Le 6 août, le jour des départs, les petits et les grands départs!

 

drapeau2.jpgComme tout bon Breton qui se respecte, comme tout homme né dans la première moitié du XXième siècle, notre père avait du mal à exprimer ses sentiments. Et, pourtant, il était avec ses proches incroyablement chaleureux, tendres, attentifs. Il touchait les gens tant par ses mots que par ses gestes. Il mettait sa main sur leur épaule. Il les serrait dans ses bras. Mais, avec sa femme et ses filles, c’était une autre histoire… Ainsi, il ne nous caressait jamais les cheveux avec douceur. Il passait sa main sur notre tête comme si nous étions des chiens de chasse habitués à la vie dehors. En revanche, il était tendre avec le chat de ma sœur, Iris. Après s’être opposé catégoriquement à l’entrée d’un chat dans notre famille, il s’était mis à l’adorer. Avec le recul, je me dis qu’il ne voulait pas s’attacher à un chat car, enfant, chez sa tante et marraine, il avait eu un petit chat qu’il aimait beaucoup et qui avait trouvé la mort en s’étranglant à la branche d’un arbre à cause de son collier. Iris n’eut jamais de collier ni nos autres chats. Elle se frottait à ses jambes et montait sur ses genoux. Il la laissait s’installer. Tous les deux ne bougeaient plus et tous deux écoutaient un morceau de musique classique ou regardaient un film, « Le Guépard » ou « Les enfants du paradis » par exemple ou suivaient les aventures du commissaire Maigret ou de l’inspecteur Colombo à moins qu’il ne se soit agi de Magnum et de Higgins, héros qu’il aimait tout particulièrement !  

 

 

homard.jpgNotre père ne nous prenait pas la main quand nous marchions à ses côtés ou alors il nous la tendait sans nous regarder et nous nous y accrochions le temps d’un passage protégé. Quand il nous donnait un bain, il nous lavait du dessus de la tête au bout des orteils avec une énergie virile. Ils ne nous séchaient pas, ils nous étrillaient et quand il avait fini nous étions rouges tels des homards !

 

 

IMG_20140806_115201.jpgPour moi, lui parler, savoir ce qu’il éprouvait s’apparentait vraiment à une opération de survie, alors nous avons entretenu une longue correspondance. Après sa mort, ma mère m’a donné une pochette rose. Dans l’angle droit de cette pochette rose, un rectangle qu’il avait tracé au stylo vert et dans ce rectangle, les verbes : écrire et répondre. Dans cette pochette, plusieurs sous-chemises et sur l’une d’elle, il avait inscrit à l’encre noire: « Lettres d’Anne-Lorraine, lettres de Virginie, de membres de la famille. Lettres à garder ». Parmi les documents, le dernier bon à tirer de l’édition du Who’s Who in France daté du 15 avril 1999. Il est mort un peu plus d’un mois après.

 

 

Pont-Saint-Esprit-20130820-00501.jpgSon regard et son humeur étaient changeants comme la mer d’Iroise. Ses yeux bleus pouvaient devenir noirs, jeter des flammes quand il était hors de lui. Il quittait la table et claquait toutes les portes de la maison. Sa chaise restait vide et un silence pesant s’installait entre ma mère, ma sœur et moi. Avec les autres, il ne se serait jamais laissé aller à de tels excès. Il était toujours charmant, drôle, léger, rassurant. Il étouffait au milieu de toutes ces femmes, les siennes et quand sa belle-mère était de passage pour quelques jours, c’était encore plus difficile. Il rêvait de ce jour où, enfin, il aurait des gendres qu’il aimerait comme des fils et auxquels il raconterait des histoires de couloirs ministériels, des aventures européennes ou africaines. Des gendres avec lesquels, il pourrait sortir de l’ambiance gynécée. Des  gendres qu’il conduirait au marché, inviterait à boire un verre au comptoir d’un café, découvrir une église perdue au milieu des vignes ou un bout de terre du Finistère déchiqueté par les tempêtes. Il leur conseillerait des lectures, leur donnerait à lire le Canard enchaîné et les aiderait en silence à faire ce que ni lui ni sa femme n’auront réussi à faire pour mener une vraie vie de couple harmonieuse : couper le cordon avec la mère en écoutant la mer.

