Chronique métropolitaine

Une fin de matinée, dans
le métro, ligne 5, ligne orange : place d’Italie/Bobigny. Les fenêtres de
la rame sont toutes ouvertes. L’air fait voler les cheveux et trembler les
pages des magasines. Les passagers ont chaud. Certains s’éventent. Les visages
sont luisants. Les peaux moites. J’ai rendez-vous avec mon parrain, à la
brasserie de la gare d’Austerlitz. Cela fait des mois que nous repoussons ce
déjeuner.  

 

Un homme monte dans la
rame, tenant dans ses bras, sa fille. Une petite fille. Je ne lui donne guère
plus de trois ans. Tous deux prennent place en face de moi. La petite fille
pourrait parfaitement s’asseoir à côté de lui, mais elle reste sur ses genoux.
Quelque chose de profondément bouleversant émane de ce couple père/fille. Je
crois que cela tient au fait que le père cherche à protéger son enfant mais,
qu’en réalité, c’est elle qui semble veiller sur lui. Le père a une trentaine
d’années. Il a les cheveux châtain clair et les yeux d’un bleu gris délavé. Ses
yeux sont humides. On dirait qu’il va pleurer. Je connais ce regard, c’est
celui des êtres fragiles, en proie à une angoisse sourde. Ses mains sont larges,
comme les ongles, coupés très courts et blanchis, par endroit. Peut-être des
traces de peinture ou de plâtre. Les lacets de ses baskets ne sont pas faits.
La petite fille est brune avec des yeux presque noirs. Elle a encore quelques
petites boucles qui ne repousseront plus quand on les aura coupées. Elle a une
robe rose, un tee-shirt rose et des sandales roses. Elle ne tient pas contre
elle un doudou ou une poupée. Elle a un air grave, posé sur sa peau pâle.

 

Est-ce l’angoisse que
j’ai lue dans ses yeux bleu gris qui me fait éprouver cela, mais il me semble
que cet homme souffre, et qu’il a peur, pour sa fille, et pour lui. Je voudrais
bien lui demander si ça va, un vrai « ça va » et non un de ces
« ça va » sociaux n’appelant rien d’autre qu’une réponse forcément
affirmative, mais je n’ose pas. En plus, je ne voudrais pas qu’il comprenne que
son mal-être, son angoisse et sa peur sont perceptibles. Il serait sans doute
encore plus triste et se demanderait si sa petite fille, elle aussi, ressent
son désespoir. Comme tant d’autres parents, il doit puiser, en profondeur, la
force de sauver les apparences. En même temps, confusément, il doit bien savoir
que sa petite fille n’est pas dupe. Les enfants ne le sont jamais !

 

Finalement, je m’oblige à
minimiser les choses. Je me dis que, pour lui, c’est un jour sans, que cela
nous arrive à tous et que cette après-midi, ce soir, demain, tout ira mieux.
L’angoisse se sera volatilisée, comme par enchantement. La légèreté sera
revenue mettre des couleurs sur la peau pâle de la petite fille.

 

Gare d’Austerlitz, le
métro s’arrête, faisant crisser ses roues sur les rails. Je me lève. Je leur
souhaite une bonne journée. Le père me remercie. La petite fille m’adresse un
petit sourire. Une succession de couloirs et d’escaliers. J’arrive à la brasserie. Rapidement,
je repère mon parrain. Cet homme grand, âgé de quatre-vingt dix ans, semble
tout petit, enfoncé dans un fauteuil crapaud, tendu de moleskine violette. Une
grosse sacoche en cuir fatigué est posée à ses pieds. Devant lui, sur la
tablette, des glaçons flottant dans un pastis, et un monticule de cacahouètes
sur une assiette blanche. Il semble presque surpris que je sois à l’heure. Il
est 12h30, très précisément. Il ne se lève pas. Il me prévient que ces
fauteuils sont une calamité pour les gens de son âge. En guise de préambule, il
me glisse, d’une traite, qu’il est fatigué,  déprimé, qu’il n’entend plus rien
et que lorsqu’il ne souffle pas, il fait crisser ses dents entre elles. Je lui
dis que si j’ai le choix, je préfère qu’il souffle et qu’il a de la chance
d’avoir encore toutes ses dents. Il part d’un grand rire. C’est notre deuxième
tête à tête en quarante ans. Il est important. Tous les deux ne sommes pas sûrs
qu’il y en ait d’autres. Il est mon dernier lien avec ce grand-père maternel
que je n’ai pas connu. Il tient à me remettre, d’une façon presque solennelle,
des documents tirés des archives familiales et, tout particulièrement, une
médaille en argent. Cette médaille a été attribuée, en récompense, à un ancêtre
commun en raison de son action exemplaire, en tant que maire, lors de la lutte
contre l’épidémie de choléra en 1854.

 

Il me parle de la
famille, de sa vie et de ses mémoires. En germanophile, il les a baptisées
« Heute ». Il m’en donne des extraits à lire. Ses mémoires tiennent
en vingt-quatre chapitres comme il y a vingt quatre heures dans une journée. Le
dernier chapitre, la dernière heure restera vierge. Le temps que nous passons
ensemble s’écoule à la fois vite et lentement. Et, une fois de plus, je touche
du doigt le mystère de la densité du temps qui, par moment, transforme les
minutes en heures et, à d’autres, les heures en minutes. Je le raccompagne au
métro. Tous ces kilomètres d’escaliers à monter et à descendre le fatiguent.
Quand nous arrivons sur le quai, le métro est là. Il se refuse à presser le pas
pour être sûr de ne pas le rater. La sonnerie de départ a retenti quand, enfin,
il se décide à grimper. Un geste de la main, et il disparaît avec le métro,
happé par le couloir tout noir.

 

Je reviens sur nos pas et
retrouve la ligne 5, la ligne orange, la ligne place d’Italie/Bobigny. Assise
sur un banc, je tourne et retourne, entre mes doigts, la médaille en argent.
J’admire le fin profile de l’Empereur Napoléon III. Je la remets dans sa boite
d’origine, une boite ronde, à peine plus grande que la médaille. Elle est
en cuir rouge, tapissée de velours noir.

 

Depuis plusieurs
semaines, maintenant, la médaille a trouvé sa place dans mon bureau et je
continue à penser à ce père et à sa petite fille.

 

Anne-Lorraine
Guillou-Brunner

 


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