Chronique depuis le pont Saint-Louis

 

Je ne t’écrirai plus le jour. Je ne t’écrirai plus la nuit. Je ne t’écrirai plus le premier réveil de l’humanité, le crépuscule des idoles. Je ne t’écrirai plus la nature au levant et la nature au couchant, le pic-vert qui s’envole, le bébé chouette assis sur la branche, le chemin creux, le pommier frappé par la foudre et toujours vivant, la biche et son faon, l’odeur des feuilles des marronniers à la fin de l’été, les marrons grillés de l’automne, la première flambée de l’hiver dans la cheminée, le soleil jetant mille feux dans les cheveux des femmes, le parfum du maquis dans les premières lueurs de l’aube, le chant du ressac, les algues qui craquent sous les bottes, mon envie d’Orient Express à bord duquel je voyagerai demain, d’Istanbul, d’Ecosse, de Kamtchatka, de Liban, d’Ehiopie, d’Irlande, de Metz et de Castres, de marche dans la durée sur le chemin de Saint Jacques, la voix de mon père qui, lentement, s’efface, la morsure du manque, un morceau de musique qui résonne, un film qui m’a bouleversée, un poème qui vibre.

 

 

Je ne t’écrirai plus cette nuque révélée par des cheveux relevés en un chignon précaire, la ratatouille de ma grand-mère, le tian de mon père, le Ventoux qui jaillit à la droite du pont du Saint-Esprit, l’odeur des immortelles, des bouts d’enfance, les enfants qui grandissent et nous poussent vers l’éternité, ma peur de mourir avant d’avoir vécu mille vies, mes voyages immobiles après le tour du monde, mon regret de la Nouvelle-Zélande, les marées en Bretagne, le chagrin d’une amie, les mirabelles du jardin gorgées de soleil, les allées du marché, un petit prince dans le 17ième, une soirée déguisée à la campagne où nous n’étions pas déguisés, ce quai de gare sur lequel j’ai espéré que tu m’attendrais, mes grands moments de solitude, mes luttes, mes emportements, la promenade du matin avec le chien, le chat qui vient s’allonger sur le clavier de l’ordinateur, mes rides qui se creusent et qui ne sont pas seulement d’expression, l’argent qui s’installe dans mes cheveux, cette cour intérieure d’un hôtel à Paris pleine de verdure et de fraîcheur.

Sur le pont Saint Louis, peu avant minuit, un saxophoniste jouait. Il portait un feutre noir qui dissimulait une partie de son visage. Un morceau de Chet Baker s’élevait en direction des gargouilles grimaçantes de Notre Dame. Je ne sais pas si le diable avait peur mais moi j’étais rassurée et j’étais heureuse d’être là. Devant Berthillon, la file des gourmands ramenée par l’été. Je me suis arrêtée pour écouter le musicien. Je me suis rappelée un roman : « le violon » de Louise de Vilmorin.  La grande amoureuse de Malraux y raconte l’histoire d’un couple qui s’aime passionnément quand un violoniste joue et est libéré du charme quand le musicien range son instrument. Je regardais la Seine scintiller. Le vent s’était levé. Il n’était pas froid. Une caresse.

Le matin, j’avais été heureuse de boire un café avec un de mes amis et nous avions marché dans les rues de Paris évoquant les amis communs, un bébé à naître, les enfants, quatre filles pour lui, trois pour moi dont un fils, les éclairs au chocolat qu’il apportait tous les dimanches à sa mère après la mort de son père, les vacances à venir.  Je l’avais accompagné à son bureau. Ensuite, tout l’après-midi, dans l’air de jeux du Luxembourg, j’avais pu retrouver Constance et ses deux fils, une amie qui est partie vivre aux Etats-Unis, sur la côte Est et que je n’avais pas vue depuis plusieurs années. Arrivés la veille, ils étaient tous les trois sous le choc du décalage horaire. C’était simple, c’était bon, c’était juste de se retrouver comme ça, comme avant car, contrairement à ce que chante Gréco, il y a un après à Saint Germain des Prés.

Le soir encore, j’avais été médusée de découvrir tous ces Parisiens massés devant l’hôtel de Ville pour y suivre le match de l’équipe de France. Je croisais les regards apeurés de quelques Japonais se demandant ce qui se passait. Avec un ami, nous avons dîné rue des Rosiers, chez Marianne, un restaurant où j’avais été dîner la première et unique fois avec l’amie retrouvée l’après-midi même et un de ses amis à elle, un magistrat. Chemin faisant dans la conversation, nous nous étions aperçus qu’un de ses grands oncles et mon grand-père avaient été en captivité dans les mêmes camps de prisonniers pendant la guerre. Son grand-oncle avait réussi à s’évader et à retrouver sa femme à Lyon. Cette histoire a créé entre nous un lien très particulier. L’ami qui ce soir m’invitait à dîner me faisait observer que Marianne était à sa fenêtre. Elle lui souriait. A notre gauche, un couple d’Italiens avec leur grand fils et à notre droite trois jeunes gens détendus. Une ambiance légère, un air de fête. Nous avons marché dans le Marais et avons fait le tour des galeristes de la place des Vosges. Une odeur de campagne s’élevait du jardin. L’odeur que j’ai toujours sentie en arrivant à Sceaux par le RER B.  

Je regardais la Seine et j’ai senti que les notes de musique du saxophoniste emportaient avec elle des souvenirs anciens, des fantômes, des attentes souvent déçues, des incompréhensions.  J’ai repris ma marche jusqu’à la rue Berthollet. Je ne t’écrirai plus. Le rideau tombe sur la scène de la don-respondance. Ce n’est pas une fin, seulement un entracte.

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

 

1 commentaire sur “Chronique depuis le pont Saint-Louis

  1. Marcher un jour dans Paris avec toi, sous le pont Mirabeau coulera la Seine, un falafel nous dégusterons, beaucoup nous rirons.
    Merci pour la délicate passion de ta plume.
    Ta sœur toulousaine.

Les commentaires sont fermés.