces. Tous les matins, elle se précipitait sur le biberon pour avaler goulument la mixture que Céleste ou moi lui préparions avec des graines et un complément alimentaire dilués avec de l’eau chaude et passés au mixeur. Stéphane, lui, en bon père qui se soucie de voir son petit gagner en indépendance, lui écrasait des graines et lui apprenait à les picorer. Ainsi, dans le Finistère, notre tourterelle pourrait se nourrir seule si nous partions à la journée.
Dans la nuit du vendredi six octobre, Victoire a été malade mais, pas une seule fois, elle n’est venue pousser la porte de notre chambre. Elle s’est dérouillée toute seule et à six heures, j’ai vu que les lumières de la cuisine et du salon brillaient. Je l’ai trouvée sur le canapé de la mezzanine recroquevillée sur elle-même comme un chat dans son sommeil. Elle était fiévreuse. Quand je suis entrée dans la chambre du fond, à la recherche du thermomètre, j’ai tout de suite su que notre tourterelle était morte car elle ne s’est pas manifestée à mon approche et n’a pas répondu à mon appel. A ce moment-là, je n’ai pas voulu me confronter tout de suite à sa mort. Je suis retournée prendre soin de Victoire et la remettre dans son lit. Elle était gelée. Je souhaitais, ensuite, remonter voir la tourterelle. Je ne voulais pas qu’un enfant la trouve avant moi. Mais, Céleste est venue me voir avec la petite tourterelle désormais figée dans un sommeil éternel. J’ai tout de suite senti ma gorge se nouer et monter de grosses larmes. Dans la nuit, la température était brutalement descendue en dessous de zéro et la petite bête n’avait pas pu résister. Son corps n’était pas encore complètement couvert de plumes. Durablement, elle avait vécu dans le garage, mon atelier clandestin depuis lequel, tous les matins, de six heures et quart à sept, je fais du repassage. Cette pièce est toujours très chaude. Dans les premières semaines, nous la protégions sous une écharpe en laine. Comme le garage est une pièce sans lumière naturelle et que je laissais brûler les ampoules toute la journée pour que la tourterelle ne soit pas dans la nuit, j’ai pensé qu’elle serait mieux dans la grande chambre à l’étage de la maison, une chambre très lumineuse. Dans la journée, quand il faisait beau et chaud, nous l’installions sur la table de la terrasse. Elle avait une sorte de nid douillet dans une boite à chaussures et elle était protégée par une grande panière à linge orange. Je voulais acheter une belle cage en osier dans laquelle elle aurait pu voler.
J’avais trouvé ce bébé tourterelle dans les premiers jours de septembre. Elle était tombée du nid, certainement après un épisode de vent violent. Elle était au pied du bouleau argenté. Avec des gants, j’avais été la chercher. Je pensais que, peut-être, ses parents viendraient prendre soin d’elle mais ils n’étaient jamais venus et quelque temps plus tard, au même endroit, j’avais trouvé un autre bébé tourterelle mais ce dernier était déjà mort. Quand on a veillé sur un être toutes les deux heures, du matin jusqu’au soir, sa mort est douloureuse. Céleste n’a pas pleuré. Elle a fermé partiellement son coeur quand un petit lapin, sauvé des crocs de Fantôme, a rendu son dernier souffle dans ses bras. Le petit lapin était condamné. Fantôme lui avait broyé la colonne vertébrale mais lorsque cela s’était produit, un matin, lors d’une sortie en vélo, ni Stéphane ni moi n’avions été capables de l’abandonner dans la forêt à une mort solitaire. Nous l’avons soigné pendant plusieurs jours. C’est Céleste qui s’était le plus investie dans cette mission. Elle a pleuré longtemps la mort du petit lapin qui réactivait celle de son petit chat, Moustache, dont je vous ai souvent parlé et qui a été tué comme des centaines d’autres dans le quartier par un habitant. Je me suis démenée comme un beau diable pour que soit menée une enquête de gendarmerie qui a permis que soient retirés tous les pièges posés par cet horrible individu. J’en veux encore aux gens d’ici qui n’ont rien fait pendant des années face à la disparition de leurs chats domestiques. Nous n’avons pas pu enterrer Moustache car son corps n’a jamais été retrouvé mais le petit lapin et la jeune tourterelle, eux, le sont. Maintenant, à chaque fois que je vais dans la chambre à l’étage de la maison ou que mes yeux rencontrent la grande panière orange, je pense à la petite tourterelle. Si j’avais pu savoir qu’il gèlerait dans la nuit, je l’aurais remise dans le garage au chaud.
