Chronique d’une fin de journée d’été dans un jardin français

Presque quinze heures et une chaleur digne du tropique du Cancer. Les deux battants en bois vert anglais du portail s’ouvrent. La voiture s’ébranle. À l’intérieur et sur les sièges arrière, deux petites filles et leur cousin. À l’avant et au volant, espérant que les enfants seront sages, un papa doublé d’un oncle. Les grandes mains d’une maman s’agitent au-dessus de sa tête. Des petites mains lui répondent. Les deux battants en bois vert anglais du portail se referment. La voiture disparaît. La maman rentre dans la maison. C’est la toute première fois qu’elle va être séparée de ses filles deux semaines. C’est la toute première fois que son petit dernier ne verra pas ses sœurs pendant quinze jours. Elle se demande comment ils vont vivre cette nouvelle expérience.

Le petit cousin, assis au milieu de ses cousines, a, entre les mains, sa Ds flambant neuf et, dans son sac, un énorme tas de cartes Pokémon et un pistolet à eau. Numéro deux a emporté ses trois bébés dont Vanille et Chocolat et une valise pleine à craquer de vêtements pour les changer. Elle voulait aussi partir avec la poussette, les draps et les couvertures. Elle a, finalement, renoncé. Numéro un a glissé, elle aussi, dans son sac à dos, des cartes Pokémon et l’Ipod offert par sa mamie, sans oublier le chargeur. Son papa y a ajouté un morceau de gâteau marbré maison et deux livres d’Henry Bauchau pour une mamie grande lectrice devant l’Eternel. Sur la première page de « Déluge », à moins que cela ne soit sur celle d’« Antigone », une maman a noté, à la va-vite, une date associée à un événement important. Le 27 juin 2010, numéro trois dormait dans la partie basse du lit superposé et partageait, pour la première fois, la chambre de numéro deux.

Encore un signe fort de sortie de la petite enfance. Fini le lit à arabesques en fer forgé blanc ayant déjà accueilli trois générations d’enfants. Fini, aussi, le bureau maternel où un espace, près de la fenêtre, lui avait été aménagé. Cela faisait bien longtemps, déjà, que le mobile auquel numéro un avait accroché un ours blanc serrant tendrement dans ses bras puissants un bébé phoque, ne tournait plus, emportant dans sa ronde, un éléphant, un arrosoir, une fleur et un papillon. Désormais, une maman, dans la journée, fait glisser ses yeux de son écran d’ordinateur au lit de son fils et son esprit, petit à petit, apprivoise l’idée que, bientôt, le lit aura disparu et rejoint la vieille maison de famille.

Elle regarde les peluches qui semblent un peu perdues depuis que leur jeune ami a déserté les lieux. Elle se rappelle très précisément l’histoire de chacune et le visage des personnes qui les ont offertes. Certaines ont été données à numéro un comme le singe Tolo, le singe rigolo dont les bras et les jambes s’allongent. C’était la maman qui avait choisi pour numéro deux cet éléphant bleu. Trois boudins de couleurs vives accrochés à son cou font toujours entendre de légers cliquetis qui ne sont pas sans évoquer les sons de clochettes tibétaines. Il avait longtemps été suspendu à l’anse du maxi cosy. Le mouton tout doux transformable en coussin avait été offert à numéro trois. Il était entré dans l’histoire de Louis par une très froide nuit de janvier.

Tout à l’heure, ils étaient trois adultes et quatre enfants. La table, sous les canisses de la tonnelle, était couverte de vêtements et de jeux. Dans la piscine méduse, les enfants riaient, nageaient, sautaient, s’arrosaient à l’aide de pistolets à eau. Numéro trois pleurait parce que depuis qu’il avait vu le grand pistolet de son cousin adoré, il ne voulait plus de celui, plus petit, que sa sœur cadette avait, pourtant gentiment, accepté de lui prêter.

Maintenant, elle est seule avec son petit dernier. Un silence étrange, un silence auquel elle n’est plus habitué, tombe sur la maison et le jardin. Dans l’herbe, ses yeux ne rencontrent ni chaise enserrée par un élastique, ni corde à sauter, ni poupon faisant la sieste à l’ombre du portique, ni chausson abandonné sous la table depuis le petit-déjeuner. Numéro trois dort profondément. C’est à regret qu’il a vu partir, sans lui, son papa, ses sœurs et son cousin chez papy et mamie, suivis de près par sa grand-mère et le chat. À présent, il se console. Il aura, quelques jours, sa maman pour lui tout seul et profitera encore de ses vieux amis de la crèche avant qu’ils ne soient tous disséminés dans des écoles aux quatre coins de la ville et de ses villages environnants.

Quand numéro trois émerge de sa sieste, ses premiers mots sont pour le chat de son cousin. Il dort encore à moitié et a cru le voir dans la chambre. Le chat au pelage gris et doux n’est plus là. Il est sur la route, dans une cage en osier qui a vu passer une chatte et deux chats. Elle est en bout de course. Un tendeur la tient fermée. À l’étroit, certainement, le chat miaule et le programme de radio classique ne l’apaise pas.