 

 

saint saturnin.jpgJustement, sa femme rencontrée rue Saint Guillaume quand il avait 17 ans, notre mère est partie ce matin à neuf heures avec quatre petits enfants, trois à elle et un petit garçon dont nous sommes si proches qu’il est vraiment comme un autre petit-enfant. Après une étape en Bourgogne, du côté de Tournus chez une amie qu’elle connaît depuis cinquante ans, elle franchira le grand pont de Pont-Saint-Esprit avant 17 heures. Comme à chaque fois, son cœur se serrera en traversant le Rhône, en devinant le Ventoux dans son dos et en regardant le clocher de l’église Saint Saturnin où elle a reçu le baptême en août 40, à moins d’un mois, avant de regagner un Paris occupé par les Allemands. Comme toujours, au moment de glisser la clef dans la porte, elle redoutera que le bois ait gonflé et que la porte ne s’ouvre pas. Ensuite, en faisant le tour des chambres, elle aura peur que la pluie ne se soit infiltrée par les tuiles. Elle priera pour que les pigeons n’aient pas installé leurs nids sur le bord de l’une des fenêtres du grenier, pour que la cour ne soit pas trop sale. Mon mari et moi avons habité cette maison pendant presque quatre ans après notre tour du monde. Un jour, alors que nous revenions avec notre aînée qui avait quelques mois, nous avons découvert partout dans la maison, de la cave au grenier, sur les deux étages plusieurs centimètres de poussière. On aurait pu penser qu’il y avait eu un tremblement de terre. Une tempête terrible avait soufflé emportant avec elle tous les alluvions du Rhône. Pendant quelques heures, la ville de Pont avait disparu dans un nuage rouge.

 

 

thelma-et-louise-1991-08-g.jpgCe matin, devant la maison, mon mari, Nadège, son dernier petit garçon accroché sur la hanche et Fantôme disaient au-revoir aux passagers. Une pluie fine commençait à tomber. J’étais sur le bord du chemin. En voyant s’engager la voiture, pleine à craquer, sur la petite route, j’ai pensé à Thelma et Louise. Non pas que notre mère soit une féministe acharnée, loin s’en faut. Elle est même l’opposée d’une féministe. Elle se désole de voir les femmes « envahir » (je cite) les domaines professionnels réservés aux hommes et amener ces derniers à les déserter et pourtant, c’est un métier de magistrat qu’elle aurait aimé exercer si elle n’avait eu assez confiance en elle et n’avait pas tant écouté sa grand-mère…Je pensais aux deux femmes du film car, à 74 ans depuis dimanche, notre mère montre une force, un courage et une énergie qui me fascinent. Je ne connais pas d’autres femmes qu’elle qui seraient capable de partir avec quatre enfants toute seule et arriver dans une grande maison qui est restée fermée pendant de longs mois. Hier, elle était de très méchante humeur car elle était triste et que faute d’exprimer ce qui la peine, elle devient désagréable. Ma sœur allait repartir pour Los Angeles avec ses deux enfants. Elle avait le cœur gros et elle craignait de ne pas pouvoir les entendre avant leur départ. Dès qu’elle les a eus elle s’est apaisée.

 

 

Kersauson.jpgLa pluie tombe avec régularité. Elle fait briller les mirabelles et les reines-claudes encore accrochés aux arbres du jardin. Je n’ai pas vu le chat depuis ce matin. Il doit dormir au calme dans un coin de la maison. Fantôme est dans l’entrée. Je n’ai pas de patient aujourd’hui. Quand ma sœur est arrivée à Paris le 10 juillet, il pleuvait. Elle va s’envoler dans quelques heures et il pleut à nouveau. Je suis certaine que Paris se met à la pluie pour qu’elle et ses enfants repartent sans tristesse, heureux de retrouver la belle lumière californienne, leur maison pleine de couleurs et leur chat qui joue les filles de l’air. Il pleut sur notre campagne. Il pleut sur Paris et sûrement sur Nantes mais mon cœur n’est pas gris. Comme on apprivoise la mort, on apprivoise l’éloignement. Quant au manque, on le sublime ! On apprend à vivre avec nos absents. On les associe à ce qu’on vit. On les porte en soi. S’agissant de ces grands absents, de ceux qui ont franchi les frontières d’un monde qui garde ses mystères jusqu’au moment du passage, je ne partage pas la pensée d’Olivier de Kersauson pour lequel : « Les gens qu’on a aimés et qui ont disparu ont emporté une partie de soi. C’est comme si leur mort sclérosait ce qu’on a vécu avec eux. Leur mort nous fige. Leur mort nous fait mourir un peu ». Je trouve qu’un mort aimé peut nous rendre encore plus vivant dans le sens où, en mettant nos pas dans les siens, en continuant son œuvre, on est encore plus riche et plus fort. La mort de ceux que nous avons aimés peut donner du sens à notre vie, l’illuminer au lieu de l’éteindre.

 

 

Bonne route à notre mère et aux enfants !

 

Bon voyage à ma sœur et à nos neveux !

 

les-enfants-du-paradis-0100799920-10-06-vert.jpgUn an, c’est vite passé et puis, n’oublions jamais que : « Paris est tout petit pour des gens qui s’aiment comme nous d’un aussi grand amour ! ».

 

 

bank-of-america-on-the-odds-of-a-thelma-and-louise-ending-to-the-fiscal-cliff-story.jpgAnne-Lorraine Guillou-Brunner