Depuis mercredi, je suis donc seule avec les enfants et Fantôme. Je suis triste de ne pas avoir pu accompagner Stéphane au festival du Grand Bivouac. J’ai lu par le menu toute la programmation. Les films projetés semblaient tous passionnants. Le mercredi soir, sur le terrain de rugby, je remplace Stéphane. Assise au pied d’un arbre alors que la nuit enveloppe la forêt et le stade, je regarde Louis et ses camarades jouer. Ils forment des taches de couleur qui me rappellent les joueurs de foot peints par Nicolas de Staël. Louis a renoncé au judo, un sport dans lequel il excellait. Au rugby, Louis peut déployer sa rapidité et sa force physique. Cette dernière surprend toujours car Louis est un enfant très mince et de taille moyenne. Sur le tatami, c’était amusant de lire la surprise sur le visage de son adversaire qui, le dépassant d’une bonne tête, pensait n’en faire qu’une bouchée et que Louis, en un ippon rondement mené, immobilisait au sol. Le soir et le matin, je cours entre la maison et l’école ou la garderie et de sept heures trente à huit heures, je suis sur mon vélo talonnée par Fantôme. Pas de temps mort! Le soir, avant de basculer dans le sommeil, je rends grâce pour cette énergie que j’ai reçue à ma naissance et pour sa soeur, volonté.
Le samedi matin, les filles m’accompagnent au marché à Montargis. Le marché est une telle institution que Céleste n’envisage pas un samedi matin sans lui. Le marché tient dans un mouchoir de poche, une petite place carrée. On est si loin de tous ces immenses marchés que j’ai connus depuis que je suis née. Je me rappelle plus particulièrement l’immense marché de Fort-de-France mais aussi ceux de Rochefort et de Castres. Mon préféré reste celui de Pont-Saint-Esprit, dans le Gard rhodanien, un marché majestueux qui s’étire le long des allées du nord et du midi. C’est mon père qui m’a inoculé le virus du marché. Quand j’étais adolescente et étudiante, je lui demandais toujours de venir me réveiller le samedi matin pour pouvoir l’accompagner. C’est lui qui m’a appris à observer, humer, goûter, faire des blagues avec les marchands et prendre le temps dans les allées d’un marché. Maintenant, c’est moi qui transmets ce plaisir à nos trois enfants, un plaisir qui trouve son prolongement naturel dans la cuisine de produits sains, frais, colorés et de saison.
Le samedi après-midi, Louis est invité à un anniversaire à la piscine. C’est moi qui dépose Louis et son ami Nathan. Nathan tarde à arriver. Louis tourne en rond comme un lion en cage. Nathan n’avait plus de maillot de bain homologué pour la piscine. Sa maman a été obligée d’aller lui en acheter un en catastrophe. Je reviens à la maison. Une belle lumière d’automne éclaire le plateau. Les filles se sont lancées dans un atelier « pâtisserie ». Victoire a choisi de réaliser une sorte de mousse chantilly/chocolat avec des framboises fraîches sur un lit de petits Lu. Quant à Céleste, elle a opté pour un macaron géant fourré d’un mélange de chantilly au mascarpone. Tous nos essais de macarons se sont soldés par des échecs. Visuellement, c’était une catastrophe et, gustativement, une seule fois, ils étaient vraiment délicieux: tendres et croustillants. Victoire réussit sa mousse qu’elle saupoudre de Van Houten. Le macaron géant de Céleste est loupé. Impossible d’en décoller les morceaux de la feuille de papier cuisson. Le dessus est trop cuit quand le dessous est encore coulant. Après deux tentatives, Céleste jette l’éponge et les macarons qui finissent dans la poubelle. Comme elle a vraiment un bon caractère, elle ne considère pas cet échec comme un échec personnel de nature à la faire vaciller sur ses bases. Elle est déjà ailleurs.