La maman offre à son fils qui sort difficilement de son sommeil et niche son visage dans son cou de l’accompagner jeter les bouteilles en plastique, les bocaux en verre, les journaux et les emballages en carton dans les poubelles dédiées au tri sélectif. Elle pense à l’artiste sud-africaine, Yandiswa Mazwane. Elle ne la connaissait pas. Elle a découvert son travail grâce à une émission de « Thalassa ». Depuis des années,  Yandiswa transforme, dans son petit atelier du Cap, toutes sortes de bouts de plastique ramassés sur les grandes plages fréquentées par les surfeurs. Elle en fait d’étonnantes sculptures naïves, vendues à Londres, Paris et New-York.

Le petit garçon, comme tous les enfants, n’est jamais aussi heureux que lorsqu’on lui donne les moyens de se sentir grand et utile. En face des grands cubes en plastique jaune, vert ou bleu qui peinent, en cette fin de journée, à contenir tous ces biens qui vont renaître à la société de consommation, un restaurant, à l’abandon, depuis que la voie ferrée est désaffectée, disparaît derrière un rideau végétal. La glycine s’offre une seconde floraison. Le petit garçon plonge au fond de l’immense sac-poubelle et en ressort avec une bouteille d’eau, un litre de lait, un bidon d’adoucissant ou bien encore des emballages de yaourts. Puis, il veut les mettre lui-même dans la grosse bouche. Sa maman le porte et, parfois, il doit s’y reprendre à trois fois pour atteindre son but.

De retour à la maison, la maman et le petit garçon donnent à boire aux plantes du jardin. Dans le puit prospèrent, avec la certitude de qui sait avoir l’éternité devant lui, deux pieds de buis. En l’espace de cinq ans, l’âge de numéro deux, ils ont poussé de quelques centimètres. A côté, deux jeunes géraniums rouges attendent d’être replantés. Ils ont soif. Le petit garçon les arrose. Comme le tuyau n’est pas assez long pour atteindre le puit, le petit garçon utilise deux petits arrosoirs en plastique jaune qu’il plonge dans un gros arrosoir en plastique vert. Au contact de l’eau, les géraniums dégagent ce parfum si particulier, associé à des souvenirs de soirées d’été brûlant, à la fraîcheur de la cour intérieure d’une vieille demeure gardoise, à un figuier qui avait décidé d’y pousser et cherchait à enfoncer ses racines dans les alluvions du Rhône, aux grandes pierres de l’auvent d’une ferme bressane chauffées à blanc par le soleil. Le laurier rose, lui aussi, est délicatement désaltéré par le petit garçon. Le laurier rose, c’est le midi, le jardin escarpé d’une maison nichée au cœur de l’Estérel, des fins de vacances où, les larmes aux yeux, le cœur lourd, des doigts disaient au revoir tandis que la voiture se laissait glisser le long d’une côte terriblement pentue et propice aux étirements des mollets après une course à pied dans la montagne.

Le petit garçon arrose le magnolia et le bougainvillier, l’oranger et les rhododendrons, le basilic et le thym citron, le buis pyramidal et un jeune pied de lavande. Il n’oublie pas une petite impatience. Elle partage le même pot bleu que le bougainvillier. Il est triste pour le petit sapin. Replanté après Noël, il est mort. Il est déjà aux couleurs de l’automne. Il commence à perdre ses piquants que le petit jardinier s’obstine à appeler des « poils ».

Maintenant que le jardin respire la fraîcheur, le petit garçon continue à jouer avec le jet d’eau. Il envoie l’eau en l’air qui retombe en dessinant un arc de cercle. Le petit garçon dit que c’est comme à Fontainebleau. Il doit se rappeler la visite du château et des jardins avec les grandes pièces d’eau. Numéro un avait déclenché l’alarme en touchant le fil délimitant l’appartement du pape ! La maman le laisse encore jouer un peu. Elle se dit que son petit garçon a de la chance de jouer ainsi, avec un élément aussi vital que naturel et longtemps donné, par des générations de professeurs de droit et d’économie, comme un exemple de biens gratuits. Elle revoit, dans l’état du Rajasthan, des fillettes marchant l’une derrière l’autre, avec, sur le haut de la tête, une grosse jarre. Tous les jours, elles allaient chercher de l’eau. L’eau avait un prix, celui de la peine de ces petites filles, des kilomètres parcourus sous le soleil, du poids des jarres.

La maman sort de ses souvenirs. Le petit garçon vient de l’arroser. Elle lui sourit. La sonnerie du téléphone retentit. Le papa et les trois cousins sont arrivés à bon port. Ils sont déjà dans la piscine. Le papa va les rejoindre. Le petit garçon, lui, passe du tuyau du jet d’eau au tuyau de la douche. Après le dîner, avec Malher en fond sonore, le petit garçon écoute, attentif, les sept histoires malicieuses et les sept histoires amusantes du petit ours brun. Il a un faible pour celle où le petit ours brun dessine sur les murs de sa chambre avec un feutre bleu et reçoit une fessée maternelle. Bien sûr, la maman passe sous silence en avoir fait autant à son âge. Elle ne parlera pas davantage de ses robes découpées avec des ciseaux à bouts ronds !

La nuit enveloppe le jardin. C’est l’heure des chauves-souris. Dans son lit, un petit garçon dort profondément. Une maman ne tardera pas à en faire autant.

Anne-Lorraine Guillou-Brunner