Chronique de la disparition suspecte d’un chat à la campagne

 

IMG_20140816_040407.jpgMa sœur et moi avons grandi dans une famille où on aimait les hommes et les bêtes. Quand je suis née, nos parents avaient un cocker qu’un ami d’enfance de ma mère leur avait offert en cadeau de mariage. Il a vécu entre eux cinq ans avant ma naissance. Il a donc préexisté dans leur vie de jeune couple avant l’arrivée d’un enfant. Ce cocker fut avec moi, petite fille espiègle et hyperactive, d’une patience angélique. Il n’était pas rare que je renverse sur elle tout le contenu de mon coffre à jouets, que je lui mette des bonnets ou monte sur son dos. Elle supportait tout. Elle n’avait que deux défauts : elle était d’une voracité qui pouvait aller jusqu’à l’agressivité et elle fuguait pendant les vacances ou lorsque nous vivions à la campagne. Au registre de l’agressivité, je me rappelle cette pièce de bœuf que notre chienne avait attrapé dans sa gueule et qu’elle ne voulait plus restituer. Elle grognait et notre mère en a été réduite à casser un balai sur son dos pour lui faire lâcher le rôti prévu pour un dîner avec des amis. Quand elle mangeait, il ne fallait en aucun cas s’approcher de sa gamelle ou tenter de la caresser. S’agissant de son instinct de chasseur qui était très développé, elle fuguait plusieurs heures, deux jours, et nos parents déclenchaient le plan ORSEC. Je ne sais pas combien de fois je me rappelle les avoir vus cherchant leurs animaux inlassablement. Quand Becca revenait, on ne pouvait l’ignorer : s’étant roulée dans du fumier pour dissimuler son odeur, elle se nettoyait à sa manière en se frottant activement sur les tapis persans ! Au Mans, une année, elle était introuvable et nos parents, par une nuit d’hiver, réussirent à retrouver sa trace à côté de la grande cathédrale. Cette dernière était en restauration et Becca était prisonnière d’un tas de gravats. Nos parents perdaient le sommeil quand leurs animaux étaient aux abonnés absents ou tombaient malades.

 

 

 

IMG_20140816_040420.jpgC’est à la Martinique que Réo est entrée dans notre vie. Ce chien à la race indéfinissable mais très proche du berger belge Groenendael est arrivé chez nous la gueule ensanglantée. Il était encore très jeune et notre mère l’a soignée. Elle a mis une annonce dans le journal local pour que le propriétaire puisse retrouver son animal mais comme personne ne s’est présentée, Réo (nom d’une marque de café) est restée avec nous. Becca, possessive et faisant valoir son statut d’aînesse dans la fratrie, a eu un peu de mal à accepter son entrée dans la famille. C’est avec Réo que ma sœur a fait ses premiers pas. Quand il la sentait chancelante, il attrapait entre ses dents le haut de sa culotte et il la posait sur l’un des grands carreau du damier noir et blanc de la terrasse abritée entourant la maison. C’est Réo qui veillait les chatons de notre chatte très éprouvée après avoir mis au monde ses petits. Une journée entière, nous l’avons vue ramener inlassablement à sa mère tous les petits qui partaient à la découverte de la cour du patio. Ce chien, très vite, se prit d’une passion sans limites pour notre mère et, les soirs de réception, il fallait l’enfermer car il ne tolérait la présence d’aucun nouveau visiteur à ses côtés. De toute évidence, Réo avait commencé à être dressé en vue de devenir un chien de garde et, en lui, ce réflexe est demeuré. Avec Réo, nous n’avons jamais eu peur de vivre isolés. Il nous aurait protégés comme le patou protège moutons, brebis et agneaux de l’attaque des loups.

 

 

 

IMG_20140623_213214.jpgC’est en Martinique que nous avons commencé à avoir des chats. Mais, nos parents ignoraient qu’il fallait les vacciner contre le typhus et nous en avons perdu plusieurs jusqu’à ce petit Moïse que notre père avait retrouvé caché dans le moteur de la voiture et qu’il essaya de sauver en lui injectant un sérum prescrit par le vétérinaire. Notre père aimait, finalement, je crois plus les chats que les chiens. Il écrivait, vivait beaucoup la nuit et le chat est vraiment le meilleur des compagnons car il est une présence silencieuse et apaisante. Le chat de ma sœur, Iris, montait sur le bureau, se chauffait sous la lumière de la lampe, jouait avec le stylo  ou s’y caressait le museau.

 

 

 

ara.jpgC’est à la Martinique que notre père a failli rapporter à sa femme d’un déplacement professionnel en Guyane un perroquet. Le préfet en possédait un. Il terrorisait le personnel car il était très possessif à l’égard de sa maîtresse et passablement agressif. C’est pourquoi notre père renonça à ce cadeau pour sa femme qui en avait très envie. Il s’était demandé ce que nous ferions du perroquet lors de notre retour en métropole. La pauvre bête aurait été bien malheureuse de passer de la chaleur des Antilles au froid continental d’un hiver dans la Sarthe.

 

 

 

hubot.jpgS’il n’y eut pas de perroquet, nous agrandîmes notre arche de Noé à des poissons rouges qui mouraient très vite et à des petites tortues que notre mère faisait voyager lors des grandes transhumances estivales dans un sac en plastique suspendu au rétroviseur. Le temps des vacances, la CX de fonction restait au garage et nous nous déplacions dans ces 4L auxquelles notre mère entendait rester fidèle. La dernière en date avait été exposée à l’humidité saline de la Martinique et la corrosion faisait son ouvrage. Comme j’étais heureuse de ne pas faire la route dans une CX qui nous rendait malade, de ne pas y être exposé à son roulis, parfois 1000 kilomètres sans arrêt, hormis le ravitaillement en carburant et la pause pipi absolument indispensable car les passagers étaient arrivés à la limite de leur pouvoir de contrôle de leur périnée  quand la conductrice, elle, transformée en hubot, aurait pu ne descendre du véhicule qu’au point d’arrivée. Sur la route des grands départs, nous avions fière allure dans notre équipage composé d’une mère au volant, d’un père à sa droite plus doué pour la revue de presse que pour jouer le co-pilote (ah ces disputes homériques parce que le ce dernier, empêtré dans la carte routière, donne au conducteur les informations à la dernière minute et que dire de ces marche-arrière sauvages pour rectifier la trajectoire !), de deux filles occupées à déployer un superbe dégradé d’amour vache, de deux chiens, d’un chat et de tortues sans oublier un coffre rempli à craquer qui vomissait son contenu sur le macadam dès qu’on en ouvrait la porte !

 

 

 

peche-d-ysengrin-baudoin.jpgNos animaux ont tous été des membres actifs de notre famille et leur disparition a été un drame. Becca s’est éteinte à la fin de l’été 1980. Elle a eu le temps de prendre quelques derniers bains de mer avant que nos parents ne se décident à la conduire chez le vétérinaire quand il devint évident que son cancer des mamelles qui s’était généralisé la faisait souffrir. Nos parents n’ont jamais pu oublier le regard de Becca planté dans le leur. Elle avait compris. Elle acceptait. Longtemps, je me souviens que les grandes paupières maternelles furent gonflées par les larmes et que les yeux de notre père s’embuaient facilement. Puis, ce fut au tour de Réo atteinte d’une insuffisance rénale. Nous habitions à Rochefort-sur-Mer. Il n’y avait rien à faire si ce n’est la veiller. Son départ, en 1983, fut terrible comme le sont tous ceux qui réactivent les départs inscrits dans la mémoire. Nos parents l’ont enterrée dans le jardin à côté d’un massif d’arums. Puis, ce fut au tour d’Iris, la chatte de ma sœur, si douce, si câline, de nous quitter pour le paradis des animaux. Iris qui, elle aussi, avait été perdue et retrouvée grâce à la volonté de nos parents. Elle était entrée dans une maison inoccupée et n’arrivait plus à en sortir. C’est de nuit qu’ils avaient réussi à localiser ses miaulements. C’est la même Iris qui, comme Ysengrin, se retrouva la queue prise dans de l’eau gelée. Terrorisée par la sirène d’un camion de pompiers, elle avait été se réfugier dans une canalisation mais, sur les hauteurs du Tarn, cet  hiver-là, la température chuta à -20.

 

 

 

IMG_20140812_095021.jpgOn entend souvent dire qu’un animal ne trahit jamais ses maîtres et c’est vrai. Tous nos animaux étaient merveilleux et, tous, ils possédaient un sixième sens : ils sentaient quand nous avions du chagrin. Quand je me réfugiais dans un coin de la maison pour pleurer car je n’avais pas envie de me donner en spectacle, il se trouvait toujours un animal pour me rejoindre, partager ma peine et me témoigner son amour.

 

 

 

fantôme.JPGAprès avoir eu trois enfants (j’en aurais volontiers eu un quatrième), mon mari, sachant mon désir d’ouvrir notre famille à un animal, m’a offert un magnifique berger australien. Je ne connaissais pas cette race encore très peu développée en France voici dix ans. Les bergers australiens sont, en réalité, des chiens du pays basque partis avec leurs maîtres à la conquête de nouvelles terres aux Etats-Unis, en Australie, là où les troupeaux vivent dans de grands espaces sauvages. L’Australien dit l’Aussie est donc avant tout un chien fait pour le travail. Il a besoin de maîtres présents et d’un exercice quotidien avec eux. C’est une magnifique bête avec un poil long et soyeux. Il est tendre et d’une rare intelligence. Avec un caractère bien trempé, il lui faut un maître ferme et si mon mari n’avait pas été là le jour où nous sommes rentrés avec fantôme il est évident que, d’heure en heure, il aurait gagné du terrain et serait passé de la cuisine à notre chambre à coucher et de sa panière à notre lit ! Fantôme est particulièrement beau et noble avec son étonnante crinière de lion. Son éleveur, une femme merveilleuse, très désireuse de protéger cette race et de donner à ses petits des maîtres à la hauteur de leurs besoins, serait peut-être un peu désolée de voir dans quel état est Fantôme avec des grattons pris dans ses longs poils, des sortes de dreadlocks dans la crinière et le dessous du ventre, le plus souvent, plein de boue. Fantôme vit à la campagne. Il sort tous les jours par tous les temps avec ses maîtres qui marchent, courent ou pédalent avec lui à travers champs, bois sur des sols souvent détrempés. Il s’abreuve dans l’eau de la mare, y entre jusqu’au ventre, course les cervidés, les lapins, sautent dans les arbres pour essayer d’attraper des oiseaux. Quand l’un ou l’autre s’en va pour quelques jours, il est assuré d’avoir droit à une démonstration de joie si puissante qu’il m’est arrivé d’être jetée à terre.

 

 

 

Saint-Germain-des-Prés-20130909-00868.jpgL’an dernier, à peu près à cette date, notre aînée, Céleste, nous a fait part de son désir d’avoir un chat pour ses dix ans. Alors que nous étions invités à déjeuner chez des amis habitant non loin de chez nous, Céleste a vu les chatons de la chatte d’un garçon qui était à l’école avec elle avant de partir au collège. Les cotes de la maman chatte saillaient. Elle était épuisée d’allaiter ses chatons qui avaient commencé à diversifier leur alimentation. Dans la portée, Céleste et son papa ont remarqué un chaton noir et blanc et c’est ce chaton avec lequel nous sommes rentrés chez nous après le déjeuner. Les amis qui nous accompagnaient ont également pris une petite sœur pour leurs enfants.

Amilly-20131001-01140.jpgLe chaton a été baptisé Moustache et, tout de suite, Fantôme l’a adopté lui prodiguant d’instinct des soins de jeune papa. Moustache a pris ses quartiers dans une panière de linge dans le garage, un fauteuil d’enfant sur la mezzanine ou le lit martiniquais installé dans mon cabinet. Moustache a une chatière que mon mari a installée dans le garage. Il vit dehors une partie de la nuit et rentre au petit jour. Quand je me lève, il m’entend et dégringole les marches de l’escalier pour que je lui donne un peu de lait (je sais que cela n’est pas bon pour les chats mais il aime tellement cela…) qu’il n’aime pas boire froid et que je le regarde croquer ses premières croquettes. Fantôme a très envie de jouer avec Moustache mais c’est un peu David et Goliath, le pot de terre contre le pot de fer. Fantôme ne mesure pas sa force et quand sa grosse patte d’ours s’abat sur le dos de Moustache, ce dernier ne trouve pas cela très amusant et se dissimule sous un meuble. Le soir, à la nuit tombée, il aime bien prendre son poste d’observation sur le muret. Le matin, en vélo, avec Fantôme, au lever du jour, il nous arrive de le voir qui rentre à la maison à travers champs. Quand le colza était en fleur, il revenait tout jaune et poisseux.

 

 

 

Saint-Germain-des-Prés-20130917-00955.jpgVoici plus de quatre jours que Moustache n’est pas rentré et si nous n’habitions pas dans un quartier où les chats disparaissent depuis quarante ans sans que jamais on ne les retrouve, je ne serais pas aussi triste. Je pensais que mes démarches pour enrayer cette hémorragie avaient porté ses fruits mais je me suis trompée. Je sais que Moustache ne reviendra plus car cela fait quatre jours qu’il ne s’est pas nourri et que personne ne l’a vu. Un matin, il était rentré avec une large entaille dans le ventre. Le vétérinaire avait suspecté une éventration assez étrange. Puis, des chats s’étaient mis à disparaître, notamment chez des amis proches. Quand notre voisine directe a perdu son chat que ses enfants et elle adoraient depuis plus de sept ans et que je les ai vus tous le chercher avec cette angoisse grandissante jour après jour, je me suis dit qu’il était temps de prendre les choses en main. En effet, je recueillais de plus en plus de témoignages de personnes de notre quartier ayant perdu un chat, ayant sauvé in extrémis leur animal d’un empoisonnement. A la gendarmerie, on s’amusait de ces maîtres malheureux venant rapporter la disparition de leur animal de compagnie. Alors, j’écrivais un papier que mon mari photocopiait et que notre aînée et une des ses petites amies allaient glisser dans toutes les boîtes aux lettres étant parfois très fraîchement accueillies par des habitants n’aimant pas les chats. Les actions concertées de notre nouveau maire (ayant lui-même perdu des chats) et de sa première adjointe (en ayant perdu aussi) aboutirent à ce que des gendarmes viennent interroger les personnes qui étaient suspectées de faire disparaître les chats en utilisant des pièges ou du poison.

 

 

 

IMG_00000140_edit_edit.jpgAprès cette intervention, nous n’avions plus une boule au ventre le matin, en se demandant si nous verrions revenir nos chats de leurs virées nocturnes. Ici, à la campagne, dans une région où les agriculteurs sont souvent chasseurs les chats sont perçus comme des nuisibles. On leur reproche d’entrer dans les potagers et de se glisser dans les terriers des lapins. Les chats sont donc exterminés comme s’il s’agissait de rats. On ne les retrouve jamais ce qui, on le sait, est pire que tout ! Les chats qui disparaissent ne sont pas des chats sauvages mais des chats domestiques, vaccinés, stérilisés (le plus souvent), nourris, aimés.

 

 

 

P1050822.jpgCe que je ressens dans cette volonté persistante de faire disparaître nos animaux c’est un rejet de ce que nous sommes, un rejet de ces familles qui se sont éloignées ou n’ont jamais appartenu à la terre, la terre d’ici triste et dure à travailler, qui vivent comme des citadins avec leurs chats et qui colonisent les campagnes en achetant d’anciens corps de ferme ou en faisant construire sur un sol autrefois cultivé et que les agriculteurs ont consenti à vendre à des étrangers !  

 

 

 

IMG_00000391.jpgDeux nuits que je ne dors pas. A ma peine, mes attentes déçues, s’ajoute mon chagrin d’annoncer à nos enfants que Moustache ne reviendra plus, que Moustache a disparu victime de vieux réflexes paysans. Je veux écrire que, cette fois, j’irai jusqu’au bout et que si je dois, comme me l’avait conseillé la juriste de la SPA à Paris que j’ai eue au téléphone en juin, constituer un dossier où seront réunis les témoignages de ces dizaines de familles qui ont perdu leur chat et l’envoyer directement au Procureur de la République pour qu’une enquête soit enfin ouverte, je le ferai. Je le ferai pour Moustache, pour tous ceux qui ont disparu avant lui et pour sauver ceux qui restent et ne méritent pas de connaître une telle fin. Et, qu’on ne me parle pas, cette nuit, de Gaza, d’Alep, de l’Ukraine, de l’Ouest de l’Afrique ravagée par le virus Ebola, toutes ces souffrances, ces morts inutiles, tragiques, insupportables, ces parents qui pleurent leur enfant, ces femmes qui ne reverront jamais leur mari, ces villes, ces villages réduits en cendres, je les sais, je les porte, j’y pense tous les jours et si j’étais sur place, je ferai ce qui est en mon pouvoir pour me rendre utile.

 

 

 

Anne-Lorraine Guillou-Brunner