Après la cuisine, on passe à la couture. Victoire va chercher la machine à coudre Singer pour débutants que sa mamie lui a offerte voici deux ans et qui est remisée dans le garage. Cette machine a toujours été récalcitrante. Victoire se munit de son téléphone portable et à l’aide de tutos « youtube », elle essaie de faire plier la machine réticente à coudre le moindre point. Pendant plus de deux heures, avec son tablier rose accroché autour du cou et son petit chignon tout rond planté au sommet du crâne, elle persévère et finit par arracher à la Singer une première série de points. Elle exulte! Elle s’est acharnée sur la machine car elle souhaite me coudre quelques chose pour mon anniversaire. La nuit est tombée sur le plateau. On ne discerne plus les reliefs. Après un épisode inédit de « Joséphine, ange gardien » hier, me voici devant « Marie-Françine » film réalisé et interprété par Valérie Lemercier que nous louons sur l’Apple store. Je me laisse glisser dans l’histoire touchante de Marie-Françine, chercheuse en génétique, plaquée brutalement par son mari pour un ventre creux de trente-deux ans, licenciée pour cause de désamiantage du laboratoire, moquée par ses deux filles qui ne la jugent pas assez « branchée » qui se retrouve à dormir dans le canapé du salon de ses parents, un couple estamplillé « Neuilly/Auteuil/Passy ». Je ris plus que les enfants. Certainement parce que grandissant dans un petit village du Gâtinais, ils ne peuvent pas comprendre ce milieu bourgeois parisien du XVIe arrondissement.
Tandis que nous terminons « Marie-Françine », le film « Défi Baïkal: au-delà de la lumière » a été projeté dans un très beau théâtre à Albertville devant sept-cents-cinquante spectateurs et un débat s’est ouvert entre la salle et les membres de l’expédition. Lundi, Stéphane pourra tout nous raconter en détails.
Dimanche matin, j’offre aux enfants de venir avec moi à la fête de la pomme dans le village de Paucourt. Je fais flop! Les enfants ne veulent pas bouger! Un parcours de santé aurait eu plus de succès mais, dans la Fiat 500, par temps humide, la présence de Fantôme n’est pas évidente! Je n’ai pas envie de rester enfermée. Je pars faire le tour du lac de Montargis. Les cygnes, les canards et les oies bernaches évoluent avec grâce. Les arbres se dénudent de plus en plus. Les couleurs commencent à passer. La nature amorce son hibernation. Je n’ai plus l’habitude de marcher seule. Je suis toujours, au moins, avec mon fidèle Fantôme. Sa présence me manque. Je termine ma promenade par un bout de canal de Briare. Des péniches sont amarrées sur sa berge droite. Pots de fleurs et rideaux aux fenêtres, vélos sur le pont avant, petite table en bois, Je me rappelle « l’homme du Picardie ». Des images aux couleurs d’un instantané Kodak de la vie de Joseph Durtol, artisan marinier, de sa femme, Thérèse et de leur fille, Yvette me reviennent. Je revois le Picardie évoluant au gré des canaux et des fleuves, les conflits qui opposaient le père à sa fille. Je n’étais pas née quand la série a été diffusée. Je l’ai découverte plus tard à la faveur d’une rediffusion.
L’après-midi s’écoule tranquillement comme si nous nous laissions porter sur une barque par le courant. Une de mes amies vient nous rendre visite pour le goûter. Elle a fait des minis muffins au chocolat. J’ai fait des crêpes parfumées au Grand Marnier. Il reste encore la mousse de Victoire et la chantilly au mascarpone de Céleste. La petite fille de mon amie, Adèle, dont j’aime la malice, la joie de vivre et la curiosité s’installe devant le puzzle en bois à deux étages que Catherine, la tante paternelle des enfants, leur avait offert. C’est un puzzle très difficile qui requiert beaucoup de concentration. Nous nous y mettons à trois mais c’est Adèle qui le finit seule et l’emporte chez elle pour le faire et le refaire encore et encore. Si nous conservions intacte notre âme d’enfant, nous ne nous lasserions jamais des choses. Quand Virginie et Adèle repartent, la nuit n’est pas encore tombée et une belle lumière dorée fait briller les feuilles. Après les bains, le rangement, l’aspirateur et le dîner, nous nous nous installons les uns à côté des autres sur le canapé déplié de la mezzanine et regardons « Paddington ». Louis et moi sautons à pieds joints dans cette belle histoire tendre et drôle. Céleste me redit combien elle aimerait aller à Londres. Louis me glisse que son papa lui manque.
Extinction des feux. Câlin à Fantôme qui va dormir dans l’entrée au plus près de ses moutons. Câlin à Victoire qui n’a pas voulu suivre les aventures du petit ours péruvien amateur de marmelade. Câlin à Céleste qui ne se sent plus la force de lire encore un chapitre de son roman. Câlin à Louis qui va s’endormir à mes côtés. Dés qu’il le peut, il est content de revenir au rez de chaussée. Il se sent un peu perdu seul à l’étage de la maison.
Je songe à la semaine qui m’attend. La cohabitation entre les enfants et mon travail dans la maison est toujours compliquée pour moi. Les enfants ont le droit d’y vivre quand ils sont en vacances et moi je dois y travailler avant d’espérer être en vacances. Les enfants connaissent les consignes: ne pas monter à l’étage, ne pas utiliser les toilettes attenantes à mon cabinet, ne pas regarder la télévision ou jouer sur la mezzanine même avec un casque, ne pas crier dans le trampoline et, dans la mesure du possible, éviter de se chamailler. Ces semaines de partage d’espace sont éprouvantes. Entre deux rendez-vous, je ramasse les jouets que Louis laisse traîner, nettoie les reliefs de goûter sur la table de la cuisine, prépare les repas, promène Fantôme, repasse et dois aussi pouvoir être assez attentive quand Louis me fait la démonstration de sa nouvelle invention électrique, que Céleste cale dans son roman « une enfance créole » de Patrick Chamoiseau et que Victoire a un nouvel essai de maquillage pour Halloween à me montrer. Bien sûr, tout est à faire, à voir là-maintenant-tout de suite…
Alors, me direz-vous: « pourquoi ne pas avoir un cabinet en ville? ». Dans un cabinet urbain, je ne pourrai jamais recréer l’atmosphère si particulière qui règne ici: ce mélange de chaleur, de cocon et de familiarité rassurante avec ce qu’on peut retrouver chez soi. Quand, le mercredi après-midi, une patiente qui a réussi à libérer une heure trente pour elle entre deux activités sportives de ses enfants passe la porte de la maison et doit slalomer entre les sacs d’école, les sacs de sport et les chaussures et que les fauteuils disparaissent sous un amoncellement de vêtements, son visage s’illumine et elle me dit: « c’est la même chose à la maison! ». Cela créé une connivence immédiate. Par ailleurs, j’ai besoin de mon univers pour travailler. Qu’il s’agisse de la sophrologie ou de l’écriture, je suis portée par l’ambiance enveloppante, bienveillante, rassurante et fantaisiste de mon cabinet de travail, cabinet de curiosité, mon Ar-Men que je vais bientôt laisser pour aller retrouver le bout de la terre, le sud du Finistère, la terre du père, la grande plage de l’île-Tudy, les levers du jour sur l’océan, le bruit des vagues, doux, quand le soleil éclaire la coque des chalutiers et fait crier les mouettes volant dans leur sillage, le craquement des algues sous les semelles et des bouts d’enfance.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner